Albert-André Lheureux : la magie du théâtre

Albert-André Lheureux

Metteur en scène de théâtre et d’opéra, Albert-André Lheureux a consacré sa vie entière aux arts vivants. Dès l’âge de 18 ans, il fondait le théâtre de l’Esprit Frappeur. Comptant parmi les figures de proue du Jeune Théâtre, mouvement lancé dans les années 70 en Belgique et visant à renouveler la place du théâtre dans la société et à décloisonner le schéma classique texte d’auteur/comédiens/public, Albert-André Lheureux a également dirigé Forest-National, le Botanique et le Résidence Palace. Une vie débordante qu’il a tenté de faire tenir dans un livre, L’Esprit frappeur : récit d’une aventure théâtrale (Genèse éditions). L’occasion de l’interroger sur la mise en scène, la direction d’acteurs, le théâtre, le cinéma, la poésie et, surtout, la magie.


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Dans l’Esprit Frappeur, il est question du potentiel de magie que recèle un acteur. Comment un metteur en scène parvient-il à le révéler ?

En transformant l’acteur en totem et en conférant à tous ses actes une portée totémique. Le metteur en scène doit révéler l’acteur en faisant preuve de perfectionnisme tout en ne cherchant pas à tout contrôler. Le metteur en scène doit se comporter avec les acteurs comme l’auteur avec lui : en trouvant un subtil équilibre entre limitation et ouverture, fidélité et transformation, appropriation et non-appropriation. Une pièce de théâtre n’est pas une addition d’éléments isolés mais bien une fusion supérieure de ceux-ci. Cette approche permet d’éviter deux écueils récurrents : l’anarchie et la désincarnation. Soit les acteurs sont livrés à eux-mêmes, face au vide, forcés d’être plus créateurs et constructeurs qu’interprètes (risque de chaos), soit ils sont châtrés artistiquement et enfermés dans un rôle immuable. Dans un cas, l’excès de liberté mène à la perte d’unité du spectacle, dans l’autre, le manque de liberté prive celui-ci de toute âme, ravalant les acteurs au rang de simples marionnettes.

S’agissant de la magie de l’acteur elle-même, elle prend trois formes : par rapport à lui-même (dépassement de soi), par rapport au public (sentiment de fascination et de transcendance grâce à la transcendance de l’acteur), par rapport au metteur en scène et à l’œuvre. J’ai vécu mes plus beaux moments en découvrant, lors de répétitions et les larmes aux yeux, la capacité de l’acteur à me donner ce que j’étais incapable de lui demander en mots et ne percevais qu’à l’état intuitif. Le metteur en scène révèle l’acteur à lui-même, mais l’acteur peut aussi révéler le metteur en scène à lui-même.

C’est seulement par ce travail rigoureux et exigeant qu’on parvient à entrer dans l’acteur, tout en lui permettant d’entrer en lui-même pour y exploiter ses potentialités. Par ce travail de cheminement intérieur et d’improvisation – plus que d’improvisation, il s’agit de joie de dire, de joie d’être, de force d’identification, et de création – il atteint le stade de l’incarnation et devient, pour finir, un mythe aux yeux du public, un totem. À savoir un être chargé de tout l’agglomérat de forces qui constitue le personnage, qui aborde sa performance comme un exercice de vie et de mort. À l’image du Funambule de Jean Genet. Chaque spectacle doit être vécu par lui et par le public comme une première et une dernière fois. L’acteur doit vivre la représentation comme s’il allait mourir, vivre l’instant présent comme s’il n’y avait ni passé ni futur.

Quels sont les autres critères d’un bon spectacle ?

Il doit transformer la fiction en réalité ! En imprimant si puissamment l’âme du spectateur que ce dernier emporte une part du spectacle dans sa vie après-coup. Un spectacle qui ne soit pas que spectaculaire mais dont on se souvient des instants (un cri, un geste…). Moi, je ne me souviens que des instants. « L’éphémère est éternel », disait Michel Seuphor. Mieux vaut un spectacle raté avec trois moments inoubliables, qui agissent sur l’âme, qu’un spectacle réussi dans l’ensemble mais qui n’agirait pas sur celle-ci. Mieux vaut un spectacle raté mais réussi qu’un spectacle réussi mais raté.  Est réussi ce qui continue à vivre après avoir été vécu.

