
Madeleine Ley
La carrière littéraire de Madeleine Ley commence assez tard et s’interrompt à peine un peu plus de dix ans après ses premières publications. Longtemps épuisé, son roman Olivia a reparu en juin dans la collection « Espace Nord ».
Née en 1901, elle publie en 1930 un recueil de poésie, Petites voix. Viennent ensuite deux romans pour enfants, L’enfant dans la forêt (1931) et La nuit de la Saint-Sylvain (1935). L’accueil critique est très favorable ; elle devient alors très active dans les milieux littéraires belge et français. En 1936 paraît son seul roman, Olivia, chez Gallimard. Le prix Rossel lui est attribué en 1939 pour un recueil inédit de nouvelles. L’une de celles-ci, Le grand feu, est publiée séparément en 1942. Mais la guerre fragilise encore plus une santé mentale déjà vacillante. Madeleine Ley fait de fréquents séjours dans des hôpitaux psychiatriques et n’écrit plus. Elle meurt en 1981. Son nom sort de l’oubli lors de la première réédition d’Olivia chez Espace Nord en 1986 puis de Le grand feu chez Actes Sud en 1988.
Son recueil Petites voix se distingue par la délicatesse du ton et par une langue mélodieuse que sert une prosodie maîtrisée. S’y marque déjà une tension entre la réalité quotidienne et une aspiration diffuse à une dimension merveilleuse ainsi que la nostalgie d’un passé et de ce qui aurait pu être. En témoigne « Chanson de juillet » (voir ci-dessous) qui annonce déjà bien des thèmes que l’autrice développera par après. Le vers final de « Fenêtre » se révèle également prémonitoire : « Un petit oiseau / salue le soleil… / Que la vie est légère, / que mon cœur est docile… // O jour pur et fragile, / j’ai peur du bonheur ! ». Cette peur du bonheur sera centrale dans Olivia.
Le livre pour la jeunesse, La nuit de la Saint-Sylvain, résume bien l’idée que Madeleine Ley se fait de l’enfance : une période de la vie où l’on peut être ouvert à la perception du merveilleux. La jeune Barbara ne peut plus marcher. Un bateleur touché par sa générosité lui offre la possibilité de retrouver l’usage de ses jambes une nuit par an. Elle choisit celle de la Saint Sylvain, assurée qu’elle pourra alors sûrement patiner. Cette nuit-là, elle part à l’aventure sur les canaux gelés et découvre un navire pris par les glaces. Le capitaine, séduit par ses qualités exceptionnelles, lui fait voir des réalités merveilleuses. Mais il lui faut retourner à sa vie d’avant. Plus tard, le bateleur lui offre le choix entre une vie où elle aurait accès à ces choses invisibles pour quiconque d’autre qu’elle ou bien la capacité de remarcher et de mener une vie normale sans plus d’accès à cette dimension si belle. C’est le cas également de François de L’enfant dans la forêt qui choisit de renoncer à ses contacts exceptionnels avec les animaux. La thématique de la perte, et particulièrement la perte de capacités et de dons singuliers liés à l’enfance, revient de façon récurrente à travers toute l’œuvre de Madeleine Ley.
1936 voit la parution de son unique roman, Olivia. Il met en scène une jeune veuve de 25 ans, qui a perdu le goût à la vie. Son oncle et sa maîtresse l’emmènent en Suisse. La beauté des paysages, surtout ceux qu’elle découvre lors de promenades en haute montagne, et le plaisir qu’elle a de peindre l’éloignent progressivement de ses projets de mort.
La manière dont Olivia conçoit son art de peindre s’inscrit dans la perspective du reflet : « Ma peinture à moi n’est souvent qu’un reflet. Ma dernière aquarelle, il faut le récit d’un rêve pour l’expliquer ». Cela répond à plusieurs situations où elle se voit dans des miroirs et où elle se demande « où finit [son] corps et où commence [son] reflet ». Lorsqu’elle se regarde nue dans le miroir penché, elle pense « C’est beau ! » ; mais elle souhaite alors surtout qu’un homme rêve d’elle et qu’il la voie dans la lumière du feu, « telle que je suis, exactement telle que je suis ! ».
Une scène significative condense ces thèmes du reflet et de la peinture : dans un tableau de son oncle représentant le Wallensee et protégé par une vitre, Olivia voit le reflet de la compagne de l’oncle : « Parfois Jenny se lève pour attiser le feu et son double voyage dans le Wallensee comme une ondine… L’image et la réalité se confondent. » Cette convergence des niveaux se traduit encore dans cette affirmation : « Dans une peinture, en regardant l’eau, il faudrait que toujours on doive penser au ciel ; et le ciel devrait nous faire pressentir des rivages plus lointains encore… ». La peinture l’amène à regarder et lui procure un accès apaisé à ce qui l’entoure, dans un esprit de communion et dans une forme d’indécision entre elle et la réalité.
