Les écrivains belges ont le vent en poupe à Paris. Alors qu’Amélie Nothomb faisait partie de la première sélection du Goncourt, Jacqueline Harpman vient de recevoir le prix Médicis pour son roman Orlanda (Grasset), ex-aequo avec L’organisation de Jean Rolin (Gallimard). Une consécration qui attire le feu des médias sur un auteur au parcours peu commun.
Née à Bruxelles en 1929 dans une famille juive aisée, Jacqueline Harpman a passé une partie de son adolescence au Maroc, où ses parents s’étaient réfugiés durant la guerre. Excellente élève, elle se passionne pour la littérature classique, les tragédies de Racine en particulier, dont elle apprend des rôles entiers par coeur. À son retour en Belgique, elle termine ses humanités puis s’inscrit à la Faculté de Médecine de l’Université libre de Bruxelles. Bien que ses premières années de formation soient couronnées de succès, elle n’achève pas ses études. Déjà elle écrit. Un long séjour en recluse au sanatorium d’Eupen, en 1950-1951, lui a permis d’achever un premier roman, Les jeux dangereux, qui demeurera inédit. En abandonnant la médecine, elle peut se consacrer plus à loisir à l’écriture. Julliard publiera bientôt ses textes : L’amour et l’acacia dans la collection « Nouvelles » en 1958, puis Brèves arcadies, qui obtient le prix Rossel en 1959, et L’apparition des esprits en 1960. Un dernier roman parait chez le même éditeur en 1966, Les bons sauvages, aujourd’hui disponible chez Labor dans la collection « Espace Nord » [notre article doit beaucoup aux « repères biographiques » de cette édition, ndlr]. Après cette date, elle ne fera plus rien paraitre pendant une vingtaine d’années.
La nouvelle voie
Une licence en psychologie à l’ULB, une analyse didactique : Jacqueline Harpman entame la deuxième partie de son existence, qui sera placée désormais sous le signe de la psychanalyse. Elle se consacre principalement à l’interprétation, écrit pour des revues spécialisées, engrange une expérience humaine, un savoir qui nourriront son écriture.
Il faut cependant attendre 1987 pour qu’elle recommence à se faire entendre, avec un roman au titre révélateur, La mémoire trouble, chez Gallimard. Ce n’est encore là que le signe avant-coureur d’une créativité qui trouvera son plein épanouissement aux éditions Stock, qu’elle rejoint en 1990 pour y faire paraitre cinq titres en cinq ans, qui tous rencontrent un grand succès public. La fille démantelée reçoit le prix Point de Mire; la RTBF songe à adapter pour la télévision La plage d’Ostende – un projet qui devrait aboutir cette année ; Moi qui n’ai pas connu les hommes figurait parmi les finalistes du Médicis en 1995.
Ce n’est pas la première fois, en effet , que Jacqueline Harpman se retrouvait sur la liste des lauréats possibles pour un grand prix d’automne. Mais cette fois-ci, les observateurs de la vie littéraire notaient que son passages des éditions Stock à l’écurie Grasset augmentait ses chances d’être couronnée. On voit qu’ils ne se sont pas trompés.
Orlanda pourrait se lire comme un malicieux hommage au genre romanesque lui-même, ce territoire de la fiction où tout est permis, ou presque : l’auteur s’y livre en effet entièrement, et sans scrupule de vraisemblance, au plaisir de l’hypothèse narrative : « si on disait que… ».
À la suite de Virginia Woolf qui raconte dans son Orlando l’histoire d’un garçon qui, au terme d’un long sommeil, se réveille femme, la romancière veut elle aussi, à travers son récit, faire l’expérience d’un changement de sexe. Mais elle entend aller plus loin que son illustre prédécesseur. Elle imagine donc que l’esprit d’une femme (sa part masculine) quitte l’enveloppe qui lui était familière (celle ‘une quadragénaire, professeur de lettres anglaises, consciencieuse, un peu terne) pour gagner le corps vigoureux d’un homme jeune et l’entrainer dans mille aventures qui ne peuvent être qu’homosexuelles, puisqu’elle en lui continue à préférer le sexe opposé. À partir de telles prémices, on imagine aisément le plaisir qu’on peut éprouver au jeu de psychologies comparées, à l’analyse des caractères et comportements respectifs de l’homme et de la femme, et ce jeu, on le devine, ne va pas sans cruauté.
Il y a, dans ce roman où le travestissement règne en maitre, quelque chose d’un Marivaux, mais d’un Marivaux qui connaitrait Freud sur le bout des doigts, et Woolf, et Proust aussi bien. Car ce livre cultivé, subtil et, somme toute, très ludique, convoque avec lui toute une tradition littéraire : une tradition où le nom d’Harpman s’inscrira désormais comme l’un de ses fleurons.
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°95 (1996)