Notes bleues et bruit du temps

Extrait de « Marguerite » – © Joe G. Pinelli et Martin de Halleux éditions
Dans le champ de la bande dessinée belge, Joe G. Pinelli délivre une voix à part, un univers puissant, marqué par une profonde originalité. Sa signature relève de l’underground non seulement en raison de l’accueil de ses premières productions dans des fanzines, chez des éditeurs indépendants mais, plus fondamentalement, dans la manière de s’emparer du neuvième art. Depuis les années 1980, qu’il exploite les registres du noir et blanc dont il est l’un des grands maîtres ou l’espace de la couleur, il réinvente les possibles d’un médium qu’il incline vers la littérature. Considéré comme un des pionniers de la bande dessinée autobiographique bien avant que la tendance ne déferle, il déplace les limites du genre, tordant le cou aux conventions.
Né en 1960 à Courcelles, Joe G. Pinelli suit les cours de bande dessinée de Jacques Charlier à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège. Il abandonne son nom Bertrand Dehuy au profit d’un pseudonyme qui, dans l’imaginaire, allie le monde du jazz, de la boxe et l’Italie. Si Pinelli est le nom de son arrière-grand-père qui était mineur, il éveille en nous le souvenir de l’anarchiste italien Giuseppe Pinelli, un cheminot militant, un partisan qu’un commissaire de police défenestra le 15 décembre 1969 alors que Pinelli était interrogé à propos du massacre de la Piazza Fontana, une explosion à la bombe orchestrée par l’extrême-droite. Une corrélation d’autant plus saillante qu’il signe Joe G. Pinelli, ajoutant un G. à son prénom. Comme il le confie dans un entretien, ses origines, la lumière sombre des terrils, les boyaux de la mine, la noirceur du charbon et des paysages imprègnent son travail qui descend dans les entrailles des pulsions au travers d’une dramaturgie du noir et du blanc, de gris crasseux ou énigmatiques. Si le style de Pinelli a évolué au fil des années, certains de ses albums affectionnent un trait charbonneux qui concourt au brouillage des limites entre littérature et bande dessinée.
Sur les planches souffle un vent de liberté : liberté du style, du ton, de la narration, de l’organisation spatiale et temporelle des pages. Accueillies par des fanzines, par les Editions Sherpa, les Ed. PLG, ses premières expérimentations narratives et graphiques en noir et blanc concoctent une nouvelle grammaire du voir et du lire qui passe par une forme inédite : l’injection de récits autobiographiques qui jouent sur les ruptures de rythme entre le texte et l’image, la fusion de l’hétérofiction et de l’autofiction, du biographique et de la littérature, la déconstruction du scénario. Influencé par les grands sorciers du noir et blanc — Muñoz-Sampayo, Hugo Pratt…—, il privilégie longtemps la plume. Une magnifique journée (Ed. Les Requins Marteaux, 2005) marque un tournant à plus d’un titre. D’une part, il s’affranchit du noir et blanc et s’aventure dans le continent de la couleur qu’il revisite sous le prisme d’influences picturales, d’autre part, il creuse une thématique qui le hante (l’Histoire s’étoilant de la Première à la Deuxième Guerre mondiale) en la mettant en abyme au travers du récit d’un compositeur que le nazisme contraint à l’exil. À côté de la plume, Pinelli élit désormais la gouache, le pastel, l’huile.
S’il remet en question une certaine grammaire dominante dans la bande dessinée des années 1980, il entretient une relation complexe à l’autobiographie qu’il met à l’honneur. Il déconstruit la machinerie autobiographique, s’écarte de son code en refusant le dévoilement de l’intime, en préservant les zones secrètes. Nous sommes ailleurs avec Joe G. Pinelli, dans un espace qui ne relève ni de l’auto-récit ni de l’étalage biographique. C’est de façon oblique, maquillée, transfigurée que le Je (mais quel Je ?, le Je de l’artiste, du narrateur, de Bertrand Dehuy ?) se montre. Avec la quintologie autobiographique parue aux Editions Sherpa (Joged-Bumbung, 1990, Gorilla-Gorilla, 1991, WildKate, 1992, Egri Bikaver, 1997, Luik’ Sartori, 1999), avec la trilogie No mas pulpo (Plus jamais de poulpes), Nos mas chorizo (plus jamais de chorizo), Que cigares (unicamente puros) — parus respectivement en 1990, en 1992 et en 1993 chez PLG —, la veine de l’intime est déracinée. Nous sommes au plus loin d’une écriture du moi qui sera promise à une déferlante virale accouchant parfois d’une médiocrité formatée. Joe G. Pinelli déjoue les pièges du se dire, du dire et du voir. Le Barcelone et le Liège de No mas pulpo et des tomes 2 et 3 sentent les nuits sans fin, le sexe, les bitures pharaoniques. Les tranches de vie, réelles ou surréelles, les virées avec les copains sont traduites par l’indiscipline du dessin et de ce qui est narré sous une forme qui épouse le discontinu. Agrammaticalité recherchée du langage et du fil narratif, explosion d’inventivité, pulpe de la chair, des scènes de baise et des déambulations de noctambules, spéléologie des mondes de la nuit des corps et des âmes… La quête de l’auteur plonge à la verticale des nerfs et des interrogations sur le pourquoi et le comment de l’existence. Virtuose des masques et des distorsions, ne reculant pas devant la crudité, il s’écarte de la veine rousseauiste de la confession et, par la subversion de la représentation, du rapport entre le texte et l’image, il redéfinit le pacte de lecture. Usage de l’argot, traits nerveux, importance de l’érotisme, ambiance dark au travers d’un périple ibérique, la trilogie opte pour un récit haché, libéré du carcan de la progression narrative.