L’important est d’amener l’art à se dépasser lui-même, à atteindre une vérité poétique et magique. Il faut donc des moments sublimes dignes d’un rituel, d’une messe. Pas au sens religieux – j’abhorre la religion et son institutionnalisation en système aliénant – mais au sens de moment sacré et transcendant, dont l’effet est de nous élever/spiritualiser.

Le but du théâtre n’est pas de faire un prêche, mais d’offrir une parabole au public. De lui faire éprouver une expérience métaphorique et non un discours s’adressant à l’intellect. Alors, le public entre dans la parabole et dans l’histoire, finit par être convaincu de ce qu’il a vu, mais sans qu’on ne lui explique pourquoi il doit croire à ce qu’on lui dit. Paradoxalement, un spectacle peut tout à fait être bon et provoquer de mauvaises réactions, dirigées directement contre lui. Les Paravents de Genet s’était ainsi attiré les foudres du public (jets de pétards et d’œufs sur la scène) car il lui tendait un miroir de sa réalité quotidienne, insupportable à regarder. Ces réactions négatives, visant à interrompre ou à détruire le spectacle, en démontraient pourtant toute la réussite : faire percevoir la fiction comme une réalité plus forte que le réel. Un bon spectacle de théâtre doit donc véritablement incarner l’Idée, l’incarnation doit primer ce qu’elle incarne.

Peut-on considérer le metteur en scène comme le traducteur scénique de l’œuvre d’un auteur-dramaturge ?

Oui ! Il ne s’agit pas d’un traducteur-imitateur mais bien d’un traducteur-créateur. Aussi, un auteur qui met en scène son propre texte se montre généralement incapable de lui donner du volume, parce qu’il n’accorde aucune place au devenir de son œuvre. Il aspire seulement à une reproduction exacte de sa vision personnelle (didascalies…), forcément limitée, à une traduction littérale de son œuvre textuelle en œuvre scénique. Le metteur en scène, lui, cherche à donner du volume au texte, à l’inscrire dans la réalité en trois dimensions. Paradoxalement, il faut parfois tromper pour être fidèle, à l’esprit d’une œuvre plus qu’à sa lettre. Un metteur en scène ne doit pas uniquement faire dire à l’œuvre ce que l’auteur a voulu exprimer, mais ce qu’elle signifie intrinsèquement, et ce qu’elle lui dit. L’enjeu de dés-appropriation s’avère parfois très difficile car l’auteur doit se mettre en retrait et regarder un tiers s’approprier une part intime de lui-même, accepter d’autres co-auteurs.

D’autres auteurs ne prennent aucune part à la phase de mise en scène et découvrent leur texte une fois joué, ainsi que les potentialités qui y couvaient, actualisées par le regard du metteur en scène et par le corps des acteurs. Rien de plus beau pour un auteur que de prendre connaissance d’une richesse qu’il ignorait, que d’être révélé à lui-même. L’auteur ne se cantonne alors plus au rôle de vérificateur (de conformité entre le texte et la représentation scénique), mais devient une sorte de spectateur, jouissant du plaisir de découverte et de sublimation. Il jouit de nouer une relation pure et libre à sa propre œuvre. En libérant l’œuvre de l’auteur, on libère aussi l’auteur de son œuvre.

Ce principe, le monopole de la propriété et du contrôle, s’applique d’ailleurs à la vie en général : la pire manière d’obtenir ce qu’on veut est parfois de trop le vouloir et de le cadenasser. À trop penser au résultat final, on perd de vue les moyens y conduisant. Il faut apprendre à improviser et à négocier avec le réel.

Ce problème est typique de l’intellectualisme en théâtre, obnubilé par l’hyper-contrôle, intellectuel et pratique, dont l’hyper-rationalisme aboutit à l’irrationalité (marquée par la redondance, le téléphoné, l’absence d’art). À force de vouloir tout comprendre, on ne comprend absolument plus rien.

© Albert-André Lheureux

Le théâtre semble entretenir un lien très étroit avec la notion de vide, qu’il remplit sans remplir et dissimule sans dissimuler. Le propre du théâtre n’est-il pas de sublimer le vide en le faisant oublier ?

