Jean Tousseul : littérature et identité en Wallonie

Jean Tousseul – D.R.

La Ville d’Andenne a récemment réalisé une intéressante exposition destinée aux réseaux scolaires ou à toute institution de vie collective, permettant de mieux comprendre l’œuvre de Jean Tousseul et son inscription dans le paysage mosan et son Histoire. Une occasion, alors que nos Régions sont à la croisée de leurs destins, ce dont rend compte une actualité politique et économique bouleversée, de revenir sur une œuvre littéraire symptomatique et de réfléchir à partir d’elle à notre destinée commune[1].

Jean Tousseul (pseudonyme d’Olivier Degée, Landenne-sur-Meuse, 1890 ─ Seilles, 1944) est l’auteur d’une œuvre dont une partie fut publiée à Paris chez Rieder, éditeur lié à l’histoire de la revue Europe[2]. Classé parmi les écrivains « régionalistes », comme Hubert Krains, Hubert Stiernet, Edmond Glesener ou  Arsène Soreil[3], le romancier a décrit la région mosane, son petit peuple et ses métiers. On ignore pourtant qu’il fut un écrivain « engagé », à la fibre anarchiste : journaliste et militant pacifiste, il se démarque du poète Émile Verhaeren, qui, à la même époque, se fait le chantre virulent du nationalisme patriotique. Admirateur des grands romanciers scandinaves et russes, Tousseul, à partir d’un point de vue régional, s’élève souvent à une dimension universelle : le rapport entre l’Homme et la Nature, le destin et la vie. Il est témoin d’une période marquée par l’industrialisation et le combat pour la dignité de la condition ouvrière mais aussi par les deux guerres mondiales et un contexte historique où s’expriment les sentiments nationalistes, le racisme, la problématique des empires coloniaux, une grande crise économique, la montée des fascismes. Romancier et nouvelliste dont les œuvres n’ont, pour la très grande majorité, jamais été rééditées, Tousseul est pourtant lu par un cercle de lecteurs fidèles. 

Biographie et paysage

Tousseul appartient à une famille paysanne qui trouve dans le développement industriel de la vallée de la Meuse, l’existence des fours à zinc, l’extraction de la pierre calcaire, de l’oligiste[4] ou de la derle[5], une occasion d’améliorer son quotidien. Landenne, le village natal, n’est pas le « village gris », titre du roman le plus largement connu de l’auteur. Le village gris, ce sera Seilles, au bord de la Meuse, qui, jusqu’au milieu du XXe siècle, l’envahissait lors de ses crues.  De santé fragile, Jean quitte avec sa famille les hauteurs de Landenne pour une petite maison du bord de l’eau. L’enfant, sensible, solitaire et rêveur, supporte mal ce déménagement ; souffrant d’hyper-émotivité, il abandonnera précocement ses études. Il exercera divers emplois : garçon de laboratoire, ouvrier dans les carrières, préposé à la pesée, payeur, comptable, pépiniériste. Il écrit quelques comptes rendus de courses cyclistes pour une gazette locale. Quand la Grande Guerre éclate, il signe des articles dans la lignée de Romain Rolland, qu’il admirait. Quand l’Armistice est signé, il est emprisonné à cause de ces articles et de ses opinions pacifistes : on le traite de défaitiste. Il sera  libéré après trois mois de captivité et obtient un non-lieu. Tenté par la politique, il s’affilie au Parti Ouvrier Belge, figure un temps sur les listes électorales et continue à écrire en journaliste « engagé ». Sa liberté d’esprit s’accommode mal des contraintes sociales ; quant à l’engagement politique, il est dans une situation paradoxale : soucieux de défendre les ouvriers, il leur apparaît trop intellectuel. Incompris, il se fatigue bien vite de ces velléités d’engagement et, déménageant à Machelen, dans le Brabant flamand, il s’enferme dans une solitude toujours plus grande, en compagnie de sa seconde femme. Il souffre d’une grave dépression nerveuse en 1936. Rétabli, c’est dans cette campagne flamande défigurée par l’industrialisation qu’il écrira toute son œuvre, dévouée au pays mosan, comme si l’exil était la condition de la reviviscence de l’émotion première. Il se tient à l’écart de l’agitation littéraire, ne fréquente pas les salons et les cénacles et, contrairement à d’autres, refuse toute collaboration aux autorités issues de la victoire allemande de 1940.