Le filon autobiographique (déconstruit/reconstruit) se poursuit dans la trilogie de La dinde sauvage (Ed. PLG), composée des tomes Sainte Victoire (1996), Mont Ararat (1997), La Soufrière (1999). Dans un entretien avec Thierry Bellefroid, il énonce la nature et les ressorts du paradoxe de l’auto-fiction mais aussi du « Madame Bovary, c’est moi » : « En fait, dès le départ, en voulant vraiment dire ce qu’on est, il faut prendre un masque pour pouvoir dire ce qu’on dit. Il y a la volonté d’exposer la vérité mais en se cachant, c’est un double jeu. Ce qui fait que ce n’est jamais de l’autobiographie pure mais c’en est une quand même ».
Représentant majeur de la BD alternative, auteur d’une œuvre prolifique, en constant renouvellement, dessinateur, scénariste mais aussi illustrateur, Joe G. Pinelli attire la bande dessinée vers son hors-champ, vers ses limites, privilégiant des récits parfois muets, recourant à une voix off, à un monologue en extériorité, laissant les images s’agencer en séquences libres qui déroulent la logique du rêve. Le dialogue s’absente, la photographie influence la représentation. Du côté de la fiction, se tiennent entre autres Le passage du lézard (Ed. du Lézard, 1997), La voix intérieure avec Milo (Ed. Ego comme X, 1999), Arrêtez le carrelage. Le Poulpe 5 sur un scénario de Patrick Raynal (Ed. Six pieds sous terre, 2000), Caz roman. Un américain paysage (Ed. Six pieds sous terre, 2001), Une magnifique journée (Les Requins Marteaux, 2005), Trouille avec Jean-Hugues Oppel (Ed. Casterman, 2009), Féroces tropiques avec Thierry Bellefroid (Ed. Dupuis, 2011), Midi moins le quart avant l’autodafé avec Thierry Bellefroid (Ed. PLG, 2013), Das Feuer avec Patrick Pécherot (Ed. Casterman, 2018), Marguerite, récit muet aux Ed. Martin de Halleux (2020).
L’atypicité de son œuvre touche au matériau même de la bande dessinée dont il fait éclater les coutures : atypicité des découpages, de la langue, de la structuration du récit. Il ne s’agit point d’une atypicité posée a priori comme une déclaration de guerre aux langages esthétiques qui ont cours mais d’une atypicité chaque fois singulière qui répond à un problème précis, à la nécessité d’exprimer ce qui ne peut se couler dans les codes en vigueur.
Le trait poursuit ses métamorphoses, rugueux, abrasif au début, parfois dense et touffu, souligné par des ombres envoûtantes, plus délié par la suite, adoptant la souplesse des chats ou explosant dans une violence qui ravage tout, contours, personnages et histoire. Aucune volonté de plaire, de séduire, d’haranguer les lecteurs mais l’expression à la fois viscérale et mûrement réfléchie d’une vision du monde, une attention aux rapports entre les humains, à des atmosphères imbibées de polar et de jazz, aux questions de l’immigration, des petites gens, de la pieuvre capitaliste (pensons à Caz roman).