Oui, cette caractéristique s’avère essentielle. L’acteur doit combler le vide scénique en faisant oublier l’absence (de décor, de réel) par sa seule présence. La fiction doit paraître plus réelle que le réel lui-même.

À l’heure actuelle cependant, on observe une inversion du rapport entre le théâtre et le vide à l’aune duquel ce dernier est vu davantage comme une privation (un phénomène dépassant le théâtre et l’art pour toucher au rapport entre l’homme moderne et le monde) que comme un élément à part entière. En cherchant absolument à combler le vide, on rompt sa relation essentielle avec le théâtre. On remplace du vide réel et utile par du vide virtuel et inutile (écrans, projections). Autrement dit, une double tendance se profile : dématérialisation de l’environnement scénique et volonté de vider le vide.

Cette approche, outre l’hypothèse d’une peur du vide ancrée dans l’homme moderne, s’explique notamment par des considérations pratiques et financières : la dématérialisation des décors favorise leur déplaçabilité/exportation/délocalisation dans le cadre de tournées internationales, et sert le veau d’or de la rentabilité. Résultat, on châtre d’emblée la créativité du metteur en scène et du décorateur en les obligeant à circonscrire leurs idées aux dimensions de salles précises. Cependant, certaines contraintes peuvent se révéler productives et stimulantes si l’on parvient à les retourner à son avantage.

On risque donc de priver le théâtre d’une part de lui-même, de son âme et de son essence, reposant avant tout sur son rapport concret, matériel, palpable et direct au réel. De nos jours, on paie davantage des appareils de projection que des acteurs, des scénographes et des concepteurs d’images. Or le théâtre, contrairement au cinéma, ne s’assimile pas à une réalité projetée.

Dans votre livre, il est question d’une extrême absence (dépouillement) du visuel et de la technique (lumières, sons, décors) dans le paysage théâtral au début de votre carrière. Pensez-vous que l’on est passé d’un extrême (absence) à un autre (omniprésence) ?

Oui, même si j’ai lutté pendant de nombreuses années pour le développement du visuel et de la technique, j’en déplore aujourd’hui le trop-plein. Tant il est nécessaire, en dehors de la pièce (l’affiche officielle, publique, constitue une énigme imagée censée susciter l’intérêt du spectateur et poser une question à laquelle la pièce apportera la réponse) comme dedans, tant il ne doit pas se réduire à du décoratif. Il doit jouer autant que l’acteur, être exploité dans tout son potentiel de matérialité. Sous peine de trop cinématographier, virtualiser et dé-réaliser le théâtre alors qu’il incarne une véritable réalité mythique. Si la pluridisciplinarité artistique est nécessaire et salutaire, il faut tout autant veiller à ne pas perdre l’identité spécifique du théâtre.

Symboliquement, le théâtre, du moins sous sa forme musicale, c’est-à-dire l’opéra, est étroitement lié à l’Histoire de la Belgique à travers La muette de Portici et la Révolution de 1830. Car, quand bien même l’événement se rapprocherait du mythe, il porte en lui quelque chose de vrai par rapport au théâtre comme lieu de confrontation directe entre réel et fiction. Ensuite, synchroniquement, le théâtre se veut souvent un lieu de débats politiques, comme en attestent les rencontres régulièrement organisées entre le public et les artistes après une représentation. Il y a un lien assumé entre théâtre et vie. D’où cette question : quel type de rapport le théâtre entretient-il avec le réel ?

Le théâtre est l’art du corps, de l’organique, du concret, de l’être-là, de la présence physique. Il n’a rien de fantomatique, il est chargé de réalité. Le cinéma est du virtuel réel, alors que le théâtre est du réel imaginaire : un film s’apparente à une œuvre virtuelle mais qui, une fois réussie, semblera aussi réelle que le réel lui-même, ou même davantage. Une pièce, au contraire, repose sur du réel, matériel, qu’on charge d’imaginaire et d’immatériel. Le mouvement s’avère différent : au cinéma, le réel est littéralement transformé au sens technique (le filtre que représente l’écran est en soi une altération de ce qui est montré), alors qu’au théâtre le réel n’est transformé qu’au niveau de la perception puisque cette transformation a lieu avant tout dans le regard et l’imaginaire du spectateur.