Son œuvre est traduite en de multiples langues.  Il obtient la plus haute récompense littéraire de l’époque en Belgique, le Prix Triennal de Littérature de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises. Néanmoins, lui qui avait entretenu avec son maître et confrère Hubert Krains[6], des liens étroits, et une réelle proximité avec Georges Eekhoud[7], qui lui fut toujours d’un fidèle soutien, n’obtient pas à l’Académie le fauteuil de son aîné, qui est attribué à Charles Plisnier. Sommé de patienter, le caractère ombrageux de Tousseul l’amène à refuser toute sollicitation ultérieure. Nommé conservateur-adjoint du Musée de Mariemont en 1941, la Seconde Guerre mondiale l’affecte en profondeur. Il revient mourir de tuberculose à Seilles, dans la maison du moulin. Toute sa vie, Jean Tousseul, dont le nom de plume est à lui seul tout un symbole, aura donc été partagé entre plusieurs dilemmes : brillant autodidacte, il est incompris de ses concitoyens, matière première de ses romans ; militant humaniste et pacifiste, il est le témoin des soubresauts d’un monde qui, sous l’effet du progrès et de l’industrialisation, nous engage dans une rupture définitive entre l’Homme et la Nature, avec pour conséquence un « esseulement » radical de l’individu[8]. On peut donc déduire de cette œuvre, basée sur de nombreux référents autobiographiques transposés, qui a pour trait distinctif d’être à la frontière du classicisme par sa langue et les valeurs qui la soutiennent mais qui, par ailleurs, est profondément éthique dans son rapport à la communauté, qu’elle pose question, par cette ambivalence à la fois de production  et de réception.

L’œuvre

Comment Jean Tousseul devient-il écrivain ? Il commence par écrire des poèmes. Un livre, lu à l’âge de dix ans, l’enchante durablement : Afraja, de Theodor Mügge[9]. Une lecture attentive de Tousseul montre à quel point un élément naturel, la neige, joue un rôle important dans son économie métaphorique et son imaginaire psychique.  « Jean Tousseul », écrit Désiré Denuit, « croyait que Mügge l’avait conduit au puissant Andreas Haukland qui fait aussi trotter des Lapons dans la neige, sous la magie de l’aurore boréale, ainsi que vers les Russes, les Norvégiens, les Suédois, les Danois, les Finlandais. C’est que Mügge avait encadré son drame d’un puissant décor dont jamais ses yeux d’enfant n’oublièrent les lignes émouvantes et il avait enveloppé sa sombre histoire de lueurs de justice »[10]. Knut Hamsun et Selma Lagerlöff l’attireront tout autant. Mais indubitablement, sur le plan du métier d’écrire, il avait reconnu en Gustave Flaubert le maître incontesté des exigences du style et de la vérité littéraire.

