Les sources belges de Dracula

Le roman Dracula publié en 1897 par l’écrivain irlandais Bram Stoker (1847-1912) a fait naître un des derniers grands mythes littéraires modernes. Par mythe littéraire, on entend non seulement un personnage de référence, comme Don Juan ou Frankenstein, mais aussi un scénario-type, une structure narrative relativement stable, que l’on retrouve dans la plupart des occurrences ultérieures. En personnifiant le vampire sous les traits d’un prince roumain et en disposant autour de lui un ou plusieurs personnages féminins qui en sont les victimes (plus ou moins soumises) et un enquêteur (le docteur Van Helsing) spécialisé dans la lutte contre les morts-vivants et versé dans l’ésotérisme, Stoker a fourni un modèle repris par des dizaines de romans, des pièces de théâtre, des ballets, des bandes dessinées et, surtout, des dizaines de films, de Friedrich Wilhelm Murnau (1922) à Francis Ford Coppola (1992).


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Non moins considérable est la littérature critique qui accompagne cette production. Entre autres intérêts, celle-ci s’est penchée sur les sources du mythe et sur les récits qui ont pu influencer Bram Stoker. Car, bien entendu, celui-ci n’a pas inventé les vampires, ni même plusieurs des personnages de son roman.

Le héros a réellement existé. Il s’agit du prince Vlad Tepes (Vlad l’Empaleur), fils de Vlad Dracul (Vlad le démon) qui a régné en Valachie de 1456 à 1462[1]. Au milieu du 19e siècle, le mouvement national en Roumanie en a fait la figure mythique de son identité naissante. Rien ne prouve qu’il ait eu des tendances hémophiles, mais sa cruauté est attestée. Un célèbre poème de Mihai Eminescu, en 1881, implore le héros mythique de revenir pour assainir la vie politique de son pays.

Pour Stoker, toutefois, la Roumanie était surtout un décor exotique. Il ne s’est pas intéressé à l’histoire réelle. Mais il doit beaucoup au genre fantastique, et en particulier au roman de vampires, qui a des sources dans les légendes celtiques irlandaises, avec ses personnages de démons buveurs de sang, comme Droch-Fhola. Dans la littérature anglaise, le thème du mort vivant (et de la morte vivante en particulier) est ancien et bien représenté à la période élisabéthaine[2]. Le romantisme lui donnera un élan définitif. En 1819, l’ancien médecin de Lord Byron, l’italo-anglais John Polidori écrit The Vampyre, une nouvelle qui a même été attribuée à Byron lorsqu’elle a paru dans The New Monthly Magazine. Elle a aussitôt été traduite en français et en allemand, puis adaptée pour la scène (Charles Nodier, Lord Ruthwen ou Les Vampires, Théâtre de la Porte Saint-Martin, juin 1820). Aux États-Unis, plusieurs contes d’Edgar Allan Poe manifestent les penchants nécrophiles de l’auteur (Ligeia, 1838) ou sa fascination pour l’hypnose (Le cas de M. Valdemar, 1845). On sait que Ligéia, notamment, n’est pas sans influence sur Rodenbach[3].

Bram Stoker

Parmi les autres textes littéraires dont l’influence sur Stoker est avérée, on cite notamment le Melmoth de Charles Robert Maturin (1820) et Carmilla, une nouvelle de Sheridan Le Fanu (1871). Ce dernier était également irlandais ; il dirigeait la revue Dublin University Magazine de 1861 à 1869, dans laquelle plusieurs auteurs mentionnent des histoires de vampires et soulignent le lien entre le mesmérisme et le vampirisme. Carmilla est une belle jeune femme, vampire de son état, mais avant tout séductrice, et le récit baigne dans un érotisme saphique qui explique son succès.

Par ailleurs, Stoker s’est intéressé à la science de son temps pour dessiner le personnage de Van Helsing. Il y a condensé plusieurs références, comme son contemporain, le professeur allemand Friedrich Max Müller (1823-1900), philologue et mythologue qui fut professeur à Oxford. Mais le roman fait aussi appel à nombre de mouvements plus ou moins scientifiques en vogue à l’époque, comme l’hypnose, le mesmérisme, la théorie de l’hérédité des criminels et, de ce fait, il convoque bien d’autres figures de savants, comme celle de Cesare Lombroso (1835-1909), par exemple[4].

