Dans la bibliothèque de Xavier Hanotte

Xavier Hanotte

Xavier Hanotte

Xavier Hanotte aurait pu être architecte. Il est philologue, traducteur, romancier et poète. Avec ce souci constant de construire des récits comme on bâtit des cathédrales. Selon des plans complexes, méticuleux, il s’ingénie à mêler réalité et imaginaire, à emporter le lecteur à travers les galeries de miroirs qu’il a patiemment disposées au gré de son parcours. Et toujours avec une juste dose d’humour. Son nouveau roman, Le couteau de Jenůfa (Belfond, 2008), nous offre le dernier opus d’un ensemble polyphonique entamé en 1995 avec Manière noire. Nourri par les nombreuses strates qui stabilisent l’édifice, Xavier Hanotte nous dévoile, entre deux éclats de rire, quelques tenons de sa bibliothèque-charpente. En professionnel de la documentation[1], et avec beaucoup de chaleur, il nous ouvre les portes de son atelier. Suivez les flèches !

«Par les couloirs encombrés, où il fallait lever les yeux
pour se convaincre que les étages reposaient sur de vrais murs
et non des strates de livres superposés, Blaise Dutertre évoluait en habitué.  »

Xavier Hanotte, Le couteau de Jenůfa

Quels sont vos premiers souvenirs de lecteur ? Sont-ils liés à la matérialité du livre (un papier, une illustration, une odeur éventuellement).
Je me souviens d’un de mes premiers livres, alors que je ne lisais pas encore, qui était en tissu. J’aimais le manipuler. Je pense que j’ai toujours été fasciné par l’écrit, par l’imprimé. Une photo de moi vers trois ans me représente avec un journal dans les mains. Journal que je tenais à l’envers évidemment ! J’ai donc, je crois, toujours eu cette attirance pour les livres sans doute parce que mes parents étaient eux-mêmes de grands lecteurs. À la maison, mon père avait transformé une immense garde-robe en bibliothèque. Architecte de formation, il était à la fois lecteur et collectionneur. Mais il n’était pas un lecteur discriminant, c’est-à-dire qu’il pouvait passer d’un bouquin de Cartland à Proust sans problème. Cela ne le dérangeait absolument pas. À cette époque, il y avait une collection, Marabout Géant, à laquelle mon père était abonné. On y trouvait de tout, Hugo, Dumas, Hellens, etc.

Vous piochiez dans cette collection paternelle?
Oui mais j’ai surtout été un grand lecteur de la bibliothèque rose et du Club des cinq et ce, avec déjà une grande attention au dessin. Je n’appréciais les histoires que quand elles étaient illustrées par tel dessinateur sinon ça gênait mon imaginaire. A partir de là, l’interaction texte-image a été très importante pour moi. Ensuite, entre 12 et 14 ans, je me suis détourné de la fiction pour les livres d’histoire. Mais j’y suis revenu vers 15 ans pour ne plus décrocher. Poésie, roman, théâtre, tout y passait !

Un livre en particulier de cette période ?
Oui, il y a eu des déclencheurs. Des auteurs qu’on lisait à l’époque et que je n’estime plus comme Cesbron, Notre prison est un royaume, par exemple. J’ai commis l’erreur de le racheter il y a une dizaine d’années. A 14 ans, je trouvais le style merveilleux. Quand je l’ai relu, cela m’a paru d’une lourdeur incroyable. Je me rappelle d’une anecdote à ce propos. Quand j’ai reçu mon premier prix, le prix Alain-Fournier, on m’a demandé si Le Grand Meaulnes avait été une lecture de jeunesse pour moi. J’ai répondu en faisant un distinguo entre les bouquins de notre enfance qui tiennent toujours la route et ceux dont il est préférable de ne plus y revenir pour en garder un bon souvenir. J’ai justement opposer le livre de Cesbron et celui d’Alain-Fournier, sans pour autant avoir été méchant avec Cesbron. A la fin de la cérémonie, un grand monsieur, un peu austère, s’avance vers moi et me dit : « Monsieur Hanotte, laissez-moi vous dire que vous n’êtes qu’un cuistre ! ». C’était Pierre de Boisdeffre[2] ! Une manière de bienvenue dans le monde littéraire ! (rires)

D’autres auteurs que l’on pourrait épingler ?
Oui, j’ai beaucoup apprécié le Journal de Salavin de Duhamel qui reste encore, selon moi, intéressant. Saint-Exupéry aussi avec Pilote de guerre alors que j’ai détesté Vol de nuit.
C’étaient les lectures typiques de l’époque que l’on découvrait en livre de poche. J’ai pu commencer à me constituer une bibliothèque grâce au livre de poche.

