Elle aurait eu 100 ans, le 22 mai 2013. Dominique Rolin s’est éteinte à Paris, à presque 99 ans, le 15 mai dernier. Nouvelliste et romancière d’une étonnante longévité, couronnée en 1952 du prix Femina pour Le Souffle, celle qui siégeait depuis 1988 à l’Académie royale de Belgique (où elle succéda à Marguerite Yourcenar) était une femme d’exception, connue pour la qualité de son œuvre comme pour son franc-parler. Dominique Rolin cultivait la quête du bonheur avec ironie et passion.
Elle détestait le souvenir pour le souvenir, la mémoire qui vous tire vers le passé, la mélancolie qui s’installe, au mieux vous entrave, au pire vous paralyse. Autant dire la mort, pour elle qui jamais n’aurait voulu se soustraire à ses heures quotidiennes d’écriture. Quand je lui avais demandé, lors d’un entretien, quelle était sa vertu préférée, elle avait répondu, avec ce grand rire joyeux et fracassant qui lui était naturel : « L’oubli. Pour pouvoir éliminer sans hésiter tout ce qui est négatif, tout ce qui ronge de l’intérieur le corps et l’esprit. Je ne suis nostalgique de rien. » Dans l’un de ses romans, La Rénovation (1998), elle s’était inventé une sorte de double, nommé Lady Mémoire, qui la ramenait constamment à ses souvenirs d’autrefois. La narratrice, elle-même donc, finissait par l’étrangler… Dominique Rolin a passé une bonne partie de son existence à développer cette capacité d’oubli, pour mieux entretenir sa passion du bonheur. Son œuvre romanesque, et ce n’est pas un paradoxe, ne cesse de travailler, de manière presque obsessionnelle, la matière des souvenirs de famille, des conventions sociales, des amours passées ou présentes, des choses vues, des menus faits de la vie diurne, des rêves et cauchemars de la nuit, et de la mort, compagne enjôleuse, voisine insupportable. Comme pour mieux s’en débarrasser, elle disait même avoir oublié le contenu de certains de ses livres. Il est vrai qu’elle en a publié une quarantaine, depuis ses débuts fin des années 30, jusqu’à Lettre à Lise, dédié à sa petite-fille, en 2003.
Très jeune, elle saisit vite que cette quête de l’oubli, qui ouvre la voie vers une vie plus heureuse – elle dira plus tard sans forfanterie : « vers le bonheur infini » – n’est possible qu’à travers ruptures et séparations. Traumatisée par les violences qui entachèrent le divorce de ses parents, elle se jure bien qu’il n’en ira pas de même pour elle. Elle se trompe. Après des études de bibliothécaire, elle entre au service des archives de l’Université libre de Bruxelles, commence en 1936 l’écriture d’un premier roman, Les Marais, et épouse un an plus tard un poète liégeois, Hubert Mottart. Une fille, Christine, naît de cette union qui se dégrade cependant très rapidement. Alors Dominique Rolin s’accroche à l’écriture des Marais, la mise en abyme, onirique mais sans concessions, des tensions au sein d’une famille en vase clos, qui cohabite en permanence avec la mort. Robert Denoël, autre Liégeois devenu éditeur à Paris, publie le livre en 1942. Il est tout de suite remarqué par la critique, Max Jacob lui écrit et, n’imaginant pas qu’une femme soit l’auteur des Marais, lui donne du « Monsieur, maître profondément admiré ».
Sa vie conjugale étant devenue désastreuse, Dominique Rolin décide de tout plaquer là, nous avait-elle conté. « L’enfer pendant dix ans. J’ai dû fuir, sinon j’étais morte. Sur le conseil de Robert Denoël, un jour de l’automne 1946, je suis partie à Paris. J’ai confié ma fille à ma mère… J’ai vécu des moments difficiles, j’étais divorcée et sans ressources, je n’aurais pu m’en occuper convenablement. J’ai continué d’écrire, c’était déjà un besoin vital, ça me sauvait, et d’autres me faisaient confiance ». Rupture avec la vie conjugale, avec un travail qui ne l’intéresse pas, avec la famille, qui de Bruxelles voit d’un très mauvais œil cette mère indigne à la vie dissipée. « Mais c’était le bon choix, je ne l’ai jamais regretté : j’ai fait un pari un peu fou, celui du bonheur. Et, ma foi, ça m’a plutôt réussi ! » Illustratrice pour Les Nouvelles littéraires, elle y rencontre en effet très vite le dessinateur et sculpteur Bernard Milleret, homme fort, vif et lumineux, qu’elle épousera en 1955.
