Du bonheur dans le crime
Jacqueline HARPMAN, En toute impunité, Grasset, 2005
Après avoir si souvent déclaré dans ses interviews quel plaisir elle prenait à écrire, Jacqueline Harpman le prouve de manière éclatante avec son dernier roman, En toute impunité, franchement jubilatoire. Elle s’amuse et le fait savoir. À ses familiers, elle adresse presque autant de signes de complicité que dans ses autobiographies de fantaisie, par des allusions à des proches, au nombre et à la couleur de ses chats, à ses prénoms favoris, à son quartier, à ses goûts personnels, traçant ainsi de cailloux blancs un chemin de reconnaissance. Quant à ses lecteurs, elle en resserre le cercle fidèle et stimule l’intelligence par de subtiles vues en contrechamp sur certains de ses romans comme Orlanda ou ce Bonheur dans le crime auquel on ne cessera de penser tout au long de la lecture du présent volume.
Déjà le titre introduit un thème familier, l’impunité supposant la faute, la culpabilité. De tous les dysfonctionnements qui hantent les livres de Harpman, de toutes les noirceurs qu’elle y évoque — passions destructrices, maltraitances familiales, adultères, incestes, meurtres ou maladies mortelles — aucune, me semble-t-il, ne fait l’objet d’une sanction, selon quelque justice que ce soit. Le sourire d’un visage d’ange, l’humour imparable ou l’exquise politesse de leur exposition se chargent d’en estomper les effets ou de les absoudre. Ce récit n’échappe pas à la règle. C’est en toute impunité qu’on monte une entreprise de ruse à la tire, qu’on chasse le beau parti pour s’en débarrasser le moment venu, c’est-à-dire l’héritage assuré.
Mais l’objectif est louable qui justifie l’absence de châtiment. Il faut sauver une belle demeure, la Diguière, qui menace de s’effondrer, et par là-même assurer l’avenir de toute une blonde famille… de femmes, bien entendu ! Les pères, en effet, n’ont fait que passer, le temps qu’il fallait pour assurer la pérennité de mère en filles et en petites filles. Harpman s’adonne donc à quelques-uns de ses plaisirs favoris : servir une cause qui lui semble digne, en matière d’esthétique, de linguistique ou même d’éthique, à condition d’en élargir le champ.
Comme à l’accoutumée, elle va déployer une vaste érudition en des domaines aussi divers que la botanique, la pharmacologie, l’antiquariat, la décoration et surtout l’architecture, signalant d’entrée de jeu sa dette à l’égard de son architecte de mari, Pierre Puttemans, le dédicataire du roman. Elle n’oublie pas d’assortir les personnages à leur noble demeure, elle exhibe de belles femmes autonomes, quel que soit leur âge, élégantes, intelligentes, spirituelles dont la langue est à la hauteur des textes classiques dont elle s’inspire, comme si, sous un tel toit, elles ne pouvaient parler comme le commun des mortels. Aussi ne manque-telle pas, en amateur éclairé, de fustiger au passage les fauteurs de troubles qui blessent le langage de leurs barbarismes comme ils enfonceraient le pavement séculaire de la cour sous leurs lourds véhicules.
Tout à fait à l’aise dans l’aimable paradoxe qui consiste à traiter des pires horreurs derrière un éventail de roueries grammaticales, Harpman perfectionne ici son discours habituel en multipliant les dialogues, substituant aux commentaires d’autrefois, un flux de réparties directes. Il est vrai qu’aujourd’hui, elle se plaît à écrire aussi des textes pour la scène comme on pourra en entendre bientôt au théâtre des Martyrs, à Bruxelles.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°137 (2005)