
Alain Dartevelle
Dans une des nouvelles autobiographiques figurant dans son dernier recueil, Dans les griffes du Doudou (Ker éditions), Alain Dartevelle évoque avec impatience les manuscrits qu’il aurait eu l’occasion d’achever et les nouveaux livres qu’il aurait pu composer, une fois arrivé à cette retraite à laquelle aspirent nombre d’écrivains qu’un travail alimentaire éloigne de leur art. Dans la nouvelle qui clôt le recueil, le romancier montois raconte avec une lucidité poignante les promenades effectuées dans le Parc Josaphat, au rythme lent que lui imposent les souffrances de la maladie scélérate qui l’emportera quelques semaines plus tard.
Comme ces cristaux que l’on découvre en ouvrant la gangue des minéraux, les éclats dont irradiait l’écrivain Alain Dartevelle se présentaient à la lumière multiples, entremêlés et scintillants.
Multiples à l’image des volumes composant sa bibliographie où, depuis le premier roman, jusqu’à ce dernier souffle exhalé Dans les griffes du Doudou, Dartevelle se lance avec bonheur dans tous les genres littéraires, comme s’il n’avait pas le temps ni l’envie de se laisser enfermer dans une catégorie ou l’autre, tant que l’œuvre n’est pas achevée. Ce qu’elle ne sera jamais. Entremêlés à l’instar de ces fils d’Ariane dont se compose son œuvre, depuis le premier roman Borg ou l’agonie d’un monstre, une politique-fiction (éditions Solidaritude, 1983), mais surtout Script paru en 1989 dans la prestigieuse collection « Présence du Futur » (Denoël) jusqu’aux derniers articles consacrés à la littérature fantastique (dont il était devenu un analyste érudit et enthousiaste). Scintillants, parce que jusqu’à son dernier souffle, Dartevelle aura eu l’élégance de la lucidité, fût-elle impitoyable à l’égard du destin qui a fracassé sa trajectoire.
Sa bibliographie compte dix romans et autant de recueils de nouvelles, parus dans de multiples maisons d’édition, au gré des affinités de l’auteur et des circonstances éditoriales, depuis Casterman jusqu’à Nocturnes, en passant par La Renaissance du livre, L’Âge d’homme et enfin, Murmure des Soirs, la maison créée par Françoise Salmon, qui, avec Luc Dellisse (« indéfectible frère astral ») et peu d’autres accompagnèrent Dartevelle jusqu’à ses jours ultimes.
S’il fallait malgré tout disposer des étiquettes sur cette production disparate, il faudrait y indiquer suivant les ouvrages, « science-fiction », « fantastique », « politique fiction », mais peut-être le terme « divers » serait-il le plus approprié, ou alors « sans genre ». Dartevelle ne dissimulait pas la jubilation que lui procurait le brouillage des pistes, la transgression des frontières et des genres en littérature.
Le lecteur intrigué par une telle multiplicité ne manquera pas de lire deux recueils parus au Murmure des Soirs : Narconews et Au nom du néant. Dans le premier, à travers des « mauvaises nouvelles du monde », Dartevelle jongle avec parodie, érotisme, férocité, fantastique pour proposer une vision du monde dont nous devenons les spectateurs hallucinés. Dans le second, le nouvelliste invente une religion, La grande béance, à laquelle un prédicateur illuminé a mission de convertir la population d’un astre lointain (« L’Astre des délices ») peuplé de Sylvains, des êtres hybrides partiellement végétaux. Sous la fantaisie et le fantastique, ces deux ensembles de fables sont de salutaires exercices de lucidité.
Comme on le lira dans son dernier recueil, c’est peut-être dans son enfance et sa jeunesse montoises qu’il faut chercher l’origine de la multiplicité des références littéraires. Passionné de SF, mais aussi de fantastique, nourri comme nombre d’adolescents de sa génération (il est né en 1951) de bandes dessinées, au moment où celles-ci déploient une créativité libérée des contraintes « jeunesse », Alain Dartevelle ne pouvait s’inscrire dans une seule discipline d’écriture. Il nourrira aussi son œuvre des années difficiles où il dut se chercher, puis de nombreux voyages qu’entreprit celui qui deviendra « doublement homme de lettres » lorsqu’il devint fonctionnaire à La Poste. Sans doute dans la nouvelle autobiographique citée déjà, nous donne-t-il quelques clés ? Dans les griffes du Doudou, le narrateur explore les souvenirs de l’écrivain, évoquant ce fonctionnaire arrivé à la retraite qui se réjouit de pouvoir achever des manuscrits entrepris pendant la vie active, ou qui narre un retour dans la région de l’adolescence. Cette visite devient mise en abyme, se déploie, vers le souvenir « du tournage d’une émission que la télévision belge consacrait au parcours de l’écrivain prometteur que j’étais censé être » , cette émission qui ira puiser aux origines, à Cuesmes, dans la maison familiale, où l’on retrouve la disposition des demeures hennuyères : la pièce de devant, la cour derrière, entre les deux, la cuisine-séjour-salle à manger, l’absence d’une véritable salle de bain… Se dévident alors, par association de fantômes, les compagnons de route d’Alain Dartevelle qui eux sont restés dans les griffes du Doudou, ce Dragon que Saint Georges terrasse chaque année : son frère Peter, qu’il finit par évoquer même s’il ne s’est jamais entendu avec lui, et ce souvenir est des plus émouvants ; Kouroch, un étudiant iranien ; Albin Messy, désespéré « dans la routine, dans la grisaille de Mons où macérait sa vie » ; Christian Lafosse, aussi, peintre fulgurant, dont « aujourd’hui (il ne reste) pas la moindre trace sur Internet ».