L’essence du théâtre réside principalement dans les acteurs, elle est humaine, incarnée par l’humain et par son corps. Aucune scène ne se déroule sans acteur. À l’inverse, on peut faire du cinéma sur la seule base de ressources et possibilités visuelles (points de vue, plans, mouvements de caméra, zooms). Une scène de film peut très bien se dérouler sans présence humaine. La force du cinéma réside notamment dans sa capacité à conférer une âme et une présence à de simples objets concrets. Autrement dit, le cinéma peut animer de l’inanimé avec du non-humain, tandis que le théâtre anime toujours de l’inanimé avec de l’humain.

Par ailleurs, au théâtre, le jeu des acteurs et la place du décor entretiennent un rapport au réel sensiblement différent. Le théâtre représente à la fois la recherche de la sobriété et de l’amplification : minimalisme des moyens techniques mais maximalisme dans la manière de jouer, art de la sobriété mais aussi de l’abondance et de l’exagération.

En ce qui concerne la politisation post-théâtre, autant j’aime assister à des débats après des spectacles, autant j’estime que le vrai débat doit avant tout être en nous. En expliquant et en intellectualisant trop le contenu d’une pièce, on risque de conditionner de manière restrictive notre rapport au théâtre, en limitant l’expérience d’une œuvre d’art à un déchiffrage intellectuel.

Ce théâtre du réel n’est pas sans rappeler le cinéma du réel. Ces deux arts tendent de plus en plus, dans leurs pratiques respectives, vers des spectacles-reportages, explicites, analytiques et unilatéraux. Ce rapport documentaire au réel se manifeste sur les plans de la forme (technique) et du contenu, envisagé comme un message à véhiculer. Le cinéma, pour sa part, se dé-cinématographie en s’attachant à reproduire le réel de la manière la plus réaliste possible. Selon moi, ce type de cinéma est dépourvu de la valeur propre aux chefs-d’œuvre du 7e art, capables d’inventer un langage artistique propre (à titre d’exemple récent, je songe au film magnifique de Guillermo del Toro, La forme de l’eau). Dans un cas, on restitue la réalité sans rien lui apporter alors que, dans l’autre, on la transforme en lui ajoutant quelque chose, on la dépasse tout en lui permettant de se dépasser.

© Albert-André Lheureux

Quel type de philosophie théâtrale l’Esprit frappeur prônait-il ?

J’ai toujours cherché à articuler deux éléments essentiels : le corps et l’esprit (l’âme, à vrai dire), la bestialité et la spiritualité. Les spectacles de l’Esprit frappeur correspondent, en termes contemporains, à une combinaison des visions de Jean Genet – « Une représentation qui n’agirait pas sur mon âme est vaine » – et de Gaspar Noé – décrivant son film Love comme un concentré de sang, de sperme et de larmes. Autrement dit, je conçois le théâtre comme l’art de spiritualiser par le corps.

Le but principal est de frapper l’âme du spectateur par le biais de ses facultés sensorielles. Pour réaliser cette ambition, pas question de préconiser un théâtre réaliste et intellectuel, on privilégiait avant tout le théâtre poétique, porté et habité par un langage artistique authentique, capable d’élever l’art au rang de phénomène magique et sacré. De transmettre un supplément d’âme et d’énergie vitaliste. De reconvertir la salle en temple où, au sens propre, le public dépose ses affaires au vestiaire et où, au sens figuré, il se défait de sa vie profane, courante, pour se joindre à une messe, à un rituel. Je ne crois pas à la vérité révélée (religieuse) mais bien à la vérité de ce qu’on ressent, dans le contact et la rencontre de l’autre.

J’adhère totalement à cette vision de Cocteau : « Je suis un mensonge qui dit la vérité ». Pour moi, le théâtre est un mensonge qui dit la vérité. La vérité se manifeste au théâtre, dans la poésie, pas dans certains domaines de la vie comme les discours politiques ou publicitaires. La vérité artistique exprime un mensonge qui rapproche de la vérité précisément parce qu’il ne prétend pas à une Vérité unique, tandis que le mensonge publicitaire ou politique nous en éloigne à cause de sa prétention à La Vérité. Le théâtre ne ment pas parce que le ressenti ne ment pas – il ne s’ancre pas dans une présupposée vérité objective universelle, mais bien dans une vérité subjective propre à l’individu. Le théâtre dit la vérité en ce qu’il nous rapproche de notre vérité intérieure.