Son premier livre paraît en 1916 : Pour mes amis, recueil composite, avec des vers mais aussi un fragment de Jean Clarambaux, une brève histoire de Seilles. Son second livre : un recueil composé de neuf histoires, avec Le Muet  et  Les carriers, repris du livre précédent. La mort de Petite Blanche raconte la vie d’un traîne-misère, Pierre Muraille. « On y côtoie » écrit Denuit, « des ouvriers qui triment pour vivre dans les carrières, s’abrutissent au cabaret et gardent, sous leurs dehors frustes, une sensibilité généreuse et vive »[11]. Dans ces textes, Jean Tousseul nous livre des pages admirables et documentées sur la vie des métiers : carriers, vanniers, sabotiers, derliers, mineurs des mines d’oligiste, ouvriers des fours à zinc. C’est surtout le monde des carrières qu’il décrit avec le plus d’insistance, de détails : il y reviendra régulièrement, même s’il le fait de manière plus atténuée dans ses œuvres postérieures : Au bord de l’eau, Le Village gris, Le retour, Le masque de tulle, La Roche de la Mère-Dieu, Tablettes ou encore Les feuillets rustiques. Tousseul est l’un des rares écrivains européens à avoir prêté voix et attention à ce métier qu’il décrit, de manière émouvante, avec une grande fibre sociale.

Jean Tousseul est aussi l’auteur de nouvelles historiques et légendaires. Il plonge dans le décor d’une vallée de la Meuse qui abrita des hommes préhistoriques, il y dépeint des destins épiques. Le délicat poète si attentif à la nature se révèle ici capable du souffle de l’épopée. La mélancolique aventure, L’exode, La parabole du franciscain, La légende des dogues, La maison perdue, Le passé, La légende de Geneviève de Brabant,  Le grand malheur ou encore L’épine blanche montrent toute la richesse de la palette de l’écrivain. Maître de ses outils, Jean Tousseul est prêt pour les grands cycles romanesques qui vont suivre.

Parmi ceux-ci, la saga de Jean Clarambaux, proche d’un modèle admiré : le Jean-Christophe de Romain Rolland. Si de nombreux éléments autobiographiques et un décor natal familier soutiennent le récit, l’écrivain élève ces éléments à un type universel. En cinq volumes (Le village gris, Le retour, L’éclaircie, La rafale, Le testament), cette saga se déroule comme un roman de formation. Elle nous retrace la vie d’un fils du peuple wallon, à travers les aléas de l’Histoire dont il est le contemporain. Cantique à son pays natal, autoportrait, peinture sociologique, exposé des motifs intérieurs et de l’utopie qui  requiert le jeune homme, futur écrivain à défaut de pouvoir devenir, comme il le rêvait, instituteur dans son village, Le village gris est une extraordinaire galerie de portraits : Monsieur Nalonsart, Man, Lardinois, le casseur de pierres Jean Smal sont plus que des personnages mosans : ils deviennent des archétypes humains, produits d’une société ancestrale, appelée à bientôt disparaître à l’issue des bouleversements qui enfantent le monde moderne. Le roman a aussi valeur d’archives, relatives aux paysages, à la flore, aux minéraux, aux métiers et à une langue, le wallon, avec ses particularismes. Cet accord de l’homme avec son environnement et ses grands cycles, typique d’une société encore agricole, souligne combien importante la sensation, combien structurant le rapport au sacré. Campé sur une ligne de fracture qui est celle de l’entre-deux-guerres, le romancier saisit, en même temps que les valeurs spirituelles contestées qu’il identifie, combien douloureux sera le siècle : une conception du bonheur, de la justice et de la solidarité va se fracasser durement dans les soubresauts du « progrès » qui coïncident avec la marginalisation progressive de la culture et de la langue wallonnes.

