Entrer dans la nuit à travers un drap d’ébène…

Un coup de cœur du Carnet

Christine GUINARD, Vous étiez un monde, Gallimard, 2023, 55 p., 14 €, ISBN : 9-782072-996191

guinard vous etiez un mondePour son huitième recueil, la poète Christine Guinard s’invite sous la couverture « Blanche » de Gallimard, dans un bref volume d’une cinquantaine de pages et d’autant de poèmes. L’exergue de Mahmoud Darwich éclaire la lecture dès l’entame :

Quand tu penses aux autres lointains, pense à toi. / (Dis-toi : que ne suis-je une bougie dans le noir ?) 

Est-ce cette bougie, et sa lueur tremblante que les poèmes s’apprêtent à dévoiler ? Textes en prose et poèmes (parfois très) brefs composent l’ensemble.

Donner forme à cela, / Magma puisé dans la rêverie, dans la mémoire et l’oubli : voilà les deux premières lignes du recueil, ouvrant un récit court. On dirait la photographie d’une scène, un fragment d’un tableau de Goya qui s’appellerait les lavandières et évoquerait la grand-mère de l’autrice : Je les ai vues en Espagne dans les mots de ma grand-mère, se souvient la narratrice. Vous étiez un monde…enchaîne-t-elle à l’ouverture du second récit en prose.

L’ouvrage se partage ensuite en ces évocations annoncées du Magma. Des bribes d’enfance (les cailloux de la cour et les grains de sureau qu’on a coupé), des hachures de violence, des souvenirs aussi (on passait voir les amis de jadis), une figure masculine (et lui perdu dans ses livres et dans ses écritures) dans un monde livré aux femmes…

Comme dans un labyrinthe, chaque lieu de poésie, chaque page, contient l’élément, aussi ténu soit-il, qui annonce la rêverie suivante et interroge son écriture, sa formulation (on donne le change, des mots, ce sont toujours d’autres mots). La poète s’adresse à elle-même, parfois à un autre, un « vous », qui nous glace : vous avancez vers la banquise, trop loin du cœur.

L’interrogation reste : On se demande ce que cela veut dire d’avoir survécu. Une seule phrase sur cette page, avant d’approcher, le mouvement de l’eau et d’en saisir la cadence : le poumon d’eau grise et mordorée / enfle à nouveau, / le ressac, la cadence, l’ondulation / la marée va et cela suffit, l’écume, l’espace rosé du dessus.

La mer est une enfance, Et moi, de feu, de vent et d’eau, je tournoierai.

Le temps devient l’énigme que suscite l’enfance, le temps dont la poète se demande : est-ce la nuit qu’il passe et s’effiloche aux traînes du levant. On relit la phrase. Elle éclaire, comme la bougie dans le noir évoquée par Mahmoud Darwich, le chemin qui conduit des lavandières espagnoles du siècle passé, à l’enfant, comme le temps, tapi dans le silence à ausculter les sons du soir…

C’est vers les premiers jours que se clôture le livre, l’écriture d’avant même la naissance on nait du bris glacé / peut-être rien ne surgit, tout était là avant, a d’abord été béant.

Ensuite surviendront l’écriture, l’exploration par la poésie de ce qui nous a manqué / on avait tout pourtant,(…) on était la nouveauté du vent / on venait d’arriver sur terre et on avait les yeux si grands, si bons, au bord du nid

La poésie de Christine Guinard, à la manière de certains tableaux abstraits, donne à ressentir des émotions qui se renouvellent et se densifient à chaque lecture. Il suffit de s’arrêter à tel et tel fragment, comme en immobilisant la rotation d’un caléidoscope, pour que de nouvelles images nous contemplent, nous hypnotisent et nous ravissent. Comme si la poète se tenait là, au détour d’une ruelle de Catalogne ou à la lisière des vagues, et tenait à notre intention un fanal qu’un alizé fait trembler et nous escortait pour entrer dans la nuit à travers un drap d’ébène.

Jean Jauniaux

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