Et, pourtant, elle tourne…

Un coup de cœur du Carnet

Ralph VENDÔME, Dans quel monde on vit, M.E.O., 2024, 130 p., 16 € / ePub : 9,49 €, ISBN : 978-2-8070-0416-0

vendome dans quel monde on vitApparu dans l’univers des lettres belges en 2020, Ralph Vendôme (un pseudonyme) s’est érigé en spécialiste de la nouvelle, livrant un premier recueil de qualité aux éditions du Scalde, La théorie du parapluie, avant de récidiver chez Lamiroy, une maison spécialisée dans le court, puis dans la revue Marginales, et maintenant chez M.E.O., avec une salve de onze textes.

Avant d’ouvrir Dans quel monde on vit, on est frappé par la couverture en noir et blanc : un paysage qui semble de savane, de montagnes, brumeux, survolé par des montgolfières ; une jeune femme en jupe courte et bas résille, la chevelure luxuriante et bouclée, brandissant un parapluie qui la propulse vers… un décor urbain inversé. Clin d’œil à une belgité (surréaliste) se confrontant à la mondialisation ? Écho au premier recueil de l’auteur ? Mise en abyme de notre condition humaine, entre mondes de toujours et d’aujourd’hui, nature et ville, besoins contrastés d’adéquation et de trépidation ?

Un thème centripète ?

On peine d’abord à le démasquer. Speed dating évoque la rencontre entre une femme qui a subi une ablation des seins et un soupirant qui… Logique industrielle nous plonge dans une entreprise scandinave des plus saines, en effervescence depuis que le « grand patron » a annoncé un discours, déplacé les médias du pays… Dans quel monde on vit précipite le lecteur sur les pas de trois personnages, saisis dans leur vie de tous les jours, en marge de la vie conventionnelle, appelés à interagir dans une intrigue criminelle… Lola Aa@h met en scène une artiste rendue célèbre par ses photographies d’ébats intimes, dont le succès donne des idées à son compagnon… Riri, Fifi et Loulou oppose une mère et ses enfants, quand elle leur jette à la figure la carrière à laquelle elle aurait pu aspirer si elle n’avait pas eu la (belle) vie de famille qui est sienne… 

La suite est du même acabit, des allures de patchwork. Mais relisons le titre, recontemplons la couverture, et la cohérence s’impose : à tout endroit du monde, ici ou ailleurs, dans quelque milieu ou quelque sphère que ce soit (art, affaires, nuit, traite humaine, enfance, amour, émancipation…), la plupart des êtres humains marchent à l’envers, faufilés entre mille dangers, proies ou bourreaux, peinant à contrôler leurs sillons de vie, leurs élans, à s’arrimer au projet, à la personne qui leur apporterait un sens salvateur.

Une belle maîtrise

Chaque texte est réussi, qui esquisse une atmosphère de roman, de film, dont il ne subsisterait que le point d’acmé ou d’interrogation, de suspension. La « chute », pour parler techniquement. L’écriture de Ralph Vendôme est agréable, faussement légère, traversée de saillies inventives et de pincées d’humour noir ; la narration est fluide, confortable, cisaillée par des inflexions, l’amorce d’une action, d’une réflexion, d’une émotion :

Dissimulé dans la haie, gourmand d’instants volés, je n’en perdais pas une miette. Je respirais lentement et profondément, comme une plante verte. 

Lumière dans les ténèbres

Au centre du recueil, une longue nouvelle (21 pages), Dans la haie, lui confère le contrepoint axial d’un micro-Bildungsroman. Colin, depuis l’enfance, se tient en bordure de la vie, en spectateur, entre richesse des voyages intérieurs et connexion défaillante au réel, à l’incarnation :

Au grenier, je construisais des cités idéales, traversées par des rivières sinueuses au bord desquelles vivaient des animaux fantastiques. Des barques voguaient çà et là, emportant des amoureux vers des îlots fleuris où ils se promenaient main dans la main. 

Une figure de doux rêveur, mais nuancée, ambivalente, qui reconstitue les errances initiales de bien des créateurs :

J’aime l’idée d’une immobilité apparente que des forces invisibles nourrissent de l’intérieur. Grandir sans bouger. 

Les voisins de Colin sont toute sa vie, qu’il observe masqué par la frontière feuillue de son territoire. Il aime Fiona mais Damien le précède en tout, celui-là ose, attire, prend. Et les années passent, le trio poursuit sa marche commune. Jusqu’à ce que… Colin n’aurait-il pas négligé l’élargissement de sa focale jusqu’à l’aveuglement ? Car…

Conclusion

Avec Dans quel monde on vit, Ralph Vendôme, de manière très naturelle, offre un menu faussement paradoxal : il nous alerte sur la dévolution du monde et la nécessité d’en revenir à des valeurs fondamentales, mais, derrière la gravité du propos, il nous distrait de page en page et réconcilie avec le geste primal de la lecture, l’envie de tourner la page, de suivre des personnages, une trame.

Philippe Remy-Wilkin