Henry Bauchau, Poésie complète 1950-2009

La lumière Bauchau

Henry BAUCHAU, Poésie complète 1950-2009, coll. « Domaine français », Actes Sud, 2009
Henry BAUCHAU, La lumière Antigone, poème opéra, coll. « Le souffle de l’esprit », Actes Sud, 2009

bauchau poesie completeOn connaît principalement d’Henry Bauchau, né en 1913 et aujourd’hui doyen de nos lettres, les romans et le théâtre. Ses préoccupations spirituelles et morales, son inspiration mythologique et ses adaptations du mythe d’Antigone en particulier, ont donné des œuvres d’envergure qui lui ont valu la reconnaissance de ses pairs et les faveurs du public. Plus discrète aura été, depuis plus d’un demi-siècle, son activité, pourtant intense, de poète. En 1986 déjà, Actes Sud avait publié une anthologie personnelle de Bauchau. Et voici que dans un fort volume, le même éditeur, en rassemblant toute sa poésie de 1950 à ce jour, ainsi que des inédits, nous permet de lire un auteur pour qui le poème est avant tout une respiration dans l’œuvre, un dialogue avec d’autres travaux littéraires en cours. Il nous montre ainsi comment Henry Bauchau aime à se situer au carrefour entre réel et fiction, où il se joue des formes, en mêlant écrits intimes, essais et romans.

Henry Bauchau est entré tardivement en poésie : c’est en 1958 qu’il publie chez Gallimard un premier recueil Géologie, couronné d’emblée par le prix Max Jacob. Juriste de formation, il avait entretemps rencontré l’analyse dans l’immédiat après-guerre avec Blanche Reverchon, l’épouse du poète Pierre Jean Jouve. C’est que la poésie porte le poids du rêve et cristallise ce sentiment d’abandon qui révèle les désirs sans qui l’expérience du quotidien n’est rien… Ecoutons Bauchau à propos de la part du rêve : « J’écris le poème de jour mais je sais par expérience qu’il se fait de nuit. C’est hors du travail de la conscience que se font les véritables rencontres, découvertes, assemblée et incendie des mots. C’est alors que s’opèrent les plus éclairantes de leurs conjonctions amoureuses. La difficulté, insoluble le soir, se dénoue le matin parce que j’y ai sans le savoir, travaillé toute la nuit. » Une fois libéré de la dictée et la dictature du poème, le poète retrouve donc sa liberté !

Dans un avant-propos intitulé Dépendance amoureuse du poème, l’auteur nous éclaire sur sa démarche poétique : « Survient un son, un rythme, une image une intuition et j’ai soudain le désir, l’espérance d’écrire un poème. […] Je me sens guidé par un rythme d’abord confus mais auquel je dois me conformer, par un son de voix que je reconnais peu à peu pour le mien lorsque j’ai la fermeté suffisante pour l’attendre et pour l’écouter. »

Si le poète des débuts se tourne volontiers vers la forme classique, utilise l’alexandrin et l’assonance, il travaille les sonorités dont il lui semble qu’elles dissimulent un sens autre, qu’elles expriment une ellipse, un jeu verbal qui donne son intensité à la langue. La variété des voix et des thèmes qui traversent cet ensemble va surprendre. On trouve bien sûr des poèmes au contenu d’inspiration mythologique et on ne s’étonnera pas que le personnage d’Antigone et son destin soit au cœur de nombre de poèmes. Mais à côté de ces textes au souffle vaste, quasiment claudélien, à côté de poèmes initiatiques, comme ce récit d’un disciple du « maître de décembre », on peut lire de très courtes pièces, chansons, quatrains et fenêtres – caractérisés par leur harmonie. Une autre surprise est que Bauchau montre une part de légèreté et chante « vivant et retrouvant Paris comme la mer / l’acte spacieux / la phrase folle / bien ponctuée de monuments ».