Concrètement, la magie de l’acteur et de la pièce doit faire vivre une expérience magique au spectateur en le faisant être autrement, en le libérant de lui-même, de son espace-temps, de ce qui fait que chaque individu est ce qu’il est, des contingences du réel, en débordant le domaine du quotidien pour le plonger dans une autre vie, une autre réalité. Le théâtre permet de quitter la réalité pour mieux la retrouver.

Cette magie artistique n’est pas étrangère à certains rituels de magie au sens strict. J’ai déjà eu le souffle coupé en voyant de mes propres yeux des cérémonies de possession au Brésil, où une personne âgée de seize ans s’est transformée en quelqu’un de quatre-vingt-cinq ans (corps, rides, voix). Ce phénomène de possession peut se retrouver au théâtre. L’acteur, s’il parvient à être possédé, est vidé après la représentation. Il est mort de la vie qui l’a possédé pendant deux heures. Pour atteindre ce stade mental, il lui faut se conditionner dans le rôle du personnage. Personnellement, je ne crois pas à la possession au sens propre (l’appropriation d’un corps jeune par un esprit vieux), seulement au conditionnement permettant un dépassement de soi.

Le théâtre tire aussi sa magie de son rapport à la vie et à la mort. De sa possibilité de vaincre, de transcender la mort et la maladie en tant qu’art vivant. Ce dépassement de soi peut être tel que, même mort, on est encore vivant. Pourquoi Molière a-t-il rendu l’âme après sa représentation ? Pourquoi un metteur en scène est-il hospitalisé juste après la générale, incapable de s’occuper des éclairages et même d’aller à la première de son spectacle ? Une fois la phase de travail achevée, la maladie qui couvait depuis des jours se révèle enfin. Ne plus être dans le spectacle vivant donne l’impression d’être mort. Car on ne vit que par et pour cela. Tous les moments de la répétition doivent être intenses. Il ne faut pas craindre la confrontation. Le théâtre doit être exigeant, jusqu’au-boutiste, sans pour autant se réduire à un travail de répétitions, de contrôle, de mesquineries, en castrant l’acteur afin de voir sur scène uniquement ce qu’on voulait avoir. Le théâtre est du sacré qu’il faut constamment désacraliser.

La scène est un lieu de danger total, encore plus pour un chanteur d’opéra, car il suffit d’un graillon dans la voix pour se faire huer à la fin du spectacle. On se croirait aux jeux du cirque, dans un endroit à mi-chemin entre la vie et la mort. J’aime le théâtre parce qu’il ressemble à la vie: dramatique, dangereux, vulnérable, où tout peut mourir à tout moment, où rien n’est acquis. Chaque début de spectacle s’apparente à une naissance pour l’acteur, chaque fin à une mort. Il ne se contente pas de représenter un personnage ou de s’identifier à lui, il va jusqu’à l’incarner, c’est-à-dire intérioriser toutes les charges injectées dans le personnage-totem. Le théâtre relève du miracle.

Un metteur en scène doit-il se mettre en scène pour mettre en scène les comédiens ?

Non, car il vaut souvent mieux montrer et suggérer que faire/jouer et faire imiter. Dans certains cas extrêmes toutefois, pour sauver un comédien perdu dans son rôle, on peut aller jusqu’à jouer ou même sur-jouer : on montre parfois mieux quelque chose, non pas en le montrant de manière exacte et réaliste, mais en le montrant de manière exagérée et amplifiée.

Outre la gestuelle et la manière d’utiliser le corps, encore faut-il tenir compte de l’état d’esprit du comédien : le conditionner à lâcher prise, à être possédé par son rôle et à s’oublier lui-même, à faire abstraction de ses peurs et de ses appréhensions ; le désinhiber en le menant au résultat voulu tout en lui donnant l’impression qu’il en est l’inventeur. L’art du metteur en scène vise à transformer l’interprète en créateur ou, plutôt, à lui faire penser qu’il crée. Pour permettre au comédien de tromper le public, il faut parfois aussi tromper le comédien lui-même.

