Des vies (pas si) ordinaires

Bruno MARÉE, Incidents de parcours, Quadrature, 2023, 149 p., 18 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 9782931080382

maree incidents de parcoursToutes les nouvelles du dernier recueil de Bruno Marée paru aux éditions Quadrature – éditions totalement dédiées à la nouvelle de langue française – semblent respecter (et jouer d’) un même cadre narratif. Elles commencent par poser la singularité, voire l’étrangeté, du quotidien (ou de l’hebdomadaire) d’un ou plusieurs personnages, et ce généralement en une phrase : « Je vois des choses qui n’existent pas » (qui pourrait presque définir le travail de ce nouvelliste, mais il faudrait alors préciser : mais pourraient exister, car nous ne sommes pas dans un univers fantastique ou de science-fiction) ; « Ils s’entendent comme chien et chat, dans le plus grand respect des traditions » ; « Je ne me douche jamais » ; « Le problème de monsieur Christian, c’est qu’il n’aime pas les enfants » ; « De la maison à l’école, le trajet que doit suivre Arthur n’est pas très long » ; « Ma voisine est un peu ma grand-mère » ; etc.

Ensuite, Bruno Marée déploie le récit des jours de ses personnages : un lecteur qui retourne régulièrement sur le même banc, le concierge d’une école qui a choisi la solitude pour combler ses journées, un SDF qui vit sa plus belle vie sous l’évier d’une salle-de-bain, un entrepreneur emmerdeur et chasseur qui n’est guère aimé, etc. Un personnage qui peut être aussi un village de trois-cent-cinquante-six habitants dont le calme et le bon pain font envie à qui rêve de vie apaisée… Rien de bien inquiétant, chacun s’accommode de ce qui le particularise. Chaque nouvelle pourrait continuer de la sorte, mais ce serait faire défaut à l’annonce programmatique du titre du recueil, Incidents de parcours. Il faut alors que survienne le grain de sable dans le moteur de l’existence. Un grain de sable qui peut être déposé par le narrateur lui-même, comme pour découvrir ce qui va se passer quand le jeu se dérègle. Ainsi, par exemple, tous les vendredis après leur travail, Bernard et Jean-Pierre (on voit bien à ces prénoms que l’auteur, l’auteur à ne pas confondre avec le narrateur, préfère les héros comme vous et moi, en tout cas comme moi, qui m’appelle Michel) viennent prendre un verre (de bière blonde, uniquement) au bar des Artistes et faire leur numéro devant les autres habitués. Ce numéro : une conversation à la fois hostile et amicale entre piliers de bar, bien rodée, dont le narrateur raconte les différents rounds. Jusqu’à ce qu’il s’infiltre entre eux et offre un verre. Et amène, ce qui se fait généralement dans le genre de nouvelle : une fin surprenante, un retournement de situation, une logique poussée jusqu’au bout, une petite mort bien (ré)jouissante.

Tout cela pourrait paraître bien routinier, comme ces vies de presque rien pourraient également le sembler mais, sous le regard et l’écriture empathiques de Bruno Marée, chaque nouvelle se transforme en une quête d’humanité, de sourire, de folie douce (ah, Fernand, ce vieux monsieur qui ne touchera aux aliments que si l’aide-soignante découvre sa poitrine), de vengeance parfois, quitte à ce que l’éveil à cette humanité plonge certains personnages dans une certaine tristesse.   

Michel Zumkir

Plus d’information