Gabriel Ringlet : La poésie, ultime parole face à la mort

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Gabriel Ringlet

À la fois essai, fiction et poésie, Ceci est ton corps. Journal d’un dénuement [Albin Michel, 2008] est le journal que Gabriel Ringlet a tenu durant huit mois, de juin 2005 à février 2006, alors qu’il accompagnait un être proche à travers le labyrinthe de la maladie, jusqu’au seuil de l’au-delà.

« Car nous ne sommes que l’écorce et la feuille
La grande mort que chacun porte en soi
Voilà le fruit autour de quoi gravite tout

Ces quelques vers du Livre du pèlerinage de Rilke pourraient synthétiser plusieurs des livres et la ligne de fond de la pensée de Gabriel Ringlet. Depuis Ces chers disparus en passant par Les vivants et leurs morts jusqu’à Un peu de mort sur le visage où il cherchait le sens de cette déchirure, la mort est l’un des fondements de son travail, de sa réflexion.

Cette fois, la mort est là, encore. Toutefois, il ne s’agit plus d’un essai mais d’un journal. Non ce journal de l’actualité du monde que l’auteur a longtemps analysée au département de Communication de l’UCL, mais un journal personnel, celui de l’actualité intime de quelques mois essentiels d’une vie, d’une mort.

La vie, infiniment précieuse

« Tous et toutes, nous sommes gros de la mort et nous avons à la mettre au monde » rappelle fréquemment Gabriel Ringlet. Cette conscience de la fragilité de la vie lui a été donnée dès l’enfance. « Une de mes tantes était religieuse, carmélite. J’accompagnais parfois ma mère pour lui rendre visite. À cette époque, les carmélites avaient un crâne sur leur table de nuit afin de leur rappeler la brièveté de l’existence. Bien sûr, nous n’allions pas dans sa cellule, la clôture était très rigoureuse. Mais, un jour, elle m’en a parlé et elle a sans doute su trouver des mots justes, vrais, parce que j’ai été impressionné, mais positivement. Cela n’avait rien de morbide, mais simplement naturel. J’ai compris confusément que l’on s’élargit en ouvrant des fenêtres sur la mort, que l’on est plus vivant. Depuis, je n’ai jamais pu supporter que les mortuaires soient noires… ».

Cette impression d’enfance, indélébile, va prendre une tonalité nouvelle à l’époque du service militaire où Gabriel Ringlet est infirmier. « Je me suis trouvé face à des situations fort graves. Des gens sont morts dans mes bras. »  Cette expérience, il la vivra à nouveau lorsque devenu prêtre et responsable de la paroisse du Mont-Falise, il sera aussi l’aumônier de la clinique. « Les infirmières me faisaient appeler, parfois la nuit. Il fallait accompagner des mourants, leurs familles. L’autoroute était proche et les accidentés arrivaient là, des enfants parfois. Il fallait prévenir les parents de leur décès. Nous sommes là sur le terrain du tragique et la vie l’est plus souvent qu’on ne l’imagine quand on ne veut pas la regarder telle qu’elle est. Mais, sur ce terrain-là, il y a aussi une énorme force d’humanité, de solidarité. J’ai toujours admiré le travail des infirmières, la manière dont elles entourent le corps souffrant, celle dont elles entourent le corps défunt, très physique encore, pour que les proches puissent le retrouver le plus intact, le plus beau possible. La confrontation à la mort fait grandir et donne plus d’humanité pour affronter la vie. Quand on sort des soins intensifs, d’un service de soins palliatifs, on ressent combien la vie est précieuse, infiniment, et l’on se trouve dans une tendresse primordiale envers les vivants ».

De l’embouchure vers la source

Mais accompagner des inconnus le mieux possible, dans le plus grand respect, n’est pas encore du même ordre qu’accompagner un proche, un très proche, durant des semaines, durant des mois. Cet accompagnement singulier que relate Ceci est ton corps est donc une remontée à contre-courant, de l’embouchure vers la source. « Cet accompagnement est, dans une histoire particulière, une manière de revivre tous les accompagnements d’une vie. Cela m’a ramené à la source de mon propre engagement, de ma propre manière d’être dans le compagnonnage, au sens étymologique, c’est à dire à ma propre manière de partager le pain. Rompre le pain, c’est accepter une solidarité fondamentale avec l’humanité toute entière. C’est le combat de toute une vie. » Il n’est pas besoin de partager la conviction de Gabriel Ringlet pour accepter, au fil des pages, de cheminer avec lui. Il n’est pas besoin de partager leur foi pour se laisser toucher par la musique de Messiaen, les tableaux de Dürer… « Ce que j’espère laisser entendre, c’est que cet accompagnement n’est pas qu’une affaire croyante. Chacun de nous a à célébrer ce qui advient, à empoigner sa vie, celle de ses proches. Pour moi, c’est là la source de la célébration et il n’est pas nécessaire, pour cela, de partager la même foi. » Il faut avec simplicité accepter de partager cette part d’humanité commune, au-delà des convictions, qui nous laisse tous fragiles et nus au moment du dernier adieu.

ringlet ceci est ton corps

Pour pouvoir partager une expérience essentielle, il faut oser s’exposer, au risque d’être mal compris, d’être blessé. Gabriel Ringlet a choisi « d’avoir le culot de sa subjectivité », une expression qu’il emprunte à Jean-Claude Guillebaud. Déjà dans « Ma part de gravité », récit de son itinéraire spirituel et intellectuel, il avait usé du « je ». Mais c’était encore celui de l’essayiste. « Cette fois, de la première à la dernière ligne, c’est de ma chair à vif dont il s’agit. Il ne pouvait en être autrement, sauf à ne pas éditer. »