Les Nizet

Dans son ouvrage fondamental sur le mythe de Dracula, l’historien roumain Matei Cazacu a attiré l’attention sur d’autres sources possibles du roman de Stoker. Il est en effet persuadé que Stoker, qui lisait le français (et dont la femme était francophile), a lu Le Capitaine Vampire de Marie Nizet (1879) ainsi que Suggestion… de son frère Henri, publié en 1891[5]. Il va même jusqu’à évoquer un « Stoker plagiaire ». Marie Nizet est en effet la première avoir placé le récit de vampire dans un espace géographique précis et à lui avoir donné une dimension politique, puisqu’elle fait écho à la guerre de 1877 qui permit à la Roumanie de s’émanciper de la tutelle ottomane. Les séjours de son frère dans la région, ainsi que la fréquentation d’émigrées roumaines à Paris, et peut-être même un voyage personnel à Bucarest, lui ont donné une connaissance de première main du pays. Son récit abonde ainsi en détails concrets qui en renforcent l’intérêt. Son héros, un aristocrate étranger venu en Roumanie, serait « le chaînon manquant » entre les vampires nobles comme Lord Ruthwen et le Dracula de Stoker.

Même si l’hypothèse de Cazacu n’est pas confirmée par les spécialistes anglais de la question, elle présente le mérite d’attirer l’attention sur deux écrivains belges méconnus[6]. Les Nizet ont été peu étudiés chez nous, en particulier Marie qui ne figure même pas dans la Bibliographie des écrivains français de Belgique. Pour sa part, Henri a suscité l’intérêt de Gustave Vanzype, qui l’a bien connu, et de Raymond Trousson qui lui a consacré plusieurs articles. Henri et Marie Nizet sont les enfants de François Joseph Nizet (Joubiéval, 18 septembre 1829- Ixelles, 19 janvier 1899) et, sans doute, de la très discrète Marie Émilie Devleeshouwer (1829)[7]. Cet ancien professeur de littérature, autodidacte à ses débuts, est engagé à la Bibliothèque royale le 1er mai 1863. D’abord employé, il reprend ensuite des études à partir de 1868 à l’Université de Bruxelles pour obtenir son doctorat en philosophie et lettres en 1872, un doctorat en droit en 1873, et un doctorat en sciences politiques et administratives l’année suivante. Il gravit ensuite tous les échelons pour achever sa carrière au rang de conservateur. Outre un cours public de littérature destiné aux jeunes filles, qu’il inaugure en novembre 1883, on lui doit quelques opuscules poétiques et patriotiques (Premiers Chants de ma lyre, 1857 ; Belgique. Celebrare domestica facta, 1880). Il n’est pas interdit de penser que les poèmes dédiés aux autorités belges aient facilité sa carrière administrative[8]. Ce catholique fervent y défend aussi des idées généreuses quoiqu’abstraites. Il avertit le riche qu’il doit partager ses biens ou craindre la révolte du pauvre, même si, en Belgique, les excès de « l’anarchie » sont peu à craindre, en raison de la sagesse de la royauté et de la modération de ses compatriotes[9].

Sa fille Marie, née à Bruxelles le 19 janvier 1859, a bénéficié d’un des meilleurs parcours scolaires possibles pour une femme de sa génération[10]. Elle a fréquenté le Cours d’Éducation d’Isabelle Gatti de Gamond à Bruxelles, avant de partir à Paris en 1877 où le débat pour permettre aux femmes d’accéder à l’enseignement supérieur bat son plein. Elle sera d’ailleurs membre de la Ligue du droit des femmes en 1897. À Paris, elle fréquente Euphrosyna et Virgilia, les filles d’Ion Heliade Radulescu, un poète révolutionnaire roumain assez connu, exilé à Paris entre 1850 et 1854. Elle épouse littéralement leur cause et partage leurs émotions nationalistes. C’est par elles que Marie a très probablement lu Zburàtorul (1843), une poésie de Radulescu, qui évoque l’éveil érotique d’une jeune fille hantée par un incube. Plusieurs recueils de poèmes sont consacrés à la Roumanie : Moscou et Bucharest (1877), Pierre le Grand à Iassi (1878) rassemblés dans le recueil Romania (Chants de la Roumanie), 1878.