Toujours en s’inspirant un peu, beaucoup, de la matière familiale et des relations humaines, elle continue d’écrire des livres assez classiques, avec un sens inégalé de l’ironie et du détail assassin, appréciés du public et de la critique : son roman Le Souffle reçoit le prix Femina en 1952. Nouveau drame, lorsqu’en 1957, Milleret décède de maladie. Elle a raconté en 1960, dans Le Lit – adapté à l’écran en 1982 par la réalisatrice Marion Hänsel – ce qu’avaient constitué cette lente montée vers la mort, le deuil menaçant, attendu, et la chute vertigineuse qu’elle redoutait pour elle. « J’avais découvert avec Bernard un art de vivre qui me convenait, une façon libre dans les échanges et d’aller vers le bonheur, qui rompait déjà avec d’autres conventions, celles des milieux artistiques et littéraires – car il y a des conventions au sein de chaque groupe social. J’ai pensé au suicide, mais Bernard m’avait dit avant de mourir : il faut attendre, attends au moins six mois. Alors je l’ai fait. Quelques mois plus tard, en 1958, je suis entrée comme jurée au prix Femina. Et au cours d’un déjeuner littéraire, j’ai fait la connaissance d’un jeune écrivain venu de Bordeaux. »
En hommage à Joyce et au véritable patronyme du jeune écrivain, Joyaux, elle le nommera désormais Jim dans ses romans. Cette rencontre avec Jim – Philippe Sollers dans la réalité, vingt-deux ans à l’époque, de vingt-trois ans son cadet, auteur d’un roman prometteur, Une curieuse solitude, qui met en scène la relation amoureuse entre un jeune homme et une femme d’âge mûr – constitue un tournant fondamental, tant dans la vie personnelle de Dominique Rolin que dans la suite de son œuvre. Au contact de Jim, qui fonde en 1960 la revue Tel Quel, elle s’intéresse au Nouveau Roman, découvre une forme de narration davantage libérée des contraintes linéaires, dont témoigne en 1962 Le For intérieur, et se fait éjecter en 1964 du Femina, dont elle a critiqué l’archaïsme des choix et la sclérose guettant certaines de ses membres… Ces années-là conduisent Dominique Rolin vers des romans où la fiction et l’autobiographie s’entremêlent souvent, où l’ironie se mue parfois en cruauté, y compris avec elle-même. Ainsi, dans Le Gâteau des morts (1982), règle-t-elle son compte à un entourage trop larmoyant, tout en imaginant sa propre mort en l’an 2000, laissant derrière elle une œuvre que personne ne lirait plus.
Ce tutoiement de la mort, c’est sa manière à elle de la tenir à distance. L’autre étant son amour clandestin pour Jim. Un amour fait de rituels (à Venise), de dialogues et de silences, qu’elle évoquera dans plusieurs livres, comme Trente ans d’amour fou (1988), Le Jardin d’agrément (1994), et enfin Journal amoureux, en 2000. Révélée par Bernard Pivot sur le plateau de l’émission de télévision « Bouillon de culture », leur relation était pourtant restée longtemps discrète, à l’écart de toute médiatisation. C’était même, disait-elle alors, la condition nécessaire à la durée. Jim restait Jim. « Notre secret, c’est d’avoir su nous préserver. Je refuse cette curiosité inquisitoriale, cette prétendue communauté du monde qui devrait tout savoir. La différence d’âge n’est rien, la jalousie, dont j’ai souffert au début, n’est rien non plus. Ce sont des obstacles, il faut sauter par-dessus. Nous avons mieux en commun, lui et moi : le goût du bonheur. Aujourd’hui, c’est subversif.»
Lors d’une autre rencontre, dans son appartement de la rue de Verneuil, elle toujours alerte, vive, élégante, pleine de curiosité pour autrui (« Etes-vous heureux ? » était l’une de ses entrées en matière favorite), je lui demandai quel était son vœu le plus cher. Elle répondit : « Il ne change pas, d’année en année. Terminer un manuscrit… Pour moi, c’est tout de même une prouesse, étant donné mon âge. Ma vie, c’est l’écriture. Je pourrais encore écrire… cent ans ! »
La plupart des livres de Dominique Rolin ont été publiés chez Denoël, Gallimard, en Folio, et à La Différence. Cinq titres sont également disponibles dans la collection Espace Nord, et notamment son premier roman, Les Marais, suivi d’une lecture de Laurence Ghigny.
En 1990-1991, Dominique Rolin a fait don de plus de 3000 documents aux Archives et Musée de la Littérature, à Bruxelles. Ils concernent sa vie et son œuvre d’écrivain, et comportent de nombreux manuscrits, de la correspondance, ainsi que des photographies, des illustrations et des archives familiales.
Alain Delaunois
Sur Dominique Rolin :
Frans De Haes, Les pas de la voyageuse : Dominique Rolin, AML/Labor, coll. « Archives du futur », 2006.
Dominique Rolin, Plaisirs. Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, 2002, rééd. Folio, 2004.
Le bonheur en projet. Hommage à Dominique Rolin, Recueil collectif sous la direction de Frans De Haes, AML/Labor, coll. « Archives du futur », 1993.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)