« Les bouquins sont des lions, il faut arriver à les dompter ! »

Votre pratique de romancier est marquée notamment par le fait que vous êtes aussi traducteur. Dans vos ouvrages, les personnages sont souvent polyglottes, parfois eux-mêmes traducteurs comme l’enquêteur Dussert à ses heures perdues. Des jeux de miroirs par le biais desquels vous vous amusez à imbriquer, à emboîter des langues, des références voire même des genres différents. La poésie en effet n’est jamais très loin dans vos romans. Est-ce que la bibliothèque mentale, personnelle, celle qui adhère à l’auteur n’est pas ce lieu où se mêlent précisément fiction et réalité, où s’ancrent les différentes strates entre réel et imaginaire ?
Oui, j’aime mêler réalité et fiction. J’ai une sainte horreur des frontières. Je n’ai pas peur de dire que je vis en partie dans l’imaginaire. C’est essentiel et évident pour moi ! L’écriture n’est pas un hobby, un plaisir d’honnête homme après le boulot. La littérature, l’écriture, j’y suis toujours un peu immergé. C’est en quelque sorte une manière de vivre. La bibliothèque pourrait être cela, ces étagères, ces planches qui accueillent les livres, les souvenirs. On essaye toujours d’organiser sa bibliothèque mais on est souvent dépassé parce que ça foisonne, ça échappe à notre volonté. Les bouquins sont des lions, il faut arriver à les dompter ! Concernant cette façon d’envisager les allers-retours entre réalité et imaginaire, je n’ai aucun problème à reconnaître les bienfaits prodigués par certains auteurs. Pour ma part, et à l’inverse d’autres écrivains que je connais, je continue à lire pendant la rédaction d’un livre. Je crois que cela ne peut qu’enrichir l’écriture. Certains craignent d’être influencés par un style, une tournure. Mais écrire et lire font partie intégrante de ma vie, c’est vivre. Donc, pourquoi me poserais-je la question ? Je ne cherche pas à savoir comment je respire ! Cela étant, j’ai aussi mes pairs en littérature. Hubert Lampo en est un. Sa démarche m’a fasciné et m’a emporté. Traduire ses ouvrages a été l’une des plus belles expériences de ma vie. Franz Hellens est aussi quelqu’un qui me porte, sa manière de vivre par l’écriture m’a sans doute parlé. D’autres encore comme Guy Vaes et son roman L’envers ou des auteurs tchèques comme Josef Škvorecký.

À l’instar de votre personnage dans Le couteau de Jenůfa, vous lisez un peu le tchèque, je crois ? Dans plusieurs de vos roamans, ce tropisme vers l’est, particulièrement vers Prague et la République tchèque est évident?
Oui, j’en ai lu certains en langue originale. Mais je ne maîtrise pas assez la langue que pour lire de gros pavés. Cela dit, oui, je me suis intéressé à cette langue par curiosité et en linguiste que je suis. Aussi parce qu’effectivement, il y a un humour et un imaginaire tchèques qui m’intéressent beaucoup, une sorte de croisement entre le côté slave et britannique. Kundera, Hrabal, Kafka, et surtout Škvorecký que j’ai lu également en anglais parce que tout n’est pas disponible en français. Je conserve ces livres bien précieusement. Je suis assez sensible à l’idée de famille en littérature. Il y a des auteurs, y compris des modernes, avec lesquels on se sent littéralement en parenté. Quand je plonge dans un ouvrage d’Eric Faye par exemple, je me sens bien, vraiment chez moi. Même si nos écritures sont différentes, il y a comme une parenté d’esprit, une démarche proche qui fait que l’on se sent à l’aise. La bibliothèque reflète aussi cela. La présence de cette famille autour de soi rassure, réconforte d’une certaine façon.