Indignée par la rétrocession de la Bessarabie, elle déclare : « Belge, nous nous faisons un devoir de soutenir la cause de ces Roumains dont l’histoire, trop ignorée, présente tant de points de similitudes avec la nôtre[11] ».

Le Capitaine Vampire (Paris, Auguste Ghio, 1879) n’est pas un chef-d’œuvre de la littérature, même si le jeune âge de l’auteur excuse pour une part les naïvetés du style et de la construction. Les héros du livre sont de jeunes Roumains qui luttent contre les Ottomans aux côtés des Russes. Mais entre ces alliés la méfiance règne, et elle se concrétise par l’opposition entre le noble Liakoutine, officier du Tsar, et le paysan roumain Isacesco. Liakoutine se comporte comme un maître en pays conquis, il blesse le père de Isacesco et détruit la réputation de sa fiancée Mariora.

Les parallèles entre Le Capitaine Vampire et Dracula sont assez nombreux et probants. Dès sa première apparition, Boris Liatoukine semble annoncer le comte, autre ancien héros de la guerre contre les janissaires :

Il réalisait, avec une exactitude surprenante, le type légendaire du Vampire slave. Sa taille, démesurément longue et maigre, projetait derrière lui une ombre gigantesque qui allait se perdre dans l’obscurité du plafond. Avec un geste empreint d’une dignité un peu froide, il présenta aux jeunes officiers sa main décharnée, mais soignée et chargée de bagues, et daigna prendre le siège qu’ils lui offraient respectueusement. Sa chevelure et sa barbe, d’un noir intense, faisaient ressortir la pâleur livide de son visage allongé dont les lignes correctes et glaciales semblaient moins appartenir à une physionomie humaine qu’à un marbre funéraire. (p. 15)

Marie Nizet lui accorde également le don d’ubiquité, l’immortalité, une extraordinaire résistance au froid, un regard qui tue, et de nombreuses épouses qui meurent mystérieusement, exsangues. Dans une forêt, il hypnotise Mariora pour lui prendre l’anneau de son fiancé. Apparaissent également des feux follets bleuâtres (p. 66) tout à fait comparables à ceux que mentionne Jonathan Harker dans son journal. On a souligné à juste titre que Marie Nizet ne donne pas le dernier mot de la légende du vampire, et que son récit reste « en suspens »[12], ce qui est également le cas de Stoker. En face du Vampire, la présence de deux jeunes couples amoureux accentue également la parenté de structure entre les deux œuvres, même si Bram Stoker maîtrise évidemment beaucoup mieux son propos.

Marie Nizet épouse ensuite un certain Mercier, dont on ne sait rien sinon qu’elle a divorcé et élevé seule un enfant. Sa grande œuvre littéraire est un recueil de poèmes qui a été publié après sa mort par Georges Rency. Dédié à son amant Cécil-Axel Veneglia, un capitaine au long cours qui a vécu en Indonésie et qui a sans doute péri en mer, Pour Axel de Missie (1923) est, à l’époque, un des rares ouvrages où s’exprime une passion amoureuse féminine qui reconnaît le désir charnel.

