Parmi les sources disponibles au sein des archives littéraires, la correspondance possède un statut particulier en termes de patrimonialisation puisque l’exhaustivité en la matière est un leurre absolu. Non seulement elle fait déjà l’objet d’une destruction bien plus fréquente que les autres traces matérielles laissées par l’auteur, mais sa collecte se heurte à un obstacle supplémentaire : la dispersion. Si tel auteur a pu être attentif à conserver précieusement l’ensemble des lettres qu’il a reçues, il n’en va pas forcément de même pour ses correspondants – c’est en l’occurrence un euphémisme dont tout chercheur en littérature est familier. Les manques, les trous, les ellipses ou hiatus accompagnent dès lors les recherches de celui-ci, forcé et contraint de laisser certaines missives sans réponse, ou de tenter malgré tout d’en supputer le contenu à l’aide d’autres ressources.
En outre, la correspondance d’un écrivain fait parfois office de petit laboratoire de l’écriture, offrant un éclairage sur l’œuvre en gestation – élément qui n’a pas échappé aux généticiens en littérature. D’un point de vue stylistique, elle complète ou nuance l’analyse que l’on peut établir à propos de la langue d’un auteur. Parfois, la lettre sert de prétexte à l’exercice d’un style, comme s’il s’agissait d’un banc d’essai de l’œuvre en devenir. On se souviendra à ce propos de l’expression de Jean Paulhan, pour qui les « mots-clés » d’un auteur sont ces « termes qu’il affectionne, des expressions qu’il charge – et qui le chargent – d’un sens particulier ». Pour le critique et éditeur français, ces mots fétiches, « loin d’être des mots astucieux ou commodes »[1], concentrent la pensée de l’auteur ; ce sont eux que l’on peut pister dans la correspondance lorsqu’on en réalise une étude attentive. En confrontant la prose épistolière à la production littéraire, le lecteur pourra ainsi mesurer l’ampleur de l’écart entre les deux types d’écrit, facilitant la caractérisation d’un style propre, quelquefois nourri ou au contraire dépourvu des codes spécifiques à telle époque ou des injonctions imposées par tel genre.
Souvent, enfin, le matériel épistolaire sert à nourrir la biographie d’un auteur, en ce qu’il comporte une kyrielle d’éléments factuels ou essentiels de son existence : où se trouve-t-il, à quoi est-il occupé, quelles sont ses préoccupations matérielles, amicales, familiales, sentimentales, etc. Il nous éclaire tout autant sur la nature des relations entretenues avec ses contemporains, sur ses réseaux d’influence, sur, en définitive, les éléments du champ dans lequel l’écrivain se meut et la position qu’il y occupe. D’un point de vue plus strictement autobiographique, la correspondance apporte également des informations sur l’intime, sur les états d’âme et autres tourments ; sur les réjouissances aussi, parfois. Ici encore, la question du destinataire – comme celle du narrataire dans la fiction – revêt une importance de premier ordre, la nature des relations entre l’émetteur et le récepteur d’une lettre modifiant sensiblement le contenu et la forme du message.
Jeanne de Tallenay, qui êtes-vous ?
Ces considérations générales étant posées, la question qui nous intéresse ici est de voir ce que la correspondance peut raconter d’un personnage aussi mystérieux que Jeanne de Tallenay. Femme de lettres d’origine franco-russe, naturalisée belge après son mariage, Jeanne de Tallenay (1862-1932)[2] fait partie de ces écrivaines francophones négligées par l’histoire littéraire, au point d’être pratiquement tombée dans l’oubli. S’il est vrai qu’en 2019, les éditions Névrosée ont réédité son roman L’Invisible (1892), parution qui lui valut l’une ou l’autre recension[3], il faut retourner dans des anthologies de la première moitié du siècle dernier pour glaner quelques maigres informations à son sujet. Pourtant, l’œuvre de Tallenay, aujourd’hui peu disponible, possède une certaine consistance et a bénéficié à son époque d’un accueil favorable de la part de critiques (masculins) ; elle-même collabore à La Jeune Belgique, à Durendal ou à L’Art moderne, ainsi qu’au Figaro sous le pseudonyme de Trévilliers. Est-ce le manque d’études, d’articles[4] ou de simples entrées dans un dictionnaire ou dans une anthologie qui alimente l’espèce d’aura de mystère qui entoure aujourd’hui sa personne ? Ou bien plus prosaïquement le fait qu’elle ait elle-même marqué un intérêt certain pour l’occultisme et l’ésotérisme ?
