Jacqueline Harpman, Le passage des éphémères

Tous mortels sauf les héros de romans

Jacqueline HARPMAN, Le passage des éphémères, Grasset, 2004
Jacqueline HARPMAN, La forêt d’Ardenne, Grand miroir, 2004

harpman le passage des éphémèresComme on l’annonce en quatrième de couverture, le dernier roman de Jac­queline Harpman, Le passage des éphémères, est cette fois un roman épistolaire, renouant avec la grande tradition du XVIIIe siècle et bravant la difficulté de rendre cohé­rente une narration discontinue et morcelée. Autres liaisons que celles de Laclos, mais tout aussi dangereuses à leur façon, celles-ci met­tent en relation des immortels, comme seuls peuvent l’être des héros de roman, et des éphémères, comme vous et moi. Ou comme une ravissante petite chatte, aimante et aimée au demeurant.

On devine déjà les possibles surprises d’une telle confrontation sans pré­voir pour autant les ressources infinies de l’imagination harpmanienne. On ne sait ce qui plaît le plus à l’auteure, de vagabonder dans les siècles avec autant de fantaisie que de judicieuses références historiques, de jon­gler avec les plus récentes découvertes scien­tifiques, documents à l’appui, ou de conter plaisamment les frasques sexuelles de ses per­sonnages. Virtuelles ou réelles, remémorées ou saisies sur le vif, ces scènes sont l’occasion de traiter par la dérision les obsessions les plus tragiques de l’humanité comme les aber­rations les plus ridicules de l’existence. Bien qu’ils s’expriment en un langage que n’eût pas renié le cher Choderlos, les immortels sont bien d’aujourd’hui, parfaitement à l’aise dans ce siècle comme dans les précédents. Ils ont appris le meilleur de chaque époque et se situent à la pointe de tout progrès. C’est donc électroniquement qu’ils communiquent et par des messages qui vont vite, aux­quels on répond dans l’heure ou même dans la minute, à ceci près que, loin des courriers utilitaires et laconiques que nous échangeons tous les jours ou loin des propositions coquinement codées que d’aucuns expédient, ils s’écrivent de vraies lettres comme on rêverait qu’il en fût toujours.

Le lecteur familier de Harpman ne man­quera pas de reconnaître ses créatures, quelque peu dénaturées mais repérables sous leur nouveau masque, qu’elles soient de malheureux éphémères, condamnés au triste vieillissement, à la décrépitude puis à la mort ou de glorieux immortels, préservés de tous les maux dans leur éternelle jeunesse et leur beauté immarcescible. C’est la même faconde toujours maîtrisée et rationnelle qui les anime, même dans leur fantaisie la plus débridée. L’immortel par excellence n’est-il pas pour le romancier le personnage qu’il invente et pare de ses plus secrètes aspira­tions ? Harpman fait ici un pas de plus : elle a éliminé le dieu avec lequel elle avait un temps conversé et se propose de mettre au monde beaucoup de spécimens d’Homo sa­piens immortalis. Tout ceci n’est qu’un jeu, sans doute, mais touche en nous le ressort familier des désirs et des peurs : à s’effrayer de leur différence, les immortels ont une sensibilité plus qu’humaine.

harpman la foret d'ardenneEn curieux contrepoint, une nouvelle de Jacqueline Harpman, déjà parue en revue, risque bien d’éteindre tout sourire chez le lecteur qui voudrait enchaîner les deux textes qu’elle nous livre en un mois. Du plaisant divertissement qu’il quitte, il va se trouver entraîné dans un tout autre voyage, sans événements marquants, sans repères lo­giques, sans ces contreforts rassurants comme le rire ou les larmes qui permettent de nommer le monde. Ne cherchez pas sur une carte de grandes randonnées ou même d’état-major La forêt d’Ardenne que voici. Elle n’aurait de fami­lier que son nom car, plus mythique encore que celle de Shakespeare dans La nuit des rois, cette forêt-ci est indéfinie, illimitée et dépourvue de centre ou de contours. Les saisons peuvent en modifier l’aspect mais le temps ne s’y mesure plus.

Tout y paraît vrai mais rien n’est vraisemblable. À la suite d’un groupe d’hommes et de femmes pi­toyablement armés, dont la narratrice qui en fait partie conte l’errance, sans autre fin que l’épuiser, nous pénétrons dans l’impro­bable, jusqu’à en oublier avec eux la moti­vation première, si jamais il y en a eu un jour. N’est-ce pas le lot de tout humain que de remplir au mieux une tâche que rien ne justifie, de se soumettre à un devoir, de suivre un chemin que l’on n’a pas tracé, semblent-ils se dire ? Il se dégage un curieux plaisir à se modeler ainsi sur un dessein ab­surde, le plaisir des répits ou du repos, lors de la découverte inattendue d’un havre, mais aussi, plus singulier, le plaisir de la monotonie et de l’amenuisement dont rien, dans cette courte nouvelle, ne nous est épargné. Car enfin, l’histoire progresse et le récit qui en est fait tire son charme du trouble constamment entretenu, de cette sa­vante hésitation entre la parabole, la fiction pure et l’horreur d’une certaine réalité. Comme dans Moi qui n’ai pas connu les hommesJacqueline Harpman dose savam­ment le mélange des genres : le roman d’aventure palpite de sensibilité en même temps qu’il plonge le lecteur dans un abîme de réflexion, d’autant plus interpellant que le récit à la première personne prend valeur de témoignage et impose comme par magie l’évidence du vécu.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°131 (2004)