Vestiges des jours…

Un coup de cœur du Carnet

Alain DARTEVELLE, Dans les griffes du Doudou, Ker, coll. « Belgiques », 2017, 132 p., 12 €/ePub : 5.99 €, ISBN : 978-2-8758-6218-1

dartevelle dans les griffes du doudou.jpgDébarqué du futur où il aime aventurer son écriture à la fois imagée, directe et stylée, Alain Dartevelle promène sa plume dans un  nouveau recueil de nouvelles et dans un passé proche. Le sien, lié forcément à celui de la Belgique, ce pays multiple qui prête son nom à la collection mise en œuvre  par les éditions Ker. Promenade donc, dans une mémoire personnelle, folâtre, amère parfois, teintée de nostalgie, largement ouverte à l’amitié, volontiers voluptueuse, mais aussi désenchantée et imprégnée de cet « humour gris » dont l’auteur revendique le label. Pour l’introduire : des évocations subjectives de ces deux têtes de gondole de notre vitrine culturelle que sont Hergé et Magritte. Autoportrait désabusé pour le premier : celui de l’artiste en fin de vie, ravagé à la fois par  la leucémie et par les interrogations sur son œuvre et sur sa créature centrale : « Tintin m’a vampirisé, me soutirant titre après titre, planche  après planche, case après case, mes forces vives. Cette belle énergie qui m’a manqué ensuite pour virer de bord et mettre le cap sur mon for intérieur ».  Dans Signé Magritte, on suit avec une coupable jubilation l’odyssée d’un quidam (serait-il un de ces doubles de l’auteur qui se multiplient à travers le recueil ?) pour qui l’ombre du peintre flotte entre un statut révolu d’idole de sa jeunesse et une stature de petit-bourgeois rondouillard, de « sale type », méticuleux faiseur de  chromos aléatoires, et par ailleurs épris de canulars scatologiques. Sus donc à l’imposteur ! Et l’on assiste ainsi, impuissants, mais admiratifs face à tant de détermination,  à l’attentat au purin perpétré contre quatre toiles lors de l’exposition bruxelloise. Attentat suivi toutefois de regrets : il avait eu pour cibles les toiles les plus caustiques de l’artiste. « De quoi méditer à loisir sur les risques que comporte la fâcheuse tentation de mettre à jour des secrets d’enfance… »  

L’obsession de la mort et de sa tragique absurdité rampe aussi sous l’apparente désinvolture d’un vécu aussi panaché que celui du Monsieur Jadis de Blondin. Comme dans Terreur et Vanités où la faucheuse multiplie les déguisements au fil des errances dartevelliennes, depuis le carnage infernal des attentats de Bruxelles  jusqu’aux écorchés de la Maison Érasme. En passant par les abattoirs d’Anderlecht…

Nouvelle-titre du recueil, la plus longue aussi, Dans les griffes du Doudou retrace le pèlerinage hautement profane de l’auteur sur les chemins d’une jeunesse montoise. Au fil de ses pas, rues, maisons, quartiers, bistrots (surtout bistrots, ces creusets de l’amitié…)  surgissent dans un saisissant pop-up de la mémoire. Depuis la maison natale – « extra-muros » – à Cuesmes, et une enfance (dont il dira par ailleurs n’avoir retenu que quelques bribes), jusqu’aux lieux des frasques et vicissitudes multiples de l’adolescence et de ses prolongements. Entre amours de passage et désamours, petits boulots, logements précaires, festivités populaires, fréquentation de marginaux de tout poil, échanges philosophiques, options artistiques, soirées très arrosées, l’errance se poursuit, rythmée par les musiques d’époque jouées par des copains ou jaillies des Wurlitzer aux néons tapageurs. Avec, bien qu’inexprimée, l’antienne obsédante pour le lecteur : « Que sont mes amis devenus ? …». Mais bien souvent, le vent qui les emporte dans le couplet de Rutebeuf  n’est autre ici que celui de la mort. Disparitions prématurées. Comme celle de l’ami  Messy, dandy suicidé par mal de vivre,  ou, plus tard,  du peintre  Christian Lafosse – amputé suite à un accident – avec qui Dartevelle avait partagé des dérives dont « quelques monumentales ivresses  et surenchères esthétiques [qui] donnèrent bientôt le la à une dizaine d’années de complicité nocturne sur fond d’une frise de familiers réputés infréquentables ». Sans parler de Fany, petit verglas d’amour, étranglée par un des nombreux figurants de son « tableau de chasse ». Ou de Peter,  frère aîné – et souvent ennemi intime – de l’auteur qui reste persuadé que son suicide par noyade était un assassinat.

Dans cette balade montoise – défilé ininterrompu de rencontres et d’anecdotes savoureuses ou mélancoliques, toujours teintées de ce fameux « humour gris » – affleure aussi, discrète, mais bien présente, une vaste et solide culture. Quant à l’érotisme, il ne se voile pas la face, comme d’ailleurs dans d’autres nouvelles où il s’affirme au travers d’autofictions (comme celle inspirée par les personnages animaliers du bédéiste Macherot, inoubliable auteur de Chlorophylle) ou de chauds et beaux souvenirs réactualisés comme par miracle. Et ce au fil d’un autre récit où  il accompagne son double diachronique dans le quartier bruxellois des vendeuses de plaisir et de la Gare du Nord dont il évoque comme en miroir paradoxal la monumentale froideur (Gare du Grand Nord) et la misère quémandeuse des « essaims de filles Roms (…) aux yeux vifs et noirs » en mal de quelques sous pour manger.

À découvrir aussi : une évocation de la maison d’Ensor, à Ostende, dont, soudain, le réalisme magique disqualifie le kitch et la lésine ambiante. Ou encore une escapade liégeoise sur laquelle planent l’ombre et la contrefaçon de Maigret et d’un Simenon mode d’emploi.

Tout se conclut à Schaerbeek, où, l’auteur profitant « d’un répit de ce mal capricieux qui s’obstine depuis des mois à me ronger les sangs » arpente les allées du parc Josaphat. C’est là que la statue de Borée, dieu des vents du Nord (« représentation parfaite d’un pouvoir surhumain, épouvantable ») l’arrête longuement. Ensuite, victime d’un malaise et alors que l’ambulance l’emporte, ressurgit la vision du dieu de bronze qui, le doigt tendu vers lui comme celui du Dieu de la Sixtine, lui indique, à son profond enchantement, le chemin d’une prochaine guérison. Et d’une santé à laquelle le lecteur, compagnon de promenade, se doit de trinquer.

Ghislain Cotton