À ces dimensions corporelle et psychologique s’ajoute une dimension humaine : le rapport bienveillant et empathique du metteur en scène envers le comédien. Idéalement, il faut déjà avoir connu soi-même la réalité de ce métier pour comprendre le processus de conditionnement et de sublimation, les difficultés de passer des auditions, d’utiliser son corps d’une certaine manière… Autrement, le travail se bornerait à la sphère théorique.

Ces trois dimensions mises bout à bout, l’accouchement artistique du comédien peut advenir. Le metteur en scène est donc un accoucheur d’âme, comme Socrate, mais d’une autre manière, non pas par la dialectique intellectuelle mais par la dialectique humaine et par le travail du corps.

Quels sont les dangers principaux à éviter pour un acteur ?

Premièrement, pour bien jouer, il faut ne pas se regarder jouer. Là où le bât blesse dans le cinéma français, par exemple, c’est la tendance (largement répandue) des acteurs à se regarder jouer. Leurs homologues anglais, au contraire, ne se regardent pas jouer, ils jouent, tout simplement. Pareil pour les acteurs flamands. Sans vouloir généraliser, on assiste, dans le monde anglophone et allemand, à une incroyable liberté entre le corps et l’esprit, à un alliage n’opérant aucune frontière entre les deux. Pour bien jouer, il faut ne pas séparer corps et esprit, sous peine de sombrer dans le cartésianisme. L’acteur doit accepter d’être possédé, de ne pas tout contrôler. Le metteur en scène doit seulement accompagner et observer ce processus de conditionnement, quitte à se mettre en retrait et à éviter toute ingérence. Le plateau représente en quelque sorte le territoire de l’acteur, sur lequel un metteur en scène ne peut empiéter qu’en cas de force majeure.

Le problème de la scission corps-esprit se retrouve particulièrement chez les acteurs inexpérimentés, très durs à diriger en raison de leur désir de tout contrôler par le prisme de l’intellectualisme et de la dissection. Grave erreur puisqu’ils se privent ainsi de la possibilité d’être possédés et de lâcher prise. Les grands acteurs et les vedettes, à l’inverse, font souvent preuve d’une grande capacité d’écoute, prenant du metteur en scène ce qu’ils jugent pertinent. Ils l’instrumentalisent mais, paradoxalement, leur intérêt égoïste/individuel rejoint la plupart du temps l’intérêt collectif du spectacle.

Deuxièmement, il est essentiel de ne pas sur-jouer. Se lâcher ne signifie pas prendre du plaisir à jouer mais bien être possédé. Car, à trop jouir de soi-même, on en vient à instrumentaliser le rôle au service de soi, au lieu de se mettre soi-même au service du rôle. Il faut ici tordre le cou à un cliché : si le théâtre symbolise l’art de l’amplification et de l’exagération, il ne nécessite pas moins, par moments, le recours à la simplicité et au naturel. Pour en faire plus, il faut parfois en faire moins. Sous peine de transformer le jeu en exercice artificiel dynamité par des efforts surhumains, et donc, en quelque sorte, inhumains. Etre naturel s’avère parfois plus difficile que se forcer. Pour être en adéquation avec son personnage, pas question de chercher à être plus fort que lui.

Troisièmement, éviter de déjouer : certains acteurs semblent malheureusement prédisposés à défaire ce qu’ils font, à détruire ce qu’ils construisent, comme si la pulsion de mort en eux (Thanatos) l’emportait sur la pulsion de vie (l’Eros). Le comédien est parfois son plus grand ennemi, au risque de se muer en looser tragique, comme si, à la fin de toute épreuve, au moment de décrocher un rôle, il s’autodétruisait et faisait tout pour perdre. Ces acteurs, aussi talentueux soient-ils, n’ont pas conscience d’être eux-mêmes la cause du problème. Confucius disait : « Si tous les maux viennent à soi, il faut se demander si on n’est pas soi-même la cause de ses maux ».

Julien-Paul Remy


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 204 (2019)