Portes et livres ouverts : le Goût des Lettres

Barbara Abel Eric Brucher le gout des Lettres

Barbara Abel évoque « L’innocence des bourreaux » au micro d’Eric Brucher (c)Michel Torrekens

De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir l’œuvre d’auteurs belges francophones. Des lieux essentiels puisqu’ils permettent de mettre un visage sur un nom et d’entendre l’écrivain s’exprimer en direct sur son travail. Partons à la découverte de ces lieux. Dans ce numéro, le Goût des Lettres à Néthen.

Collaboration du Centre culturel de la vallée de la Néthen, de la Bibliothèque communale de Grez-Doiceau et de la Maison du Conte et de la Littérature en Brabant wallon, les soirées Le Goût des Lettres se présentent sous la forme de rencontres… culino-littéraires. Un concept original, abonné au succès, qui a trouvé un public de participants fidèles.

Cuisiner ou être cuisinée

Sur le coup de 19 heures, ce vendredi 18 mars, une quinzaine de tables de cinq à six personnes, décorées en rouge et noir, sont dressées dans la grande salle de l’Espace culturel, place de Trémentines, à Néthen, petite commune près de Beauvechain. Derrière une table installée sur un petit podium, un grand écran affiche des couvertures de romans de l’invitée du jour, Barbara Abel. Elle est reçue à la suite de la publication de son dernier polar, L’innocence des bourreaux, publié chez Belfond. Beaucoup de convivialité dès l’accueil et des conversations qui vont bon train, tandis que le chef Pierre de Cuypere et son équipe s’activent en cuisine pour préparer la surprise culinaire inspirée par l’œuvre de l’invitée. Originalité : cette soirée s’inscrit dans le cadre du festival littéraire du Brabant wallon qui se déroule chaque année au mois de mars. Cette manifestation littéraire d’envergure, Les nuits d’encre,  a choisi pour sa 23e édition le thème des chemins de l’angoisse. Barbara Abel en était l’invitée d’honneur avec l’auteur jeunesse Kitty Crowther.

Au micro et cofondateur du projet Le Goût des Lettres, Éric Brucher interpelle Barbara Abel : « Vous préférez cuisiner ou être cuisinée ? », lui demande-t-il d’emblée avec un demi sourire. Rodée aux interviews, la romancière bruxelloise n’hésite pas et répond avec franchise et en toute décontraction : « Je suis mauvaise cuisinière. C’est plutôt mon homme qui cuisine, pour le plus grand plaisir de nos deux enfants ! »

Bernard Pivot du Brabant wallon

Parce que ces entretiens se déroulent un vendredi, mais aussi parce qu’ils sont minutieusement préparés pour permettre une rencontre décontractée, souriante et accessible, Éric Brucher pourrait être qualifié de Bernard Pivot du Brabant wallon. Le physique en moins ! Il pratique d’ailleurs le journalisme sur les ondes de la radio Antipode, à laquelle il livre ses chroniques reprises ensuite sur le site internet. Il est également professeur de français à l’école internationale Le Verseau, où il partage sa passion de la littérature avec des jeunes. Auteur lui-même, il a publié trois romans chez Luce Wilquin : Soleil, Devant, en 2009, tour du monde inscrit sur les traces d’Ulysse pour mieux se retrouver, Colombe, en 2011, roman d’une adolescente, Antigone moderne confrontée à l’anorexie par faim d’absolu, qui lui a valu le Prix Sander Pierron de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, et La blancheur des étoiles, en 2014, sur le désir d’enfant et le désir d’amour.

Une première volée de questions lui permet de parcourir le cheminement littéraire de Barbara Abel qui, avec L’Innocence des bourreaux, signe son dixième roman, sachant qu’elle a également écrit deux scénarios de bandes dessinées ainsi qu’une pièce de théâtre, L’esquimau qui jardinait. « Je voulais devenir comédienne à l’origine, précise Barbara Abel. Mes années de théâtre me permettent d’interpréter les personnages et de ressentir leurs émotions. » Au rythme d’une conversation à bâtons rompus, de haute tenue, Éric Brucher présente l’œuvre avec naturel, ses questions soulèvent parfois des rires, désarçonnent à l’occasion son interlocutrice pour le plus grand plaisir du public qui applaudit certaines réflexions.