Olivia a croisé fugitivement un homme dans une auberge et celui-ci l’a troublée par des jeux de regard. Plus tard, c’est par la voix d’un chanteur invisible qu’elle est bouleversée. Ensuite, par le biais d’un portrait peint, elle reconnaît dans le chanteur représenté l’homme qui l’avait précédemment séduite du regard, Mario. Elle résiste d’abord, finit par céder à ses avances, mais continue à hésiter. Le feu de la passion les dévore. Mario est cependant obligé de la quitter quelque temps. L’absence sera-t-elle définitive ? Dans l’incertitude, elle a cette phrase qui résume le rapport entre sa passion amoureuse et ses intérêts et émerveillements passés : « O mon Dieu, rendez-moi cette vie que j’avais avant, les paysages et la peinture, cette attente inquiète, cette ignorance ! »
Leurs retrouvailles sont compliquées par l’attitude d’une servante. La fin du roman est marquée d’ambiguïtés et d’affirmations contradictoires, qui vont de « l’ancienne flamme n’est pas morte » et de « ô mon Dieu, vous m’avez rendu mon ciel » à « ce n’est peut-être qu’un reflet ». Olivia est confrontée au choix de s’investir à nouveau dans la relation amoureuse tout en gardant une distance pour ne pas s’y perdre.
En cela, Madeleine Ley crée une tension dans son projet romanesque. Elle affirme avoir eu pour but de « reconstituer la vie d’une femme à l’époque romantique », dans les années 1850. Elle décrit le sentiment amoureux en fonction des codes de la passion romantique. Pour ce faire, elle reprend nombre de stéréotypes du romantisme. Mais en même temps elle dote son héroïne d’une sensibilité plus actuelle, d’une femme qui se distancie de ces clichés de l’amour.
Cela ne va d’ailleurs pas sans susciter des interprétations divergentes de son roman. Les stéréotypes, aussi bien à propos de la relation amoureuse que du rapport à la nature et de la conception de l’art, qu’il soit pictural ou vocal, doivent-ils être pris au premier degré ? Dans ce cas, le roman, tout prégnant qu’il soit, témoignerait d’une forme de naïveté. Ou, au contraire, l’autrice joue-t-elle avec ces clichés pour mieux s’en distancier et montrer en quoi ils ne correspondent plus à la sensibilité d’une femme du début du 20e siècle ? Le grand feu reprend également ces idées, par rapport auxquelles cependant la distanciation semble moindre.
Madeleine Ley insiste sur les contradictions qui traversent Olivia autant à l’égard de Mario (accepter ou non de céder à cet amour, tolérer ou non qu’il revienne, tout en se demandant s’il est possible de retrouver les anciennes flammes) qu’envers son désir de peindre et par rapport à son désir de maternité.
Dans Olivia comme dans Le grand feu, face aux histoires humaines, la principale protagoniste est sans nul doute la montagne. Elle est le lieu d’une expérience à nulle autre pareille qui ouvre à la spiritualité. L’incroyable beauté du spectacle montagnard (que Madeleine Ley rend bien) ouvre à un moment mystique.
Ses livres sont profondément marqués par le catholicisme ; les références à Dieu et à la tradition chrétienne sont omniprésentes. (Dans Le grand feu, ces croyances sont une clé de compréhension du livre.) Olivia rapporte même une vision mystique qu’elle a eue enfant ; dans un évanouissement, elle a cru voir le Christ, apparition sans doute provoquée par la vue d’un tableau représentant la dernière cène. Mais ces éléments de la tradition catholique sont réinterprétés par l’autrice. Ainsi, le curé reproche à Olivia de ne pas se confesser et de ne pas assister à la messe, alors qu’elle préfère, à ces moments-là, courir les alpages pour y découvrir les beautés du Créateur. Néanmoins, le livre, comme la nouvelle Le grand feu, se clôt par une adresse à Dieu et par la certitude de l’éternité : « Un jour enfin le cœur se brise, de fatigue ou de joie. Mais je sais maintenant. Je sais que rien ne sera perdu. Pendant les nuits d’hiver, les étoiles m’ont dit que nos rêves et nos désirs vivent dans l’Éternité. » Ces références à Dieu et cette foi semblent compenser la perte qui caractérise les choix de l’enfance. Olivia repense fréquemment à ses jeunes années, au bien-être qu’elle a pu ressentir dans le jardin familial ; cependant, elle projette maintenant toute sa vie dans le bonheur retrouvé de la maison du Valais et n’imagine pas retourner à Senlis. Parlant de roses, elle dit : « Nous avions les mêmes à Senlis. Je n’osais les respirer ; elles avaient le parfum de l’enfance, de tout ce qui dort à jamais là-bas, dans un cimetière de province, au murmure des feuilles et des arbres… ».
Cette soif d’Absolu imprègne profondément l’amour humain. Plusieurs fois, Mario est qualifié de « Dieu de la joie humaine » et chacun des amants apparaît comme un ange pour l’autre. La sacralisation de l’amour humain trouve aussi sa source et son sens dans le fait qu’il se déploie dans la montagne, lieu de spiritualité par excellence.