Dénuement

Ce journal est donc celui d’un double dénuement. Celui d’une femme qui se voit dépossédée de la santé et, avec elle, de la force et de l’autonomie, dépossédée de la vie. C’est aussi celui, personnel et littéraire, de l’auteur qui l’accompagne avec une fraternelle tendresse. « Ce livre n’est pas un essai même s’il y aussi des passages plus intellectuels qui, je l’espère, donnent à penser. C’est un journal dont le processus d’écriture correspond au vécu. Un tel accompagnement est décapant : on va de dénuement en dénuement jusqu’à l’essentiel. Je suis resté très proche des notes brutes que je tenais au fil des jours pour tenir le coup. Le surgissement de ce genre de maladie – un cancer avancé – coupe radicalement du tourbillon de la vie. Le piège est de se couper de la vie, la chance est de regarder le monde autrement, mieux, avec plus de force. Comment vais-je empoigner ce que je vis et comment vais-je revenir au monde, mieux, plus vivant ? C’est la question qui se pose à chacun de manière unique. Pour la partager, il faut se dévoiler. D’où le journal. Au contraire du prétentieux « Moi je… », le « je » est humble. Il signifie « Ce n’est que moi » et s’ouvre au « je » d’autrui ».

Gabriel Ringlet s’est donc tenu au plus proche de ses notes originelles, s’étonnant quand il les relisait de « la précision millimétrique des souvenirs qu’elles faisaient surgir ». Il les a remaniées puis il a élagué sa réécriture pour rester au plus proche de l’essentiel, éviter tout débordement. Cela pose l’éternelle question du statut du journal quand il est publié. « On a pu le situer entre l’essai et la fiction et c’est assez juste, explique Gabriel Ringlet. Il se trouve du côté de l’essai par l’écriture et de la factualité par le récit. On peut donc le lire comme de la fiction. Toutefois, la fiction pure, ici, n’aurait pas eu la même force. L’écriture est toujours exigeante, mais cette exigence n’est pas toujours de la même nature. Le journal, me semble-t-il, tend plus vers la littérature que vers l’essai mais il exige plus de sobriété et de concision, même si l’on sait que l’on raconte malgré tout une histoire, avec ses personnages, sa chronologie… ».

Accompagner, mais pas trop

Ce journal d’un dénuement est une traversée de la souffrance. Certaines pages ne se lisent pas sans révolte. Faut-il vraiment en passer par là ? A cette question, Gabriel Ringlet n’apporte pas de réponse, ne croit pas qu’il y ait « une » réponse, « une » vérité.  Chaque jour,  il faut la réinventer:

« Une infirmière : Comment apprendre à accepter l’inacceptable ? »
« Moi : « Je ne sais pas. Faut-il apprendre ? Faut-il accepter ? »
« Toi : « Un jour et puis un jour… »

L’opération, le traitement, tout a été choisi délibérément, en connaissance de cause par cette femme que l’auteur accompagne. C’est sa réponse. Elle ne vaut que pour elle. Mais elle peut aider d’autres qui doivent passer par le même chemin. « Devant une telle souffrance, je demande le silence. Il n’y a rien d’autre à faire que se tenir là, au plus près, dans une sorte de solidité minérale. Et, à certains moments, une lumière peut apparaître là-dedans. Mais, en aucun cas, « Ceci est ton corps » n’est un éloge de la souffrance rédemptrice. Si certains voulaient le détourner à cette fin, cela me mettrait extrêmement en colère, affirme Gabriel Ringlet. Le chemin vers la mort est un étroit passage. Chacun doit l’emprunter comme il le peut… ».

« Il y a plus d’une Sagesse. Toutes sont nécessaires au monde », écrit Marguerite Yourcenar dans « Les Mémoires d’Hadrien ». Cette conviction se trouve en filigrane dans ce « Journal d’un dénuement ». C’est pourquoi, l’auteur ose dire qu’il faut « accompagner, mais pas trop… ».

Grave et légère, la poésie

Yourcenar l’avait dit déjà, « tout moment est dernier parce qu’il est unique ».

Face à la mort, il fait silence sur la vie… Pour éclairer ce silence, la seule parole suffisamment légère, suffisamment grave, c’est celle de la poésie. « La poésie fait partie de ma vie concrète, toujours, partout. « Le livre de la pauvreté et de la mort » de Rilke est mon compagnon de chaque jour. Mais, ici, c’était plus fort. Au cœur de la maladie, pendant la traversée, la parole poétique était la seule accessible, la seule à rester intacte. La force de la poésie est d’être tellement ouverte, de n’apporter aucune réponse toute faite… Ainsi, elle est un formidable accompagnement dans le hurlement et dans la douceur, explique Gabriel Ringlet. Quand on ne sait plus à quoi se référer, ouvrir un poème est très fraternel. Et la Bible aussi est poésie. »

« Ceci est ton corps. Journal d’un dénuement » en appelle donc à la part fragile de chacun d’entre nous. Pour le lire, il faut accepter d’être silencieusement présent dans ce voyage d’une femme vers la mort, accepter son choix même s’il heurte le nôtre. Il faut accepter d’être confronté à notre propre finitude, à nos incertitudes, à nos espoirs, à nos refus, à nos chagrins et nos tendresses,… Il nous invite à « rêver sur les traces de nos disparus, les traces de leurs blessures, de leurs tendresses et de leurs rires, les traces de leurs combats inachevés et de laisser leurs traces faire leur chemin en nous. Sans être fasciné. Sans se laisser captiver. En restant capable de s’arracher. De rêver pour marcher à son tour, pour lutter. Pour continuer ».

Anne-Marie Pirard


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)