Quelles seraient les différences majeures entre la pratique de traducteur et celle de romancier ? Quelle utilisation faites-vous de votre bibliothèque personnelle pour l’une et l’autre ?
Je dirais que la traduction est plus confortable. On sait immédiatement ce à quoi on doit arriver. Le traducteur a son cadre de travail. C’est aussi plus frustrant, car le traducteur ne peut pas tout se permettre pour contourner les obstacles. Dans ce sens, il est bien sûr moins libre que le romancier. Dans la traduction, on est cadré ; on a donc aussi des limites, ne fussent que celles de la langue. Quand je traduis, je suis assez frappé par les limites du français. Quand j’écris, cela m’arrive d’ailleurs de me dire que je préférerais exprimer ce que je veux dire en néerlandais ou en anglais. Cela me semblerait plus parlant, plus approprié, plus sonore. Bien que ce soit ma langue maternelle, je ne suis pas un adorateur du français. C’est sans doute pour cela que je truffe mes livres de passages ou de phrases en d’autres langues. J’aime manipuler les différentes langues. Sur mes rayonnages, j’ai bien sûr des ouvrages de références, des dictionnaires, l’Encyclopédie Universalis vers lesquels je reviens régulièrement.

Toujours dans votre dernier roman, vous brossez, avec beaucoup d’humour, un portrait de la Bibliothèque royale de Belgique que vous appelez « l’institut biblio-légal ». Est-ce qu’il vous arrive de fréquenter les bibliothèques publiques dans le cadre de vos travaux de traduction par exemple ?
C’est amusant parce que je suis quelqu’un qui n’a jamais cessé d’évoluer dans les livres, dans les bibliothèques. Ma formation de philologue et de documentaliste m’a familiarisé avec ces lieux que je connais bien. Et pourtant, je ne les fréquente plus que rarement. Cela s’explique peut-être par le fait que j’aime trop le livre. J’ai besoin d’avoir l’ouvrage à portée de la main. Peut-être parce que je rêve moi-même de constituer une bibliothèque totale, homogène. Cela fait partie de l’idée de la bibliothèque que j’exprimais tout à l’heure, le plaisir d’être entouré par les livres qui sont des amis, des proches. Cela correspond d’ailleurs très bien à mon côté quelque peu casanier !

Vous seriez plutôt de ceux qui préfèrent être entourés de livres pour écrire ?
J’ai surtout besoin de me sentir bien ! Donc, entouré de mes livres, je suis en terrain connu. Je ne peux pas écrire dans un café par exemple, ce qui est très à la mode aujourd’hui chez les auteurs.

Quand on évoque, comme nous venons de le faire, l’architecture de vos romans, les langues et la bibliothèque totale, on ne peut s’empêcher de penser à Borges.
Bien sûr. Encore un auteur que j’ai lu avec passion. Surtout le recueil Fictions dans lequel je retiendrais trois nouvelles. La Bibliothèque de Babel forcément, mais aussi Funes ou la mémoire. Dans celle-ci, c’est l’histoire d’un personnage qui retient absolument tout et qui vit un véritable enfer. Ou encore Pierre Ménard, auteur du Quichotte.
Il y a en réalité deux types de textes qui me fascinent, ceux qui prennent leur support comme propre sujet. Je pense à Tristam Shandy de Sterne évidemment. Pour réaliser une telle œuvre, il fallait assurément être anglais ! Quand je compare les classiques anglais de l’époque aux français, il n’y a pas photo ! Le plus bel exemple reste pour moi Swift avec Les Voyages de Gulliver. Les auteurs anglais m’attirent depuis toujours. C’est un monde et une attitude dans lesquels, à nouveau, je me sens chez moi. A côté de cela, j’apprécie beaucoup les romans de l’attente comme Le rivage des Syrtes ou Le balcon en forêt de Gracq, Le désert des Tartares de Buzzati.