Poète volontiers philosophe, poète du questionnement, Bauchau écrit aussi des vers aussi qui toucheront et peut-être apaiseront, comme une prière pourrait le faire : «Celle qui a commencé à travailler à dix ans. Celle qui allait laver à la rivière quand les autres jouaient et allaient à l’école. / Celle qui ne savait pas écrire mais écrivait dans nos mémoires des actes de bonté. / Celle qui ne savait lire que dans le coeur des enfants. / Faites que j’entre un jour dans la dure liberté qui fut sienne. »

Au cœur du livre se trouve un grand poème La sourde oreille ou le rêve de Freud qui s’impose, majestueux. Ce texte, largement autobiographique, est constitué d’un long poème en prose rythmée et vers libres – divisés en 15 parties. Le poète y tutoie son double, évoquant sa vie, son histoire et sa préhistoire, la guerre, l’incendie de Louvain, ses amitiés et sa rencontre avec la psychanalyse

Dans une langue altière, on assiste à un dialogue entre poésie et psychanalyse…

Et le poète de conclure : « La poésie te dit qu’il ne faut pas mourir et toi, en cet instant où tu la perds de vue, tu vois – comment en suivant Freud et son poème – / tu vois que l’écriture intérieure à raison. »

Malgré son étonnante facilité de lecture, la poésie de Bauchau, par le ton, est grave. Cette gravité se déplace entre parole et chant, avec un bel élan : « Les chars de novembre roulent en vain sur la connaissance de la douleur Le soleil jaillira de la fosse nocturne. Qui pourrait arrêter la jeunesse du monde ? Avec vos plans et vos cerveaux, avec les chars lourds de novembre, pourrez-vous interdire au soleil De percer notre nuit pour la rendre amoureuse ?

Que dire des poèmes inédits que contient ce volume ? La plupart d’entre eux reflètent la sérénité enfin trouvées, les références végétales sont toujours là (la rose de janvier, les hortensias blancs). La nostalgie n’est pas absente du poème sur « le rire » du vieux Rembrandt, pris sur le vif « dans le port ensablé de la miséricorde », beau texte dédié à Bernard Foccroulle.

Parfois, le poème de Bauchau débute par une image limpide et s’aventure vers un souvenir d’enfance qui renvoie le poète vers des interrogations originelles. Comme ici «La feuille regarde/vers l’arbre/l’arbre vers le ciel/et le ciel/ne regarde plus rien/jouant de l’ombre/et du soleil/ainsi que je faisais jadis avec ma mère/entre les longs corridors noirs/et l’escalier d’inconnaissance. »

bauchau la lumiere antigoneDans la collection « Le Souffle de l’esprit », Bauchau avait déjà donné le recueil La Pierre sans chagrin, un poème inspiré de l’Abbaye du Thoronet. Actes Sud publie, dans cette même collection La lumière Antigone, un poème pour le livret de l’opéra de Pierre Bartholomée créé au Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles, en 2008. Une aventure débutée en 2004 quand Bernard Foccroulle (alors directeur du Théâtre royal de la Monnaie) demanda à Henry Bauchau d’écrire un livret pour une œuvre lyrique que Pierre Bartholomée voulait composer d’après son roman Antigone. Il s’agissait d’un opéra court, avec une structure musicale plus légère que pour Œdipe sur la route et comportant peu de chanteurs. En septembre 2005, le souhait des commanditaires s’oriente vers une rencontre d’Antigone avec la vie moderne, lui faisant voir ce que notre monde est devenu… Pour créer le personnage d’Hannah, Henry Bauchau s’inspire de Gamma, la chanteuse de son roman, L’enfant bleu, qui s’abandonne totalement à la musique quand elle chante. Et elle aussi va trop loin, comme Antigone.

Bauchau a transformé son premier texte en un poème écrit en vers rythmés mais non rimés. Même sans musique, ces vers d’une ode à l’amour et à la liberté sont voluptueux et légers. Ecoutons Hannah qui célèbre la figure d’Antigone : «Devant la loi des mâles / Ensevelie vivante, emmurée / Elle demeure victorieuse / Son image et sa parole / Ont traversé les millénaires »

Bauchau a proposé, tout au long de son œuvre, une exégèse de soi, mais aussi une exégèse du groupe. Il habite le monde en poète mais aussi en herméneute et voudrait nous en donner des clés. Dans chacun des genres qu’il a abordés, il a su structurer une œuvre ascétique et exigeante qui semble faire corps avec le monde. L’art et le destin, de force égale, y rivalisent. Une lumière la traverse cependant, qui émane le plus souvent de la femme, de la voix féminine, et nous apporte un message d’espoir. La lumière Bauchau ?

Quentin Louis


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°157 (2009)