Olivier SMOLDERS, Nosferatu contre Dracula, Impressions nouvelles, coll. « La fabrique des héros », 2019, 128 p., 12 € / ePub : 7.99 €, ISBN : 978-2874496486
Le crâne bosselé et chauve, le nez drument busqué, le sourcil fourni et la dentition en chaos d’aspérités, barrée de deux longues canines ; les mains arachnéennes, comme en quête de proie, le dos légèrement bombé, le regard halluciné et avide ; « sertie dans un costume de clergyman, sévère, boutonné jusqu’au col »… Voici que se présente lentement, solennellement, la silhouette la plus inquiétante de notre imaginaire fantastique, j’ai nommé Nosferatu. Et il fallait l’audace d’un Olivier Smolders, dont le travail et les intérêts pluriels se situent à l’intersection de la littérature et du cinéma, pour s’aventurer à saisir cet insaisissable.
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Anthropologiquement, la figure du vampire nous confronte à un ensemble de notions métaphysiques (la vie après la mort, l’éternité) ou sacrées (la valeur du sang), de tabous aussi (l’anthropophagie) que Smolders synthétise avec pertinence. Sur le plan fictionnel, par-delà la créature vampirique imaginée par le réalisateur Murnau en 1922 se tient toute la cohorte des immortels suceurs de sang, dont l’ancêtre archéty…pal serait le personnage historique de Vlad III Dracula – fils du dragon en roumain dans le texte – qui, au XVe siècle, crut bon de faire dégorger leur foi aux Ottomans en passant par là où ça fait mal. Et puis, derrière tout grand homme, une femme. Ce sera, à l’aube du XVIIe siècle, la Hongroise Erzebeth Bathory, barbotant dans des baignoires d’hémoglobine en quête de jouvence éternelle.
Le modèle archéty…pique de Nosferatu s’inspire du célèbre roman de Bram Stoker paru en 1897. Cette œuvre, atypique par sa composition formelle dans la mesure où elle fait cohabiter de multiples niveaux et genres narratifs, consacre la coagulation du mythe (avec ses topiques tels que la peur du jour, son absence dans le reflet du miroir, le dégoût envers l’ail, etc.) et son ancrage dans le patrimoine culturel occidental.
Smolders souligne bien entendu l’importance capitale de cette œuvre et son indéniable originalité, mais il ne manque pas de la réinscrire dans une tradition où l’on rencontre des noms seulement partagés par le happy few : Polidori, secrétaire et médecin de Lord Byron, avec son personnage de dandy Lord Ruthven en 1820, l’Irlandais Sheridan Le Fanu avec Carmilla (1871). Puis il passe au grand écran et fait défiler sous nos yeux horrifiés les faciès pâles et sardoniques des acteurs dirigés par Murnau, Dreyer, Terence Fisher, et jauge de la qualité de ces multiples adaptations.
Smolders pénètre enfin les rouages fantasmatiques de cette légende et, estocade finale, nous dévoile l’enjeu, comme les risques, de l’itération mécanique des motifs mythiques, comme il en va avec les récits de notre enfance : « Le plaisir du lecteur ou du spectateur procède de ce retour au même, de cette jouissance des passages obligés. S’en éloigner c’est risquer de rompre le charme, la magie du mot ou de l’image canonique, fétichisée et par là même érotique. C’est envisager que la lettre ne soit pas aussi importante que l’esprit. Or la lettre ou les motifs visuels font littéralement le poids de cette modalité narrative. » L’essai se mue alors, le temps d’un paragraphe essentiel, en un plaidoyer pour la reviviscence de l’unicité et de l’authenticité (Nosferatu l’unique) contre la dissémination du lieu commun, forcément frelaté (les innombrables Draculas de pacotille).
Un livre qui se lit, avec, dans les oreilles, la version (live, please) de Bela Lugosi’s Dead, étirée et lugubre à l’extrême, par le groupe Bauhaus. Et puis, bonne nuit, si faire se pieu…
Frédéric Saenen