Il y a quelque temps, les AML ont acquis un important lot de lettres adressées à Jeanne de Tallenay ; aucune avec sa signature ne figure hélas dans ces archives[5]. Parmi ses correspondants illustres les plus assidus, citons Camille Lemonnier (49 lettres), Edmond Picard (32 lettres), Victor Charbonnel (20 lettres), Maurice Maeterlinck (9 lettres), Jef Lambeaux (8 lettres). Que nous disent toutes ces lettres de notre (encore) énigmatique écrivaine ? Si j’omets volontairement par la suite les informations de type biographique pour me concentrer sur la réception de l’œuvre, telle qu’on peut la percevoir à travers quelques extraits de la correspondance, je ne résiste cependant pas à retranscrire quelques mots que Camille Lemonnier, dont on appréciera le style, adresse à Tallenay : « Je les ai lues toutes deux [il s’agit de lettres] avec une émotion grave, avec l’émotion de vous sentir détachée de votre pauvre vie minutieuse, si compliquée de mille soucis enchaînés que c’est encore à travers la distance que deux esprits peuvent encore mieux se rencontrer. »[6]
Dans une lettre du 14 mai 1898, Edmond Picard – dont Tallenay aurait été une maîtresse occasionnelle[7] – se montre dithyrambique lorsqu’il commente sa lecture de ce qui est sans doute, vu la date, le roman Le réveil de l’âme, visions à l’Abbaye de Villers : « […] je lis votre livre […] je le trouve vraiment admirable de style et de pensée. […] Mon enchantement a été constant : noble limpidité de votre phrasé, ingéniosité des images, netteté et charme des descriptions, imprévu et profondeur des réflexions, analyse subtile des psychologies, abondance du vocabulaire et des observations, tout ce qui fait le grand et bel écrivain et qu’on ne peut exprimer que par ces formules d’école, vous l’avez manifesté en cette belle œuvre qui, si la critique se montre attentive et juste, vous classera aux hauts grades littéraires. »[8] Dans une autre missive, Picard, qui se montre souvent plus fasciné par les vertus physiques et morales que littéraires de sa « bonne, chère, tendre, intelligente amie »[9] souligne toutefois les « dimensions de [son] écriture virile ». La formule peut faire sourire… ou grincer des dents mais elle pose toutefois la question de l’existence d’un style féminin, que d’aucuns repéreraient chez de Tallenay. Ainsi, Hubert Krains, dans une critique du recueil de nouvelles Treize douleurs, pointait-il la présence d’une héroïne, qui « est généralement la femme que le progrès nous prépare. Ce n’est plus l’être doux et bon, tout cœur et tout instinct, la femme du gynécée et de la cuisine, mais une femme forte qui porte l’amour dans sa tête beaucoup plus que dans sa poitrine. »[10] Dont acte.
Plus subtil et ouvert se montre Maurice Maeterlinck dans sa correspondance. Tout en ne masquant pas certaines réserves à l’égard des poèmes qu’il a reçus, l’auteur de Pelléas et Mélisande encourage Tallenay à se montrer plus hardie : « Je les aime, non pour leur forme extérieure, qui est souvent défectueuse et incertaine, mais parce que je sais qu’il y a en eux une force très réelle, peut-être saisissante, qui demande à s’épanouir librement et qui attend un peu d’audace et quelques jours de certitude. Les domaines de la femme sont si vierges encore et si grands dans la littérature ! Elle pourrait nous dire tant de choses que nous ne soupçonnons même pas. […] Je ne vois guère que Rachilde jusqu’ici qui nous a dit des choses qu’un homme n’aurait pas pu nous dire. […] Je ne vois qu’elle et vous dans toute la littérature féminine d’aujourd’hui, vous avez des dons aussi merveilleux que les siens mais elle semble déjà plus libre, et elle ose s’exprimer davantage. »[11] Sur un autre carton non daté, probablement de 1896, le futur Prix Nobel se montre plus ébloui encore. Sa lettre dénote par ailleurs une connaissance réelle de l’œuvre de sa correspondante : « Je viens de lire votre petit livre et, si je ne me trompe étrangement, c’est un pur et profond chef-d’œuvre. Il y avait une grande distance entre Treize douleurs et les volumes qui les précèdent, il y a une distance bien plus grande encore entre le Sanatorium et Treize douleurs. »[12] Maeterlinck s’émerveille : « Je ne sais vraiment comment en si peu de temps, tout a pu se purifier, s’agrandir et s’approfondir ainsi dans une âme. » Publié aux éditions de la Veuve Larcier en 1896, Au Sanatorium est une longue nouvelle, que Paul Aron estime être « sans doute le premier texte littéraire belge sur le sujet, et un des premiers de langue française »[13].