Henri Nizet est né à Bruxelles le 13 décembre 1863. Élève brillant, lui aussi, il obtient à moins de vingt ans les diplômes de docteur en philosophie et lettres avec la plus grande distinction (1881) et de docteur en droit (1883) à l’Université libre de Bruxelles. Pendant ses études, il livre à l’impression les vers de L’Épopée du canon (1879), un long poème dans la manière romantique qui affiche son pacifisme. Henri aurait été répétiteur pour un jeune Moldave de Falticeni en 1883. Il dirige aussi la Revue artistique avec Franz Mahutte. La même année, il publie Bruxelles rigole… Mœurs exotiques chez Kistemaeckers[13]. Le personnage principal de ce roman est un étudiant grec venu faire son droit à Bruxelles. Il décrit ses condisciples et la vie que mènent les jeunes gens aisés dans les lieux de plaisir de la capitale. En 1885, Nizet publie Les Béotiens[14]. C’est également une œuvre satirique. Il s’en prend aux écrivains belges contemporains des revues La Jeune Belgique ou L’Art moderne et, surtout, à Camille Lemonnier dont il espérait manifestement un adoubement littéraire qui n’a pas eu lieu. Pour qui connaît un peu l’époque, la lecture de ce texte féroce est réjouissante. Tous les auteurs du temps en prennent pour leur grade, révélant leurs mesquineries et les petites haines de la vie littéraire. Aucune valeur ne résiste au pessimisme féroce de l’auteur. Nizet saborde ainsi durablement sa carrière littéraire : il se coupe de tous ceux qui pourraient le soutenir et se condamne à rester un marginal dans les lettres belges. Selon Cazacu, il part alors à Paris, puis à nouveau en Roumanie, et il en revient avec le roman Suggestions… En 1893, il publie un dernier essai : L’Hypnotisme, étude critique, qui, sur un ton apaisé, fait le point sur les phénomènes d’hypnose et de suggestion psychique tels que les pratiquent les écoles de Nancy (Liébault, Delboeuf) et de la Salpêtrière (Charcot). Il présente une partie de ce livre sous la forme d’une conférence au Cercle artistique et littéraire en février 1892[15]. Après quelques affaires malheureuses, il entreprend une longue carrière journalistique pour La Chronique, La Nation, Le Soir et, surtout, La Dernière Heure. André Baillon, qui l’a bien connu, le décrit dans Par fil spécial (1924), sous le nom de Louis Sinet. Son parcours est résumé en trois lignes : « Jeune, il a suivi des cours. Il voulait devenir un savant, à l’exemple de son père, un grand professeur. Il a voyagé ; il est docteur en beaucoup de choses. Il a écrit deux livres. Il en a rêvé quelques autres. Et maintenant, son pot à colle, son crayon, ses ciseaux… il est ici. Il ne sera plus jamais qu’ici. » (p. 52[16]) L’homme est amer, et même en compagnie d’amis, au café : « il s’y trouve aussi seul que s’il n’y avait personne » (p. 56). C’est aussi un homme divisé. Il y a eu un Louis Sinet écrivain, qui a deux livres signés de son nom dans la bibliothèque : « Celui-là, qui le connaît ? » (p. 53) Mais désormais, explique Baillon, s’il rédige une étude, il se borne à n’être plus qu’un plagiaire sans originalité aucune. Il meurt à Rhode-Saint-Genèse le 16 avril 1925.

Suggestion en 1891 est une sorte de catalogue complet des thèmes en vogue dans la littérature décadente[17]. Il commence par la relation d’un très long voyage en train qui conduit le jeune Paul Lebarrois vers Czernowitz, dans ce qui est alors la grande Roumanie. Il doit y travailler dans une usine dirigée par un énergique Allemand. Dans le compartiment, Paul hypnotise une jeune femme, qui deviendra rapidement ensuite son amante. Commence alors une longue histoire d’amour, pimentée par un peu de tératologie, puisque Séphorah, la jeune femme, est dépourvue d’utérus. Pour sa part, Paul apprécie d’autant plus cette bizarrerie qu’il est habité par des fantasmes érotico-morbides que le narrateur attribue à une hérédité particulière, celle de sa « lignée d’ancêtres féminins » (p. 24) qui prend possession de lui quand il fait l’amour. Après plusieurs semaines d’échanges passionnés, Paul rentre à Paris pour toucher un héritage. Il est alors initié par un ami aux pratiques ésotériques d’une loge rosicrucienne. Songeant à Séphorah qui est restée au loin, il souhaite expérimenter l’hypnose à distance au moyen du téléphone, ce qui constitue un intéressant mélange de pratiques traditionnelles et modernes. Dans ce milieu, un de ses amis médecins, le Dr Rigaud, présente des pantomimes érotiques réalisées par Lucie, une jeune Parisienne délurée, mais qui ne se souvient de rien après les séances. On y aura reconnu l’équivalent des démonstrations animées par Charcot à la Salpêtrière, auxquelles la jeune femme semble d’ailleurs promise lorsqu’elle atteint « la grande hystérie ». Ensuite, Paul ramène Séphorah à Paris. Le couple dépérit progressivement, parce qu’il abuse des séances d’hypnose. Paul est poursuivi par des idées fixes, tantôt érotiques, tantôt morbides. C’est ici qu’apparaît la figure du vampire, qui matérialise les cauchemars de Séphorah. Elle craint de mourir égorgée et songe aux superstitions de son enfance, aux « nocturnes maraudes » des morts-vivants qu’on ne peut arrêter qu’en les clouant au sol avec un pieu fiché dans la poitrine. Les ennuis d’argent s’ajoutent ensuite aux ennuis de santé. Tout en participant de plus en plus activement aux rencontres de la secte ésotérique, Paul invente le crime parfait : le suicide par hypnose. Il convainc Séphorah d’ouvrir le gaz pendant son sommeil…