La première étape de cet exil est dépeinte dans Le retour. Notre héros a quitté sa chère campagne et vit dans une petite ville proche, Huy : il y subsiste, étudiant pauvre, déraciné. Entre éveil à la sensualité, sentiment de la déchirure et appel d’une vocation, l’adolescent est animé d’une grande utopie christique : prêcher la paix sur terre. Dans le volume suivant, L’éclaircie, Tousseul se livre à une satire féroce des milieux de l’enseignement. Mais c’est aussi la description d’un couple, d’une famille et surtout, plus globalement, de la vie de toute une communauté mosane à la veille de la guerre. C’est aussi la relation entre cette communauté et son environnement naturel, qui donne un sens à la vie des hommes. La fracture s’approfondira, minutieusement décrite dans La rafale. Tousseul parle des atrocités commises par les troupes allemandes dans la vallée mosane : Andenne a payé un lourd tribut lors de la guerre de 1914. Relatant les quatre années de l’occupation, l’écrivain décrit les exactions, l’exode, les meurtres de civils, les déportations, le froid, la faim, les épidémies. Le romancier parle de la vie quotidienne, brosse un tableau de la psychologie des hommes, et remontant aux origines, explique les vagues successives de la formation de sa région, carrefour de bien des affrontements entre les différentes vagues qui vont écrire l’histoire européenne. Ici aussi, le romancier ne se contente pas d’un récit linéaire, mais, comme d’habitude, nous donne à lire une mise en perspective de l’individu et de l’ensemble, du profane et du sacré, de l’événementiel et du permanent.  Ni pamphlet ni ouvrage pacifiste, ce roman se termine pourtant par la croyance de l’auteur dans un avenir pour l’humanité. Cette foi sera d’autant plus durement atteinte lorsque les années trente verront la montée en puissance des troubles socio-politiques et des systèmes totalitaires. Le romancier ne s’en remettra pas. La Rafale, nous avertit Désiré Denuit, « constitue un témoignage objectif, un document puissant et minutieux sur la guerre et le désarroi des esprits qui en résulta. Tousseul évoque le visage authentique de la guerre, il le peint avec franchise et indépendance, en homme libre qui aime son pays et qui souffre de le voir meurtri. Ce livre est aussi une condamnation. Jean Tousseul condamne le recours à la guerre, mais redoute que celle-ci ne reste longtemps encore accrochée au flanc d’une humanité toujours aux prises avec ses instincts élémentaires »[12]. La rafale est une des rares œuvres littéraires belges qui traitent avec rigueur, sens de la composition et du style, des années 1914-1918 en Belgique[13]. Tousseul s’y impose comme l’un de nos meilleurs chroniqueurs qui soient.

Dans Le testament, ayant atteint la quarantaine, Tousseul est préoccupé par le contexte international qui succède à la Première Guerre. Il est aussi de moins en moins certain que son idéal de paix et de justice puisse résister à ces événements. Dès lors, bouclant un parcours à la fois d’exil et d’appartenance à la communauté sociale, son héros amorce un retour en lui-même. Jean Clarambaux, atteint dans sa chair même, est forcé au repos à la campagne. Une certaine forme de sérénité se dégage pourtant des premières pages du récit : comme le Candide de Voltaire, il choisit une retraite, son jardin, son village, pour mettre au net sa propre histoire et communiquer son « testament » humain. Du sentiment rousseauiste de la nature à l’analyse des causes de la violence moderne, Jean Clarambaux se fait l’interprète de la pensée de Jean Tousseul. Ce constat s’énonce avec sérénité et sagesse, sinon avec un calme renoncement, comme l’avait bien remarqué Franz Hellens : « Le testament qui forme à lui seul un beau roman, ou un beau conte d’amour, est peut-être le plus émouvant de la série, d’autant plus poignant que l’on sent, dès le début, et sans se laisser suggestionner par le titre, que cet amour sera le dernier bonheur de Jean Clarambaux, le dernier témoignage (combien discret et jaloux) de son existence dure et tourmentée, ardente et déçue»[14].

À ce grand cycle romanesque succède une trilogie articulée autour de la figure de François Stiénon : Le cahier de François Stiénon, La cité fortifiée et Le livre de raison épousent étroitement la personnalité de leur auteur, dont la sérénité est encore traversée, parfois, d’éclats de révolte devant la misère et l’injustice. C’est d’une chronique de la vie d’autrefois dans une petite commune rurale du pays de Meuse, au cœur de la Wallonie, qu’il s’agit ici, non d’un roman de formation comme dans le cycle précédent. On y retrouve une tonalité sentimentale, fréquente chez Tousseul, souvent proche de la sensiblerie voire d’un apitoiement sur soi. La portée littéraire de ce trait stylistique a vieilli et passe mal aujourd’hui. Il est pourtant caractéristique du mode sur lequel souvent le Wallon se ressent et se positionne, contrairement à d’autres cultures romanes, où des œuvres comme celles de Charles F. Ramuz, de Jean Giono, d’Henri Pourrat ou d’Antonine Maillet, provençales comme chez Alphonse Daudet, ou occitanes comme dans les œuvres de Frédéric Mistral ou de Max Rouquette, trouvent, dans la proximité d’un terroir, d’une culture spécifique, une occasion de magnification et d’inscription identitaire.