Adapté d’un roman noir de Marc Behm, Trouille de Joe G. Pinelli et de Jean-Luc Oppel sonde les mille et un états de la peur à partir d’un personnage étrange, Joe Erg, en proie à une indicible propension à perdre pied. Si, rythmée par des parties de poker, sa vie n’est que fuites d’un continent à l’autre, d’une femme à une autre, c’est parce qu’à l’adolescence il L’a croisée. Maquillée, grimée sous les traits d’une femme vêtue de noir, portant des lunettes solaires, il a contemplé la Mort. Déduction implacable : il s’agit bien de la Camarde car chaque fois qu’il croise ladite femme, une personne de son entourage trépasse. Le rythme angoissant et étouffant d’une fugue perpétuelle tient d’une course-poursuite empreinte de fantastique. Scénariste et dessinateur des atmosphères, Joe Pinelli use du jazz comme vecteur à la construction du récit : la liberté de l’improvisation, les jam sessions ont pour équivalent graphique et narratif le choix d’une absence de cases, la trajectoire d’un personnage qui évolue sans la contrainte d’un des brins d’ADN de la bande dessinée classique, à savoir la division de la planche. Dans ses albums, la force expressive, l’émotion intérieure, l’intégration subjective des événements, des faits historiques l’emportent sur la volonté de reconstitution. La dimension à la fois organique et onirique de son trait, de sa mise en récit appartiennent à une logique de la sensorialité.
Magistral roman graphique en noir et blanc, adaptation de Le Feu. Journal d’une escouade d’Henri Barbusse, Das Feuer de Patrick Pécherot et Pinelli paraît en 2018 à l’occasion de la commémoration du centenaire de la fin de la guerre 1914-1918. Le titre allemand, Das Feuer, indique d’emblée le choix de présenter la narration du côté allemand, de nous immerger dans l’enfer des tranchées, des paysages de boue. Prisonniers de feux d’artifice d’obus tirés par l’armée française, des soldats allemands, Kurt, Müller, Kropp… traversent des champs détrempés où ils s’enlisent, en quête de la tranchée qui va les sauver. Pour traduire la boucherie d’une guerre qui sacrifie des millions de soldats réduits à de la chair à canon, Pinelli opte pour un dessin halluciné, tournoyant, s’emportant dans des traits qui hurlent et se tordent. Les treize chapitres du roman graphique (sur les vingt-quatre du roman de Barbusse qui lui valut le Prix Goncourt en 1916) s’avancent comme treize stations du calvaire que fut la Grande Guerre. Les hurlements, les corps des soldats s’enfonçant dans des marécages, agonisant ensevelis dans la gadoue, ne se détachent plus de la terre meurtrie, bombardée, qui sera leur tombeau. Au terme du carnage que les auteurs matérialisent par une rythmique narrative reproduisant la pluie des bombes et des obus, l’aube pourtant advient. La lumière de la paix pointe son visage.
Son art interroge un visible frangé d’invisible et repose sur une soustraction du voir afin d’amener ce dernier à générer des visions, c’est-à-dire des images psychiques qui bondissent au-delà de la surface des choses. Évoquant son travail, plus particulièrement Une magnifique journée, l’auteur parle d’images sonores au sens où, écrit-il, « une image sonore met en avant l’émotion que je voulais transmettre à mon lectorat ». Porté par la splendeur de couleurs ivres, dans une tonalité qui tient de la nostalgie et de la survivance, l’album retrace la biographie d’un compositeur austro-hongrois qui, en 1933, lorsque le national-socialisme étend ses croix gammées sur l’Europe, gagne New York où il tente de reconstruire sa vie. Il mourra dans le désert mexicain, laissant au monde des compositions qui révolutionnent le langage musical. Souvent, Joe G. Pinelli est le témoin d’un témoin. C’est le cas dans Une magnifique journée mais aussi dans l’éblouissante série, Les carnets de Kurt Hix. Au travers du personnage d’un peintre-faussaire qui tient son journal durant des décennies, les fascicules Les carnets de Kurt Hix se réapproprient une séquence historique que Pinelli a souvent questionnée, celle qui va de la Première Guerre mondiale, de la montée du nazisme à la Deuxième Guerre mondiale, la Solution Finale. Le travail de l’imaginaire confronté à un bloc d’espace-temps réel — ici, la période qui s’étend de 1914 à 1947 — s’apparente à l’intussusception, au mécanisme d’accroissement de la réalité vivante par l’intériorisation que l’artiste en opère. La trajectoire de Kurt Hix radiographie les soubresauts de la première partie du 20e siècle : expérience des tranchées durant la Grande Guerre, révolution allemande de 1919, liberté et effervescence artistique de la République de Weimar, montée de l’hitlérisme, fuite de Kurt Hix sur l’île de Porquerolles en 1930, ensuite son exode à Paris, puis en Océanie dans les années 1940. Les tensions du récit rencontrent celles qui divisent le personnage : tiraillements entre oubli et renaissance, entre emprise des ténèbres (politiques, psychiques…) et quête de la lumière. Au déluge des bombes, Kurt Hix oppose le pinceau, la palette des couleurs. Pris dans une entreprise d’effacement de son nom, de son être, les peintures qu’il réalise sur l’île de Porquerolles le dotent d’une nouvelle identité, celle de Van Gogh. Taillé dans une splendeur picturale, sur un scénario de Thierry Bellefroid, Féroces tropiques retrace la trajectoire de Heinz, à nouveau un peintre allemand, engagé en 1913 dans une mission océanographique en Papouasie. Abandonné dans un Eden tropical, livré à la beauté immémoriale des forêts, il sera parachuté dans le Moloch de la guerre 1914-1918 avant de repartir, à l’armistice, à la recherche de son paradis vert, en deçà du temps de la Chute métaphorisée par le conflit mondial.