L’hypnose est bien présente dans Dracula. Le journal de Jonathan Harker décrit en détail l’état de Mina, qui fait penser aux expériences du docteur Rigaud. La manière dont le comte l’influence à distance est également très proche des scènes décrites par Nizet. Une même fascination, typique de l’époque, pour ce que Nizet appelle la « Galathée de caoutchouc » (p. 83), une femme-pantin à la fois soumise aux fantasmes de l’homme et active, place en tout cas Stoker et l’écrivain belge dans le même monde. Mais Stoker est plus modéré dans ses descriptions ; son texte est dépourvu des excès érotico-morbides dont Nizet use et abuse et sa vision de la femme est nettement plus positive.

De Van Helmont à Van Helsing

Jean-Baptiste Van Helmont

Une troisième « piste belge » pourrait être liée au médecin et philosophe Jean-Baptiste Van Helmont. Né à Bruxelles en 1579, fils de Marie de Stassart et époux de Marguerite Van Ranst, issue de la grande famille des Mérode, ce notable a abordé presque toutes les branches scientifiques que l’on enseignait alors à l’Université de Louvain. Il aurait aussi fréquenté l’enseignement de Martin Delrio (1551-1608) qui donnait des cours chez les Jésuites de Louvain concurrents de l’Université. Delrio rédigeait alors ses ouvrages sur la magie et la sorcellerie. Docteur en médecine, Van Helmont voyagea en Suisse et en Italie avant d’exercer à Vilvorde. Il mena de nombreuses recherches sur la chimie des gaz — on lui doit la création de ce mot formé sur le latin chaos. Il pratiquait la dissection et l’anatomie ainsi que des recherches alchimiques. A partir de 1624, il fut poursuivi par l’Officialité de l’Archevêché de Malines pour cause d’hérésie et il dut subir pendant une dizaine d’années un procès et des contraintes diverses (assignation à résidence). Il mourut en 1644, laissant à son fils, le bien nommé François-Mercure, le soin de publier ses œuvres, dont l’Ortus Medicinae (1648).

Au-delà de l’homophonie, Cazacu ne développe pas de lien entre Van Helmont et Van Helsing. Pourtant plusieurs raisons plaident en faveur du rapprochement.

Son nom figure dans l’ouvrage de Thomas Joseph Pettigrew, On Superstitions Connected with the History and Nature of Medicine and Surgery (1844) qui est une des sources attestées de Bram Stoker. Mais surtout, l’écrivain irlandais ne pouvait ignorer un médecin alchimiste et néo-paracelsien bénéficiant d’un éclairage médiatique considérable[18].

En effet, Van Helmont fait l’objet d’une véritable campagne de réhabilitation en Belgique depuis le milieu du 19e siècle. En 1821, un certain colonel d’Elmotte (probabement François Martin Poultier d’Elmotte, 1753-1826/7) publie un Essai philosophique et critique sur la vie et les ouvrages de J.B. Van Helmont. Plusieurs médecins s’emparent ensuite de cet illustre ancêtre, dont on fait un égal de Vésale. Le Dr Joseph Guislain (1797-1860), précurseur de la psychiatrie moderne et fondateur de l’asile qui porte son nom à Gand, lui dédie une étude dans les Annales de la société de médecine de Gand (1846, p. 5 à 204) ; le Dr Corneille Broeckx (1807-1869) publie peu après des extraits d’œuvres de Van Helmont, ainsi que plusieurs pièces retrouvées de son procès par l’Officialité de Malines. Le Dr Marinus, fait son éloge à l’Académie de Médecine en 1851. Le Père Catoire, un Jésuite, souligne ensuite que Van Helmont était autant un « théoricien fantasque », un métaphysicien, qu’un savant moderne. On songe alors à lui élever un monument et, en 1863, l’Académie de médecine se voit confier le soin de dresser un bilan des recherches biographiques. Le Dr Rommelaere écrit un mémoire qui est couronné par l’Académie. Il renforce la dimension scientifique de l’œuvre, mais insiste aussi sur ses doctrines philosophiques.