Jean Tousseul a écrit bien d’autres ouvrages : les premiers sont des mines d’information pour qui veut connaître la vie du début du siècle, les coutumes, la langue, en Wallonie mosane. L’auteur égrène ses souvenirs et ses confidences : entre 1936 et 1942, paraissent ainsi Humbles visages, Almanach, Tablettes, Feuillets rustiques, Vieilles images, Méditations sur la guerre, Images et souvenirs, Silhouettes et croquis. Dans ces recueils, outre les coutumes et les traditions, ce sont aussi les paysages, les légendes et l’histoire du Namurois que dépeint l’auteur. Ces textes sont aujourd’hui quasi ethnologiques. Les seconds appartiennent au genre du conte et de la nouvelle : Au bord de l’eau, La mouette, Les oiseaux de passage, Le masque de tulle, La croix sur la bure, La roche de la mère Dieu, Lutins, La fée Claudine. Tousseul n’y est pas très éloigné des deux maîtres incontestés du genre : Maupassant et Tchekhov.

On sait que Tousseul n’obtint pas le Nobel, pas plus que le Goncourt et n’entra pas non plus à l’Académie. Il demeura… Tousseul. On peut dès lors légitimement s’interroger sur les raisons profondes de cet isolement et se demander  pourquoi cette œuvre occupe une position si singulière :

L’œuvre de Jean Tousseul bénéficie, depuis une quarantaine d’années, d’une réputation tranquille. Chacun, en effet, s’accorde à reconnaître à l’écrivain une place de choix dans l’histoire des lettres belges, mais peu se sont hasardés à le relire, voire à le republier. Tel un monument, l’œuvre survit de son prestige régional et de son rayonnement de l’entre-deux-guerres. Aussi se dégage-t-elle avec peine des stéréotypes : hymne à la classe laborieuse, témoignage de la condition ouvrière, célébration poétique d’une région (la Hesbaye namuroise), littérature de pitié et de compassion, les livres de Tousseul souffrent de ces images toutes faites[15].

Cette sorte de reconnaissance tranquille qui nous fait presque oublier le projet d’écriture, n’est-elle pas une manière d’évacuer de l’identité belge et donc de son histoire littéraire, un écrivain qui par ses thèmes, sa langue, son art et sa position sociale, marque une espèce de « blanc » dans notre identité collective ? Soulève des questions qui dérangent à la fois les tenants du mythe unitaire comme ceux de la régionalisation, et qui contrarie aussi bien les partisans du classicisme que ceux du formalisme moderne ?