Féru de jazz, passionné par la musique, Joe G. Pinelli explore les contrastes, les dialogues entre la pesanteur (pesanteur historique, psychologique, politique…) et la légèreté (délivrance, grâce, notes aériennes de la musique…). Il publie Bartok en 2009 (Pinelli et Alain Goutal), Claude Debussy la même année (texte de Didier Daeninckx et 2CD) et, en 2010, sur un texte de Marc Villard, Bye bye Blackbird. Objet comprenant deux CD (Miles Davis, John Coltrane, Louis Armstrong, Chet Baker…) ainsi qu’un récit poétique en prose, Bye Bye Blackbird nous balance une balade sonore, textuelle et rétinienne sur les terres du jazz. Illustré par des dessins hantés, gorgés de notes bleues, le récit nous embarque au cœur d’une ville où évolue une tribu de musiciens inventant tout à la fois une musique novatrice et une manière de vivre.
Un des filons noirs du continent Pinelli pourrait être condensé par le titre du récit autobiographique du poète Ossip Mandelstam, paru en 1925, Le bruit du temps. À l’écart de la littérature marketing, de la bande dessinée conventionnelle ou grand public, en dehors de la machinerie du système des Lettres, avec la fièvre des aventuriers, des explorateurs, en marge des grandes parades culturelles, il s’avance comme un scaphandrier qui plonge son imagination, sa plume, son pinceau dans les remous boueux du temps, de vies excentrées, d’êtres vivant aux lisières. C’est un peintre et un poète de la matière qui nous donne à entendre et à voir la substance des êtres et des événements, les fracas, « le bruit et la fureur » d’une Histoire entre Chandler et Shakespeare, les tourbillons de tranches de vie happées par la nuit. Sa lampe sur le front, il descend dans les entrailles de la terre et de la modernité, se glissant dans la mine, dans les galeries du 20e siècle. Donnant des coups de grisou dans le monde des cases et des phylactères, il ramène des fragments de roches de charbon, des concrétions de houille mais aussi des pépites qui lorgnent vers le roman noir, le fado et le spectre de Pessoa hantant Lisbonne (Fado, avec Milo, Ed. du Lézard, 1998), vers les transes érotiques (Crayonnés érotiques, 2002), collaborant avec les textes de Thierry Bellefroid, Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Patrick Pécherot, Marc Villard, Willem Elsschot, Patrick Raynal, Marc Behm, Jean-Hugues Oppel…
Dans Marguerite, au fil d’une promenade amoureuse en vingt-cinq images sans parole, en noir et blanc, l’artiste nous invite dans le Paris des années 1930, dans une histoire de regard, de déambulation et de séduction. Sommet de son art, Marguerite narre la vie de la capitale française le 12 février 1934, jour de mobilisation de la gauche républicaine contre la montée du fascisme, en réaction au rassemblement de l’extrême-droite du 6 février. Sur fond de tableaux des rues parisiennes, nous découvrons un jeu d’attirance et de complicité entre un peintre ébloui par une jeune fleuriste qu’il a croisée et ladite créature suivie par l’artiste qui en brosse des portraits. L’auteur recourt à une construction graphique qui, passée la première image, donne à voir le peintre sur la page de gauche et Marguerite, observée et dessinée par le peintre, sur la page de droite. À côté des monographies, de la publication des œuvres du graveur Frans Masereel, Félix Vallotton, José Guadalupe Posada et bien d’autres, l’éditeur indépendant Martin de Halleux poursuit un magnifique travail éditorial en créant une collection « 25 images » dédiée à la narration graphique. C’est avec brio que Joe G. Pinelli signe le deuxième volume de cette collection inspirée par le roman graphique que Masereel publia en 1908, 25 images de la passion d’un homme.
L’œuvre de Pinelli a pour combustible la passion d’une expérimentation follement inventive qu’on placera sous le signe « In the mood for underground ».
Véronique Bergen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°210 (2022)