Trientje est de retour
Xavier HANOTTE, Le couteau de Jenůfa, Belfond, 2008
Xavier HANOTTE, Derrière la colline, Espace Nord, 2008
Depuis De secrètes injustices, à part un bref texte dans L’architecte du désastre, nous étions sans nouvelles du « couple » Barthélemy- Trientje, la relation si particulière entre les deux personnages les plus attachants que Xavier Hanotte ait créés restant ouverte. Les voilà de retour sur fond de crise policière. La 24e brigade de la PJ subit les effets de la réforme des polices. Qu’adviendra-t-il de cette relation personnelle basée sur une certaine qualité de silence et de non-dit et sur une complicité professionnelle exemplaire, peut-être signe d’une complicité plus profonde ?
Comme pour d’autres romans, Hanotte crée un effet de surprise. Il élabore un récit d’apparence classique, dans lequel l’intrigue sentimentale semble même prendre le pas sur l’enquête policière, dans un cadre réaliste soigneusement posé. Côté cœur, Trientje se fait distante, s’évade, vers qui ou vers quoi ? Côté travail, une banale enquête de disparition est réactivée : un an plus tôt, un écrivain, Laurent Legris, a disparu, non pas de façon inquiétante, seulement mystérieuse. Dans cette apparente banalité, des fêlures s’installent, anodines ; la logique du double, dont on sait l’importante chez Hanotte, crée des liens multiples entre personnages, lieux, mais aussi niveaux de narration. Barthélemy reçoit régulièrement des fragments d’un texte en train de s’écrire : et le sujet de ce « roman » est, pour une grande part, le récit des interrogations littéraires de celui qui l’écrit, s’élaborant en référence à l’opéra de Janacek, Jenůfa. Et c’est cet opéra que Barthélemy va écouter avec Trientje. L’épisode central en est la blessure à la joue que Laca, amer et jaloux, inflige à Jenůfa ; la cicatrice barrant la joue de Trientje est, elle, la marque d’une vieille blessure morale et, d’une certaine façon, amoureuse. L’opéra de Janacek, lien privilégié entre les récits – celui de Barthélemy et celui du littérateur mystérieux –, apparaît comme leur métaphore, pour chacun d’une façon différente. Puis, il y a également cette fêlure dans le miroir de l’appartement de Legris. Et certains personnages semblent alors passer d’un niveau du récit à l’autre.
De la même manière que dans Derrière la colline (réédité en Espace Nord), Hanotte aborde le réalisme magique par des mentions éparses établissant des raccourcis, mais aussi par l’évocation d’un lieu entrevu suscitant une étrange attirance. La description n’en est pas seulement une expérience visionnaire ; ce lieu de « vérité » n’a de sens que dans son étroit rapport avec le réel, et en cela engendre une confusion des niveaux et relance les interrogations. Ce qui se dévoile dans cette dimension autre paraît corroborer et crédibiliser ce que l’enquête policière et l’intrigue sentimentale laissent soupçonner. L’on touche là à la complexité du réalisme magique pour Hanotte : cette conception esthétique transparaît dans des propos explicites sur une dimension surnaturelle cachée au sein du réel, mais entraîne aussi de profondes perturbations des structures narratives en apparence – mais faussement – univoques. La fin du livre offre un basculement : dimensions naturelle et surnaturelle se conjoignent, proposant des solutions qui résolvent à la fois les composantes policière et sentimentale du récit.
Ce roman semble être un moment particulier dans la démarche de l’écrivain, comme une mise en abyme de l’ensemble de l’œuvre, d’autant plus qu’il correspond à ce qui pourrait être la fin d’un cycle. Cela confirme aussi que l’hésitation entre les genres est une donnée essentielle de la démarche d’Hanotte, cette hésitation volontaire n’étant qu’un des aspects d’une forme de « tromperie » du lecteur, une manière de jouer sur ses attentes et de déjouer les hypothèses et les lieux communs. Le réalisme magique d’Hanotte, c’est donc aussi ce désir de secouer, doucement, le lecteur, de susciter en lui un doute. De ce point de vue, l’accentuation de l’aspect sentimental qui débouche sur une forme d’inconnu se révèle efficace dans l’insinuation de ce doute.
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)