Il arrive que la dimension ésotérique de certains textes déroute les moins aguerris, comme ici Fernand Séverin, qui commente le recueil Treize douleurs (1895) : « Le livre me plaît fort. Et m’échappe, cependant, en quelques-unes de ces parties, où intervient l’occultisme ; car, en ces sortes de choses, je suis un profane. Mais l’émotion profonde et naïve qu’anime certains de vos écrits, tels qu’Au loin et En mer a touché l’ignorant que je suis ; ils sont poignants parce qu’ils sont sincères et humains, et la grandeur du cadre où ils se déroulent ajoute encore, par son contraste, à leur beauté. […] Tout cela est écrit d’un style ferme et fort, où l’on sent l’enthousiasme et l’émotion. Si on laisse de côté les paysages, les pages les plus belles de votre livre sont des morceaux de passion ou d’éloquence. »[14]
Loin d’avoir épuisé les enseignements que l’on pourrait tirer de la correspondance adressée à Jeanne de Tallenay, conservée aux AML, ces quelques fragments montrent bien le potentiel que recèlent les archives épistolaires d’écrivains. Dans le cas particulier d’une personnalité encore largement méconnue comme notre autrice, celles-ci permettent de commencer à dessiner les contours d’une vie, d’une pensée, d’une œuvre. Une affaire à suivre, très certainement…
Laurence Boudart
[1] Jean PAULHAN, Les fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1990 [1941], p. 90.
[2] Les dates de naissance et de mort de Tallenay sont fluctuantes selon les sources. On trouve généralement les mentions de 1869-1920 (notamment dans la notice d’autorité de la BNF, sur Wikipédia ou dans le Dictionnaire des femmes belges). Toutefois, un article de La Nation belge du 26 avril 1932 annonce son décès survenu « à Rome à l’âge de 70 ans » ; on peut donc en conclure qu’elle ést née en 1862 ou 1863.
[3] Ainsi celle signée par Frédéric Saenen pour Le Carnet et les Instants, sous le titre « Ah, je les vois déjà… », https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/02/19/tallenay-l-invisible/, ainsi que sur le site de l’Université de Liège, https://www.campus.uliege.be/cms/c_11806418/fr/jeanne-de-tallenay-l-invisible.
[4] Citons néanmoins l’étude d’Éric VAUTHIER, « Sous le signe de l’occultisme et de la souffrance : Treize douleurs, de Jeanne de Tallenay », dans Concepción PALACIOS et Pedro MÉNDEZ ROBLES (éds.), Femmes nouvellistes françaises du XIXe siècle, Peter Lang éditions, coll. « Espacios literarios en contacto », 2013, p. 263-279.
[5] À dire vrai, les collections des AML ne conservent que deux lettres de Jeanne de Tallenay, adressées à Edmond Picard. Présentes dans les collections depuis 1969, elles font partie de la vaste correspondance entre Picard et Judith Cladel et leur présence semble dès lors fortuite au sein de cet ensemble (ML 02639/0425bis et /0455bis).
[6] ML 13107/2, 28 décembre 1899.
[7] Voir Paul ARON et Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Edmond Picard (1836-1924). Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle. Essai d’histoire culturelle, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, coll. « Thèses et Essais », 2013, p. 256.
[8] ML 13109/12.
[9] ML 13109/4, 8 novembre 1893.
[10] Hubert KRAINS, « Chronique littéraire », dans La Société nouvelle, juillet 1895, p. 273.
[11] ML 13359/2, s.d.
[12] ML 13377/8.
[13] Paul ARON, « La sociabilité des chaises longues », dans COnTEXTES, n°19, 2017, http://journals.openedition.org/contextes/6289.
[14] ML 13110/5, 3 juillet 1895.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°212 (2022)