Au-delà de l’œuvre, le projet d’écriture

Qu’en est-il par conséquent du projet d’écriture, que différentes lectures – le rousseausime de Tousseul, son esprit franciscain ou a contrario sa dimension de chantre de la condition ouvrière – tentent d’intégrer à des idéologies antagonistes? Si l’on peut à bon droit situer Tousseul dans une littérature du terroir, de l’enracinement et du social, il n’empêche que, écrivain sorti du peuple, il en conçoit un sentiment d’exil et de culpabilité. « Avec Tousseul », écrit Bertrand, « c’est toute la question de la littérature prolétarienne qui se pose de façon aiguë  […] d’un côté, éphémère, la tendance Barbusse qui accepte la soumission à une directive dictée ; de l’autre, constante, la tendance Rolland qui oblige l’écrivain à rester fidèle à sa conscience, fût-elle en rupture »[16]. Il y a chez Tousseul une montée progressive du sentiment de culpabilité et d’amertume. Par ses références, le romancier emprunte le chemin de la pure littérature. Qu’advient-il alors du « programme régionaliste et populiste de l’auteur » ? Pour Tousseul, capable de soutenir la comparaison avec les meilleurs auteurs européens dans l’art de conter et de faire surgir un certain fantastique, s’engager sur cette voie seule eût été compromettre le succès de sa position reconnue d’écrivain populaire et régionaliste. C’est de cette zone-là précisément que lui était venue la reconnaissance, notamment par l’entremise d’Eekhoud. Tousseul, fils du peuple, autodidacte, entend rester fidèle à son pays, à sa classe sociale. L’enracinement permettant la recréation du monde idéal de l’enfance comme la peinture d’une communauté à laquelle le poète restera fidèle toute sa vie  et l’imaginaire libéré marqué par l’errance et le décentrement sont deux des tendances à la fois contradictoires et complémentaires donnant à l’écriture de Tousseul sa singularité. Cette double stratégie, qui lui permet d’exceller sur les deux plans du style et des thèmes, possède en elle-même son propre piège : à la fois classés et inclassables, l’œuvre comme son auteur s’accommodent mal des étiquettes et des récupérations. Le projet d’écriture en devient « inactuel ».

Georges Eekhoud

L’œuvre de Tousseul ne peut se réduire à des traits angéliques. Comme chez Eekhoud, il y a dans un certain nombre de ses pages une irruption du désir, une violence du sensualisme. Le mode d’irruption du tragique est souvent exprimé par le terme soudain : « La solitude des êtres et l’attente à laquelle ils sont contraints se voient toujours rompues par un événement malheureux qui brise le fil de leur existence et survient comme un cataclysme », écrit Bertrand. Si l’apparition de l’Ange aux yeux de l’Homme Tout Seul est décrit comme un terrassement, c’est que l’auteur revisite ici un très vieux mythe, celui de l’ange et de la bête. Entre pureté et violence, entre instinct et surmoi, les personnages de Tousseul sont toujours complexes. Le terrassement se déroule selon des modalités récurrentes : la chute, l’accident, la vengeance, le châtiment, la fatalité complètent quelques métaphores emblématiques où l’eau est associée au trou (la neige, la glace, le fleuve, la crue d’une part ; le puits, la cellule, la mine, l’ergastule, l’enfouissement d’autre part).

L’aspect poétique ou bucolique, tout comme la dimension narrative de la réalité décrite par le romancier, dans son registre régionaliste ou prolétarien, est aussi toujours complété, à l’autre pôle, par l’irruption soudaine, ici encore, du fantastique, de l’exogène, de l’étranger, de l’irrationnel et de l’instinctif, qui viennent troubler l’ordre environnant. Parce qu’il ne donne pas d’explication causale à ce phénomène irruptif et déstabilisateur, le romancier lui confère précisément un statut de catastrophe. Mais cette tonalité, une fois encore, ne fait pas pour autant de Tousseul un écrivain fantastique : pas d’intervention du surnaturel et pas de perméabilité entre réel et irréel chez lui : la catastrophe vient rompre un état donné, mais après le passage de la perturbation, cet état se répare, et la vie reprend son cours.

Mais le résultat final du projet, c’est, au-delà de l’irruption du déstabilisant, du ratage ou du malheur, l’élaboration d’une « esthétique de la compassion et du bon sens »[17]. L’œuvre de Tousseul est traversée par l’observation du destin et des soubassements de l’être humain ; elle s’est pourtant fixé comme objectif de tendre vers une morale du salut et de l’équilibre, à travers l’exercice d’une certaine éthique. S’il n’y avait que l’éthique et la morale de la compassion, cette œuvre serait édifiante. S’il n’y avait que le fantastique ou l’art du récit, elle serait classique. Si elle n’était que prolétarienne ou régionaliste, elle serait simplement témoignage anthropologique et ethnologique. Mais elle est en définitive ambiguë, complexe, entre pathos et morbide, entre réalisme et poétique.

