Petites faunes saugrenues

Béatrice LIBERT, Poèmes en quête de nuits douces, Frontispice de l’auteur, préface de Laurent Fourcaut, Le Taillis Pré, 2023, 90 p., 14 €, ISBN : 978-2-87450-208-8

libert poemes en quete de nuits doucesParmi les complexes structures de la langue, il existe de petits ensembles clos de mots appelés « microlexiques ». Béatrice Libert en a sélectionné cinq des plus courants, pour servir de tremplins à des poèmes entièrement originaux : les lettres de l’alphabet, les chiffres du système décimal, les notes de la gamme, les jours de la semaine, les quatre saisons. Chaque titre contient la locution « en quête de », visant des cibles telles que « auteurs », « somme » arithmétique, « musiciens », « vacances », etc.  On s’étonne quasi de ne pas trouver dans cette kyrielle les cinq doigts de la main ou les douze mois de l’année… D’autre part, la quintuple série est encadrée par deux listes moins fermées : douze couleurs dont les trois fondamentales, vingt-et-un mots commençant par la syllabe an-. Ainsi l’allure du recueil Poèmes en quête de nuits douces évoque-t-elle certains opuscules traditionnels, abécédaires, almanachs ou glossaires. Le lecteur ne peut manquer d’y reconnaitre ces répertoires familiers, et même banals, propres à susciter un sentiment de réminiscence rassurante – avant l’envolée vers les virevoltes imaginatives les plus inattendues. Ainsi s’appuie-t-on sur le connu pour plonger sans transition dans l’inconnu, démarche dont on note le caractère à la fois ludique, paradoxal et anticonformiste. Quant à l’insistant « en quête de », il signale que les sept listes ne se suffisent pas à elles-mêmes, mais sont plutôt comme des matériaux sur une aire de chantier, attendant que quelque artisan vienne les mettre en œuvre.

Face aux items énumérés, l’attitude de l’autrice est de type animiste : couleurs, lettres, chiffres et autres se muent en êtres autonomes, actifs, avec une vie et un passé propres. Le rouge « ne ment pas », « on a égaré le pédigrée de B », lundi « est souvent lunatique », Printemps « est un prince », etc.  L’art de la prosopopée frise la virtuosité à propos des chiffres, dont chacun cache un personnage – mieux, un « caractère » selon La Bruyère, avec ses ridicules et ses bons côtés. Nulle prétention rationnelle, bien entendu, dans ces portraits où s’entremêlent notations concrètes et morales, où alternent les épithètes prévisibles et d’autres parfaitement improbables. Chaque groupe de vocables dévoile ainsi, page après page, une petite communauté chimérique avec sa physionomie générale et ses individualités irréductibles. Le cas des mots commençant par an– est exemplaire, étant récrits en deux parties, « Âne » suivi d’une spécification : « Achronique », « Acoluthe », « Aconda », etc.  Ainsi se déploie tout un bestiaire asinien inédit, riche des variétés les plus incongrues, et dont pourtant les descriptifs emportent aussitôt l’adhésion : leur style érudit, voire pédagogique, mime drôlement celui des ouvrages savants. Cette dimension est renforcée par les nombreuses allusions culturelles ou littéraires. Si lundi est « lunatique », c’est par effet étymologique (Lunae dies), de même que le martial mardi (Martis dies) ou le séducteur vendredi (Veneris dies). Le Grand Cardiaque pointe Achille Chavée tandis que Carpe poème ! contrefait l’antique Carpe diem ! et que, plus subtil encore, l’Âne Agramme, « tête et culotte à l’envers », évoque à la fois le bon roi Dagobert et le roman d’Henri Bosco.

Cet air savant, néanmoins, est contrebalancé par les nombreuses et malicieuses manipulations du matériau linguistique. Allitérations et anaphores se succèdent : « tu me dirais le vert et je verrais l’envers », « babouche abandonnée sur le banc […], ce bijou bercé par un temps biblique », « Fa est une fleur de farine », « l’Âne Anas est fou d’ananas, et son doux nom fait sourire les nanas ». Ailleurs, « étranger » devient un verbe, de même que « mandarine ». Les mots-valises ne sont pas rares, tels « persiffleur » ou « hebdromadaires ». La notice sur l’Âne Alphabète est un massacre orthographique. Plusieurs lettres de l’alphabet sont considérées dans leur aspect visuel : « D est un passant bedonnant », H forme une échelle, T ressemble à un gibet. Plus généralement, on constate que les textes successifs sont en prose mais pourraient sans peine être découpés en vers libres : la rythmique du recueil s’accorde discrètement avec l’intense élaboration phonétique de l’énoncé. Pour Béatrice Libert – ses recueils précédents en témoignaient déjà –, la langue n’est pas un outil qu’il s’agit d’asservir au sens, mais une substance qui doit, elle aussi, intégrer l’objet même du travail poétique.

Daniel Laroche

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