Alain Dartevelle n’était pas un écrivain en chambre. Engagé dans la société de ses pairs, il participait activement aux travaux de la SCAM-SACD. Mobilisé par la défense du droit à la liberté d’expression, il était un des membres les plus vigilants du Conseil d’Administration de PEN Belgique, dont il suivait avec attention les différentes initiatives et dont il était un des plus légitimes porte-paroles. Il se rendait disponible à chacune des sollicitations qui lui étaient adressées par PEN où son intelligence, sa sagesse et sa justesse de perception devenaient d’irremplaçables balises avant un engagement dans les chemins escarpés de la défense des libertés fondamentales et de la dignité des artistes.
Écrivain sensible et fécond, il était aussi un commentateur disert et dépourvu de forfanterie lorsqu’il était soumis au jeu de l’interview. Il suffit de réécouter les différents échanges qu’il a eus avec Edmond Morrel pour percevoir dans des propos toujours pertinents et instruits, ce qui dans sa démarche d’écrivain a construit une œuvre originale.
Alain Dartevelle était aussi un nouvelliste prolifique dont les textes parurent dans des anthologies et revues : Ère Comprimée, Fiction, Imagine, La Revue Nouvelle, Le Vif, Série B, Phénix et bien sûr Marginales dont il fut un des contributeurs les plus assidus, originaux, inventifs et fidèles. Régulièrement, il proposait les récits que lui inspirait le thème imposé, – comme le veut la revue depuis qu’à sa direction Jacques De Decker a succédé à Albert Ayguesparse. Chaque fois, le texte semblait renouveler l’inspiration de l’auteur, stimuler la fantaisie et l’invention, dynamiter les genres. Pour se présenter, il a envoyé à la rédaction de la revue une courte notice qui illustre de façon idéale l’univers littéraire dartevellien : « un univers oscillant entre détournement des stéréotypes littéraires et un mélange des genres qui entend refléter la variété de la vie ».
Il faudrait relire, ou publier en volume les textes qu’il proposa, et dont les titres sont un florilège flamboyant : Les beaux restes (Marginales 268), Geomantic (Marginales 269), Pop Art Inc. (Marginales 270-271) et quinze autres qui se succédèrent jusqu’au dernier numéro publié à ce jour « Micro, Macro, Macron », pour lequel Dartevelle proposa un texte virulent et drolatique, féroce et vertigineux dans lequel le narrateur, ancien « révolutionnaire et justicier du Net », est dorénavant « à la tête d’une start-up florissante » dont l’écrivain déploie en jubilant les pires travers, et l’ambition de « faire du désordre généralisé la seule pratique créatrice à la mesure des temps contemporains ! ». Producteur intarissable de fake news, le narrateur en répand des florilèges sur le net, « autant de leviers de nature à redessiner les modèles de pensée collectifs ». Il faut relire les fictions qu’inspirèrent à Dartevelle les numéros s’échelonnant pendant dix ans de l’hiver 2007 à l’automne 2017, pour apprécier l’infinie palette de l’imaginaire du nouvelliste, évoquant la fin de la Belgique, le Tour de France, Poutine ou la guerre de 1914-1918 avec une verve aussi inépuisable qu’inventive.
Manqueront dorénavant les pages qu’il n’aurait pas manqué de composer à chacune des invitations de Marginales, ce qualificatif qui lui convenait particulièrement.
Il resterait tant à dire pour évoquer Alain Dartevelle. Le mieux, à ce stade, serait de se replonger dans l’œuvre, y retrouver le regard de cet homme qui nous est si proche, qui disparut au triste milieu d’un labyrinthe de projets (la grand-mère, le frère, la mère « mériteraient un livre », nous dit-il de ci de là, au détour d’un souvenir), qui, en réalité, nous interroge sur l’énigme du destin individuel, sur l’impérieuse nécessité de l’art, sur le temps qui entrave sa réalisation.
Cette œuvre deviendra alors, pour chacun de nous, le témoignage poignant de ce que peut l’écriture lorsqu’elle convoque l’essentiel, et nous tend ce miroir d’humanité et d’empathie comme seul peut le faire un grand écrivain.
Jean Jauniaux
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°198 (2018)