Princesse du polar

À celle qu’il présente comme « la princesse du polar », le maître de cérémonie pose des questions qui abordent autant le point de départ d’un roman, « je jette les premières idées qui me viennent car ce sont celles que le lecteur pourrait aussi avoir et il n’y aurait pas de surprise pour lui » que la manière dont elle construit un livre : « Je ne travaille pas à partir d’un plan, je dois souvent revenir en arrière en fonction des idées qui me viennent, au point qu’il m’est déjà arrivé de devoir enlever un personnage. » Autant la question du genre, « pour moi, le thriller est la mise en scène d’une émotion, qui éveille un frisson pour un personnage vis-à-vis duquel on peut avoir de l’empathie parce qu’il est proche de nous », que ses rituels d’écriture, « je m’attache à des horaires de fonctionnaire, même si je travaille toujours dans une urgence » ou la possibilité de gagner sa vie comme écrivain : « Je vis correctement de ma plume. Je n’ai pas d’autre métier. Le plus intéressant financièrement, ce sont les adaptations cinématographiques, comme celle de mon roman Un bel âge pour mourir en 2008 (Miroir, mon beau miroir, téléfilm de Serge Meynard, avec Marie-France Pisier et Emilie Dequenne, ndlr) ». Ses implications dans la vie littéraire et notamment sa participation à la Ligue de l’imaginaire, « un collectif qui veut donner ses lettres de noblesse à la littérature de genre et dont les membres se sont autoproclamés les Marmottes exhibitionnistes ! », comme ses goûts littéraires : « Je n’ai pas de maître, mais des livres qui comptent ou qui ont compté, comme La maison près du marais, d’Herbert Lieberman, qui fut une révélation pour moi, ou Novecento : pianiste, d’Alessandro Barrico. » Quand Éric Brucher lui demande quel auteur elle aimerait rencontrer au paradis, ou plutôt en enfer vu l’univers de ses thrillers psychologiques, elle évoque plutôt des personnages comme Cyrano de Bergerac ou Valmont de Choderlos de Laclos. Les enjeux soulevés par un livre, par exemple l’existence ou non d’une morale, comme le rapport au réel dans l’écriture, ce qui amène l’écrivaine à évoquer Mark Twain : « La seule différence entre la fiction et la réalité, c’est que la fiction doit être crédible. » Des questions plus philosophiques aussi comme celle inspirée par le célèbre « L’enfer, c’est les autres » de Sartre. Sont également abordées les attentes du public, l’autocensure éventuelle, la fonction de la littérature, son rôle cathartique, la recherche documentaire, les mini-sociétés que forment les familles de ses romans, etc.

Mets et mots

Et le repas ? Entrée, plat et dessert s’intercalent entre chaque volée de questions. En apéritif, le chef, Pierre de Cuypere, entre en scène pour annoncer le menu. En scène, car l’homme est aussi comédien et c’est sur un bruitage de la musique du film Ascenseur pour l’échafaud qu’il traverse la salle. À grand renfort de gestes et de mimiques, il nous présente son hachis Parmentier sanglant, recouvert d’une page blanche de purée, sur laquelle chaque convive est invité à tracer le début d’une histoire avec une pipette remplie… d’encre de seiche. Impossible de présenter l’ensemble des livres de Barbara Abel, mais sachez que ses préférés sont Derrière la haine et Duelle, « car l’idée de base en est simple », que son premier roman, L’instinct maternel, a été envoyé chapitre par chapitre à Serge Brosolo, directeur du Masque où il a été publié. Ce roman qui l’a fait entrer en littérature a reçu le Prix du roman policier du Festival de Cognac, alors que Derrière la haine a obtenu le Prix des lycéens. Autant de thrillers qui ont pour originalité de nous plonger dans l’intimité de familles, souvent sur base d’un duo de femmes.

Comme dessert et pour conclure, voici une liste des invités qu’Éric Brucher a cuisinés et servis au public du Goût des Lettres : Xavier Deutsch, Ariane Le Fort, Valérie de Changy, Bernard Tirtiaux, Corinne Hoex, Françoise Houdart, Colette Nys-Mazure, Armel Job, Caroline Lamarche, Daniel Charneux, Nicole Roland, Nicole Malinconi, Geneviève Damas, Jean Bofane In Koli, Fidéline Dujeu, Isaac Franco-Cohen et, dernier en date, Alain Lallemand, journaliste au Soir, reçu pour son passionnant roman aux accents révolutionnaires, Et dans la jungle, Dieu dansait (éditions Luce Wilquin).

Michel Torrekens

En pratique

Retrouvez les chroniques littéraires d’Eric Brucher sur le site de la radio Antipode : www.antipode.be. Eric Brucher dispose également d’un site personnel très bien réalisé : www.ericbrucher.be.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 191 (juillet 2016)