Le 15 juillet 1889 est inaugurée la statue que l’on peut encore voir sur la place du Nouveau Marché aux grains, à Bruxelles. À cette occasion, l’usage politique de cette figure apparaît clairement. L’échevin de l’instruction publique de Bruxelles fait l’éloge d’une victime de l’Inquisition, un savant naturaliste en butte à l’obscurantisme. Pour le secrétaire de l’Académie de médecine, Van Helmont est un « pionnier de la science », un expérimentateur audacieux, un véritable savant au sens moderne du terme. À l’inverse, le monde catholique célèbre la dimension spiritualiste de son œuvre, ses connaissances hermétistes, développées dans le respect du dogme et des convictions chrétiennes. Entre les deux guerres, et même encore de nos jours, plusieurs articles et ouvrages prolongent ce débat, que l’on trouvera exposé, avec une grande clarté, dans l’ouvrage de Paul Nève de Mevergnies (1882-1959), professeur de philosophie à l’Université de Liège, qui ne dissimule pas son souhait de réhabiliter le Van Helmont occultiste[19].

Les expériences de Charcot et de ses confrères ont suscité des discussions médicales mais également juridiques acharnées. Innombrables sont les articles et les études parus dans la dernière décennie du 19e siècle qui évoquent la question de savoir si la suggestion psychique peut être reconnue comme une technique médicale, si elle doit être réservée aux médecins ou si elle peut être utilisée par tous, si elle peut résoudre les problèmes de l’humanité, amender les criminels, excuser « l’impulsion irrésistible » d’un assassin, aider les étudiants ou atténuer les peines de cœur. L’hypnose est au cœur de ces débats. Ainsi, pour les sectes artistiques mystiques, plus ou moins rosicruciennes, qui sont alors actives en France et en Belgique et dont Henri Nizet est un fervent adepte, il devrait être permis de développer « l’hypnotisme curatif » tel que l’ont suggéré les médecins Rodolphe Goclénius et Van Helmont[20].

Tel est précisément le point où Van Helsing et Van Helmont se rejoignent : l’un et l’autre sont à la fois médecins et adeptes de l’occultisme, et donc des symboles forts d’une lutte de légitimité sur le statut de leurs pratiques. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas un hasard si Dracula vient d’une région où coulent « des eaux aux étranges vertus » et règnent des « gaz qui peuvent aussi bien tuer que vivifier »[21]. Chez Bram Stoker, Van Helsing est un personnage profondément ambigu, mi-savant, mi-illuminé. En tant que savant, il conclut son enquête sur les vampires en déclarant : « Il ne nous faut pas de preuve pas plus que de personnes pour nous croire »[22]. C’est bien l’impossibilité de séparer chez Van Helmont l’expérience scientifique du projet hermétiste qui en fait un prédécesseur de Van Helsing. En ce sens, Dracula n’est pas seulement le moment fondateur d’un mythe, il est aussi un roman en prise directe avec son époque, et avec des débats qui restent encore actuels.