Littérature et identité

On sait combien le langage, ou la littérature, sont des vecteurs déterminants pour la construction d’une histoire commune, en ce qu’elles traduisent ou réfléchissent un ensemble de propos structurants de la société qui les produisent.  À ce propos, Danielle Bajomée écrit : « On ne peut se dissimuler le malaise dans la représentation qui affecte en Wallonie et la société civile et les repères symboliques qui définissent le groupe social comme tel. On connaît trop la valeur d’opérateur d’identité du mythe pour s’y attarder. […] Existe-t-il une mémoire partageable, sorte de consensus autour d’une vision du monde, d’une continuité de significations sans cesse tissées entre l’individu, les objets et les autres hommes ? En d’autres termes, les Wallons possèdent-ils un récit commun, un discours social commun autour de « lieux communs », qui manifesteraient leur culture singulière ? »[18].

Pour l’identité problématique de la Wallonie, comme pour celle de la Belgique, les représentations oscillent entre vide et plein, entre néant et imagerie du carrefour. Si la réalité politique pose problème, deux données importantes de la construction d’une identité sont toujours, avant même l’Histoire, la géographie et l’activité économique. Précisément, « à l’absence de perception réelle d’une conscience homogène dans sa sensibilité, sa mentalité, ses coutumes, ses patois, la Wallonie ajoute encore sa division en sous-régions, son goût apparent pour le petit et le morcelé. L’expérience émotionnelle de l’espace épouse cependant un vecteur : celui de la verticalité. Si la peinture et la littérature qui renvoient à la Flandre sont dominés par l’exaltation de l’ouvert, de l’issue vers l’horizon […], la perception mythifiée de la Wallonie apparaît, à partir de 1820 environ, comme contre-poétique : fermeture du spatial, architecture contre-horizontale, verticalité des collines naturelles »[19]. Chez ces écrivains sensibles au jeu des forces antagonistes du proche et du lointain, du déchirement d’un monde ancien et de l’enfantement d’un nouveau monde, de la condition ouvrière et paysanne opposée à celle des nantis, deux leitmotivs : chez Verhaeren, l’immensément et chez Tousseul, le soudain. Chez le premier, un appel à l’exploration, à la fusion avec le monde et ses énergies vitales, à l’instar du poète américain Walt Whitman ; chez le second, l’irruption brutale de la catastrophe, qui lézarde une fusion avec l’ici.

L’œuvre de Jean Tousseul est exemplaire de cette identité problématique : le bornage, le petit sont vécus sur le mode de l’affectivité. L’irruption de l’exogène, de l’étranger ou de l’étrangeté sont vécus sur le mode de la catastrophe. Le romancier est complexe comme la Wallonie elle-même : il en traduit, à la fois sur le plan affectif, ethnologique ou psychique toute la richesse et toutes les limites. Relire l’œuvre de Jean Tousseul sous cet éclairage, malgré certains de ses passages, aujourd’hui « datés », lui qui fut le témoin d’un gigantesque miroir de faille, à la fois mondial, européen et national, à la charnière centrale du XIXe et du XXe siècles, et qui appartint, comme Verhaeren, à une sensibilité littéraire non seulement belge mais européenne ne peut que nous inciter à reprendre cette question, vitale pour notre identité culturelle et notre destin communs dans un monde aujourd’hui globalisé.