« Une bibliothèque, ça se regarde aussi ! »

Venons-en à votre bibliothèque proprement dite. On le constate très vite, les livres sont bien rangés sur les étagères.
Oui, j’aime ce côté visuel. Une bibliothèque, ça se regarde aussi ! Il y a un aspect esthétique. Donc, j’aurais tendance à les classer par ordre alphabétique d’auteur et par collection. Un moment, j’étais tellement soigneux avec mes livres que je les protégeais de la lumière. Aujourd’hui, cette manie m’est un peu passée. Par contre, je rassemble les livres par langues, les auteurs anglais, néerlandais, italiens et les quelques bouquins en tchèque que je possède. Et puis, c’est mon petit côté narcissique peut-être, mes ouvrages ainsi que les traductions en espagnol, en allemand, en néerlandais qui se trouvent ici, ensemble. Ce souci du classement provient sans doute aussi de ma formation de documentaliste. Pendant mes études de philologie germanique, j’étais confronté aux textes. La formation de documentaliste m’a ouvert à la dimension du livre en tant qu’objet. On apprend à ordonner le monde en quelque sorte. C’est le même principe avec l’écriture en somme !

« Hanotte n’annote pas ! »

Est-ce qu’il vous arrive d’annoter vos livres, de souligner des passages ?
Non, Hanotte n’annote pas ! (rires) Pendant longtemps, j’avais une sorte de religion du livre. Il m’arrivait régulièrement de lire en entrouvrant le livre de peur que la reliure ne casse ou ne s’effrite. Au point où l’on me demandait si je les avais lus. Ce qu’il est resté de cette période ? Peut-être le fait que je continue à ne pas écrire dans les bouquins, je ne corne pas les pages, je ne souligne pas. Même quand je traduis, j’ai deux exemplaires, un avec lequel je travaille, l’autre que je conserve intact.

En bon documentaliste, je suppose que vous tenez un fichier de votre bibliothèque.
Oui, mais il n’est pas complet. Pour les films et la musique, il l’est, mais pas entièrement pour la bibliothèque. Je me suis constitué une petite base de données. C’est aussi la fascination de pouvoir classer, trier par fichiers. Ce qui n’est pas classable physiquement peut l’être virtuellement.

À côté de la littérature, quelles sont les différentes thématiques que l’on trouve dans votre bibliothèque ?
D’abord, je dirais qu’il n’y a pas que les livres, j’ai également de nombreux DVD, des disques. J’aime retrouver ce cocon, cet espace qui contient tout cela, la musique, les films, les dessins aussi de mon père, d’amis illustrateurs. Je dirais que j’ai physiquement besoin de ces moments d’art en quelque sorte. Dans la bibliothèque, on trouvera beaucoup de livres  d’histoire, des ouvrages d’art sur Prague notamment. Quelques livres de voyage aussi. Par contre, je ne suis pas un grand lecteur d’essais. Je préfère lire les textes eux-mêmes que les livres sur la littérature. Il y a aussi des livres que l’on conserve et qu’on ne lit jamais. J’ai comme ça un ouvrage sur les champignons que je garde au cas où. Cela pourra peut-être me servir dans un roman !

Est-ce que vous prêtez facilement vos livres ?
Oui, j’aime faire découvrir à des amis mes derniers coups de cœur. Je suis assez prosélyte. Mais sans forcer la main. En proposant plutôt qu’en imposant.

Si vous deviez maintenant extraire trois livres de votre bibliothèque pour les prêter, lesquels choisiriez-vous ? Peut-être dans trois langues différentes.
En français, ce serait Les lumières fossiles d’Eric Faye. En néerlandais, Retour en Atlantide d’Hubert Lampo [Terugkeer naar Atlantis,1953]. Et en anglais, sans hésitation, Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift [Gulliver’s Travels, 1726] que j’ai lu et relu avec toujours autant de bonheur. Une langue anglaise d’une pureté et tellement accessible. Swift avait pris l’habitude de lire ses livres à ses domestiques pour être bien sûr d’être compris. Quel romancier !

Rony Demaeseneer


[1] Après des études de philologie germanique, Xavier Hanotte a poursuivi une licence complémentaire en INFODOC (information, bibliothéconomie, et documentation).
[2] Essayiste, biographe et romancier, Pierre de Boisdeffre (1926-2002) est surtout connu pour ses portraits critiques d’écrivains, rassemblés dans son livre Métamorphose de la littérature, paru en 1950


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°155 (2009)