Paul Aron


[1] Matei Cazacu, Dracula, Tallandier, 2004 et Histoire du Prince Dracula en Europe centrale et orientale, Droz, 1988.
[2] Bien étudié par Jean Marigny, Le vampire dans la littérature anglo-saxonne, Didier érudition, 1985.
[3] Claude De Grève, « Le veuvage impossible: Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach et Ligeia d’Edgar Poe, » Littératures, n° 27 (automne 1992), p. 159-170 ; Éric Lysøe, Les kermesses de l’Étrange ou Le conte fantastique en Belgique du romantisme au symbolisme, Nizet, 1993, p. 280.
[4] Voir l’excellente étude de René Gallet, « Dracula, le monstre et les savants : entre Darwin et Bunyan », Revue LISA/LISA e-journal [Online], Writers, writings, Literary studies
[5] Le récit de Marie Nizet est d’ailleurs réédité en annexe de l’ouvrage de Cazacu qui l’a traduit en roumain en 2003. L’existence de ce texte lui a été révélé par Radu R. Florescu en 1996 lors d’une conférence devant l’Association américaine d’études roumaines (op. cit., p. 476).
[6] Ainsi Paul Murray, un des meilleurs spécialistes de Stoker ne les mentionne pas (From The Shadow of Dracula, Jonathan Cape, 2004.)
[7] En tant que veuve, elle reçoit une pension à titre personnel le 10 mai 1899. Elle meurt à Ixelles le 23 novembre 1902.
[8] Les sonnets qu’il publie en 1880 à l’occasion du mariage de la princesse Stéphanie et de l’archiduc Rodolphe lui valent une bague ornée d’un saphir et de deux brillants (Le Journal de Bruxelles, 11 juillet 1880).
[9] Fernand Remy, Le Personnel scientifique de la Bibliothèque royale de Belgique, 1837-1962 : répertoire bio-bibliographique, Bibliothèque royale de Belgique, 1962 et Biographie nationale, t. XXXIII, p. 521.
[10] Voir la notice de Laurence Brogniez, dans Dictionnaire des femmes belges, xixe et xxe siècles, ss la dir. d’Eliane Gubin, Catherine Jacques, Valérie Piette et Jean Puissant, Racine, 2006, p. 422-424 et les renseignements glanés par Cazacu.
[11] Romania, p. 6.
[12] L’indépendance belge, 7 août 1879.
[13] Réédité avec une postface de René Fayt,Labor, 1994 (cette édition est presque aussi introuvable que l’originale).
[14] Réédité avec une très importante préface de Raymond Trousson qui a patiemment recueilli presque tout ce qu’il est possible de savoir sur l’auteur, ARLLF, 1993.
[15] La presse souligne son médiocre talent d’orateur.
[16] Je cite d’après l’édition Espace Nord.
[17] Les points de suspension font partie du titre, même si les bibliographes les omettent souvent. L’ouvrage n’a pas été réédité, mais il est consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de France (Gallica).
[18] Rappelons que Bram Stoker avait une bonne formation en sciences et en mathématiques et qu’il s’intéressait à l’actualité. Il était par ailleurs administrateur du Lyceum Theatre, la salle de spectacle la plus novatrice de son temps en Angleterre. Outre Dracula, il est l’auteur d’une œuvre considérable qui n’a jamais été traduite en français.
[19] Paul Nève De Mévergnies, Jean-Baptiste Van Helmont, philosophe par le feu, Liège, Faculté de Philosophie et Lettres ; Droz, 1935. Les historiens des sciences continuent à s’intéresser à Van Helmont pour de multiples raisons. Le débat a été rouvert par Walter Pagel (Joan-Baptista Van Helmont, Reformer of Science and Medicine, Cambridge University Press, 1982) et reste vif. Robert Halleux, de l’Université de Liège, lui a aussi consacré plusieurs articles passionnants (voir notamment : « Gnose et expérience dans la philosophie chimique de Jean-Baptiste Van Helmont », Bulletin de la classe des sciences, 5e série, tome LXV, 1979-5, p. 217-227 ; « Helmontiana », Awlsk, 45, 1983, n°3, p. 35-63 et « Le procès d’inquisition du chimiste Jean-Baptiste Van Helmont (1578-1644) : les enjeux et les arguments, Académie des inscriptions et des belles lettres, comptes rendus, 2004, avril-juin, p. 1059-1086.).
[20] Henri Nizet, L’hypnotisme, Ch. Rozez, [1893], p. 59. Il suit ici le Dr Rommelaere, Etudes sur J.- B. Van Helmont, Bruxelles, Manceaux, 1868, p. 301.
[21] Bram Stoker, Dracula, trad. Jacques Finné, Pocket, 1992, p. 419.
[22] Id., p. 492. Jonathan Harker note aussi que tous les documents authentiques cités dans le livre ont disparu après avoir été dactylographiés, et, par conséquent, que « nous ne pouvons plus demander à qui que ce soit d’accepter pareille histoire sans preuve directe ! » Voilà une ambiguïté bien victorienne !

On trouve des vampires dans d’autres romans belges, généralement inspirés par Dracula ou par les films qui dérivent de ce roman. Voici quelques références :

  • Jean Ray, Le Vampire qui chante, in Harry Dickson, n°1, Bibliothèque Marabout, 1966, rééd. Le Cri, 2007.
  • Rosny Ainé, Le Vampire de Bethnal Green ou la jeune vampire, Paris, éd. Wilson, 1935.
  • Nadine Teffi, Vourdalak le Vampire, Liège, Éditions Maréchal, 1956.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 178 (2013)