Éric Brogniet

[1] Pour toute demande de prêt ou d’animation autour de l’exposition, prendre contact avec le concepteur  de celle-ci : adrien.laruelle@ac.andenne.be (0492/15 89 92).
[2] Fondée en 1923, Europe a pu compter sur des écrivains comme Georges Duhamel, Charles Vildrac, Luc Durtain, Jean-Richard Bloch et Léon Bazalgette, le traducteur de Walt Whitman mais aussi Romain-Rolland, symbole du pacifisme et de l’indépendance d’esprit, fort admiré par Tousseul.
[3] Les conteurs de Wallonie, 2 t., Labor, coll. « Espace Nord », 1985 et 1989.
[4] Oxyde naturel de fer se présentant en filons ou en masses et constituant un excellent minerai.
[5] Cette terre argileuse, déjà utilisée par les Romains lors de leur occupation du bassin mosan, joua un rôle essentiel dans l’industrie du feu : glaceries, verreries, creusets pour la fabrication du zinc, objets en céramique, pipes.
[6] Auteur de Le pain noir, Hubert Krains (Les Waleffes 1862 –  Bruxelles 1934) fut un ardent défenseur de la langue et de la culture françaises et un militant wallon : il sera l’un des premiers à collaborer à La terre wallonne, d’Élie Baussart. Comme Émile Verhaeren, Hubert Krains meurt broyé sous les roues d’un train, à l’âge de 71 ans.
[7] Georges Eekhoud (Anvers 1854 – Schaerbeek 1927) est notamment l’auteur, entre autres titres, de Kees DoorikEscal-Vigor (l’un des premiers romans à traiter ouvertement de l’homosexualité dans notre pays, réédité en 2017 chez Tusitala), Les fusillés de Malines, Cycle patibulaire, La nouvelle Carthage, Les libertins d’Anvers ou Voyous de velours. Lui qui vécut une grande passion amoureuse avec son secrétaire Sander Pierron, était aussi anarchiste : la thématique principale de son œuvre, qui débute dans une tonalité naturaliste, est l’opposition entre les laissés-pour-compte et la bourgeoisie, entre les pauvres et les possédants. Son œuvre est originale pour son époque : elle se définit par son anticonformisme, sa violence et sa sensualité ; et par une langue très expressive qui se distingue du style puriste défendu par Gilkin ou Giraud.
[8] Lire à ce propos Claude FROCHAUX, L’homme seul, L’Âge d’Homme, 1996, rééd. 2001. Et du même : L’homme achevé ou la fin des rêves, L’Âge d’Homme, 2011.
[9] Theodor Mügge (Berlin 1806-1861) est un auteur de récits et romans consacrés aux pays nordiques, notamment la Norvège, mais aussi de multiples contes et nouvelles. Il est également l’auteur d’un pamphlet contre la censure, et ses prises de positions libérales le conduisirent à être arrêté et persécuté par le régime prussien.
[10] Désiré DENUIT, Jean Tousseul : l’homme et l’œuvre, Office de publicité, coll. Nationale, sixième série, n° 65, 1945.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] On lira aussi avec intérêt, sur ce thème, Invasion 14, de Maxence van der Meersch (Roubaix 1907 – Le Touquet 1951). Son humanisme chrétien, sa peinture des milieux modestes de la région du Nord/Pas de Calais et son recours à un vécu personnel rapprochent van der Meersch de Tousseul.
[14] Témoignages sur Jean Tousseul, réunis par J.-P. BONNAMI, revue L’Horizon nouveau, 1939. Rééd. sous forme d’un volume collectif, avec des contributions e.a. de D. Denuit, B. Bolsée, R. Couvreur, L. Christophe, G. Vanwelkenhuyzen, F. Hellens, G. Charlier, G. Rency, E. Noulet, Presses de L’Horizon nouveau, 1941.
[15] Jean-Pierre BERTRAND, « Lecture », dans Jean TOUSSEUL, La Cellule 158, Labor, coll. « Espace Nord », 1990.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Danielle BAJOMÉE, « Mythologie de Wallonie. Le Petit », dans Deuxième Congrès La Wallonie au futur : Le défi de l’éducation, Namur, 1991.
[19] Ibid.



Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 195 (2017)