Un coup de coeur du Carnet
Georges EEKHOUD, Escal-Vigor, Tusitala, coll. “Insomnies”, 2017, 188 p., 13 €, ISBN : 979-10-92159-11-0
Comme ils s’aimaient ces deux-là ! Tel qu’on s’aime dans les légendes et parfois dans la vraie vie : dans le bonheur, l’adversité et jusqu’à ce que mort s’ensuive. On aurait tant voulu que la folie et la haine des hommes et des femmes n’entraînent pas leur mise à terre et à mort. Mais Georges Eekhoud (1854-1927), ce brillant écrivain flamand de langue française, n’a pas transigé avec son projet romanesque, poétique et politique, n’a pas tourné en bluette la lutte contre les préjugés sectaires qu’il a entamée après le procès d’Oscar Wilde. À son époque (et encore aujourd’hui dans certains pays, et parfois (près de) chez nous) on pouvait se retrouver en geôle ou lynché par des hordes en furie quand on vivait hors la loi sexuelle commune. Aussi Escal-Vigor ne pouvait finir moins tragiquement. Dans ce roman, plus que deux hommes, c’est l’amour et l’humanité qu’on assassine. La violence de la scène finale n’a d’égal que le sublime de l’écriture pour la raconter.
Ces-deux-là : Henry de Kehlmark, comte de la Digue, châtelain de l’Escal-Vigor, sur l’île nordique et imaginaire de Smaragdis ; Guidon Govaertz, fils d’un des principaux cultivateurs de l’endroit. Henry de Kehlmark est né d’un amour fou, fut un adolescent malheureux, mélancolique, attiré par les garçons sans oser l’exprimer – sauf quand il disparaissait des jours et des jours pour faire dieu sait quoi avec dieu sait qui. Il ne connaîtra physiquement qu’une seule femme, Blandine, sa confidente. Il lui vouera une amitié indéfectible ; elle lui sacrifiera sa vie de femme, gèrera l’intendance du château, les réceptions, sa prodigalité pour les villageois. Lors d’un festin, il tombe amoureux de Guidon Govaertz, joueur de bugle, « adolescent mieux découplé et plus élancé que les compagnons de son âge, aux reins cambrés, au teint d’ambre… ». Il en fait la conquête, devient son maître pour les arts, la musique, les lettres et le sport, vit avec lui tout le long des jours et de certaines nuits. Tous deux s’adorent réciproquement, sensuellement et secrètement. Malgré la prudence, ils sont découverts. D’odieux chantages s’ensuivent.
Histoire d’un amour absolu, ce roman est aussi une fresque de la vie des paysans, du peuple, de la jeunesse fantasque et brutale, des fêtes populaires, charnelles, des bassesses et des anathèmes des représentants de l’Église… et le combat d’un homme pour rejoindre sa véritable nature. L’accepter dans un monde hostile. Pour se réconcilier avec soi. Au risque de sa propre vie. « Demeurer fidèle jusqu’au bout à ma nature juste, légitime !… Si j’avais à revivre, c’est ainsi que je voudrais aimer, dussé-je souffrir autant et même plus que je n’ai souffert. » Depuis sa parution à la fin du dix-neuvième siècle, Escal-Vigor est régulièrement réédité. Que celles et ceux qui ne l’ont pas encore lu se précipitent sur cette nouvelle édition pour le découvrir, les autres pour le relire.
Michel Zumkir