Par rapport à ses autres livres de facture classique, Olivia prend une forme plus éclatée. Le roman se présente comme un journal intime, tenu de façon peu systématique, mentionnant parfois des dates et des lieux, entremêlé de lettres qu’Olivia écrit à divers interlocuteurs. On y trouve aussi de fréquentes ellipses temporelles, des retours en arrière à propos des choses non dites encore ou à propos de souvenirs (parfois sans les marqueurs indiquant l’événement passé), des hésitations sur la personne à laquelle pense Olivia. Le roman donne l’impression d’un kaléidoscope de sensations, de sentiments, dans des passages parfois rapides du coq à l’âne. Ces techniques narratives contrastent avec les stéréotypes du romantisme que Madeleine Ley reprend.
La longue nouvelle Le grand feu (sur laquelle s’achève la carrière littéraire de Madeleine Ley) synthétise bien des aspects déjà avancés. Marietta, une enfant de 9 ans devenue orpheline, est recueillie par son grand-père dans un village alpin. Sa cousine Reine la fascine ; elle lui fait découvrir les beautés de la montagne et sa dimension sacrée. Par accident, Reine provoque un incendie qui ravage la plus grande partie du village. Pétrie de culpabilité, elle devient folle et meurt. Après cette mort, pour la petite fille, « la vie n’était plus qu’un chemin interminable jusqu’au bout duquel il me faudrait marcher sans l’amitié de personne ». Plus tard, elle monte là où elle se rendait avec sa cousine et est témoin d’une véritable apparition mariale : « La petite Marietta demeurait seule sur la terre, mais Reine avait cessé de souffrir, et cette âme innocente, ignorante d’elle-même, fondue avec la nature et les nuages, errait encore autour de moi dans le royaume de Dieu. » L’ensemble du récit oppose cette évocation du paradis de la montagne vécu avec Reine à l’incendie, image de l’Enfer, comme les prophètes l’ont décrit : « un grand feu au fond d’un trou de rochers à pic ». L’histoire est racontée a posteriori par Marietta devenue adulte qui ne vit plus au village et a elle-même une fille ; tout est cependant vu par les yeux de l’enfant de 9 ans, avec ses naïvetés et ses incompréhensions. Malgré l’apparition qui termine son séjour à la montagne, la petite Marie – Marietta – vit péniblement la perte de son paradis d’enfance. Dans la plupart de ses textes, Madeleine Ley lie la fin de l’enfance à la perte d’une dimension supérieure ou extraordinaire. Seul Olivia propose un schéma quelque peu différent : l’héroïne ne peut pas envisager de revenir sur les lieux de son enfance, mais la montagne où elle envisage de vivre désormais apparaît comme une sublimation de ses attentes. Les sommets sont des lieux de rupture.
Pour Madeleine Ley, le thème du feu est central. Dans Le grand feu, il est l’image de l’enfer qui met fin à une vie paradisiaque entrevue ; au-delà de la mort se dessine néanmoins la promesse d’un paradis futur. Olivia évoque également l’incendie d’un village, témoignant plutôt de la dureté de la vie des montagnards. Le feu est l’image de la passion dévorante avec Mario, mais également un élément de bien-être : à la chaleur du feu, l’héroïne se sent bien lorsqu’elle se contemple dans le miroir. Elle évoque les « cavernes du feu » où elle revoit « son bonheur passé et tant de peines… ». Le feu dévore aussi : elle fait brûler les lettres qu’elle destine à son amant sans les lui envoyer.
Dans tous les textes, autant ceux pour les enfants que ceux pour les adultes, le paysage occupe une place centrale. Déjà La nuit de la Saint-Sylvain offre des descriptions de lieux, en partie imaginaires, extrêmement évocateurs. Dans Olivia le paysage est un protagoniste à part entière. Il marque profondément la jeune femme, devient un élément essentiel de sa perception du monde. Mais surtout l’alternance avec les passages plus narratifs structure profondément le roman. Les descriptions ne sont aucunement des temps morts, ni la création d’un décor : elles ont une valeur intrinsèque importante et sont indispensables au développement de l’intrigue. Madeleine Ley excelle d’ailleurs dans ces descriptions : elle est une fine observatrice du paysage, de ses originalités (aussi de la manière de les peindre) et a pour les évoquer une langue subtile, pleine d’élégance et de formules heureuses et évocatrices. Pour Le grand feu, les descriptions prennent un aspect idyllique qui alterne cependant avec les termes plus durs à propos de la vie pénible qu’on mène dans ces villages d’altitude.
Les livres de Madeleine Ley ne se concluent pas sur une fin réaliste. Son sens de l’Absolu et le sentiment de la perte d’un monde merveilleux ne la rendent pas possible.
Sa voix s’est éteinte trop tôt, laissant aux lecteurs une impression d’inachèvement, qui est somme toute dans l’exact sens de sa démarche.
Joseph Duhamel
Chanson de juillet
J’ai tant regardé la rivière
et le soleil
et le doux ciel,
que j’ai lâché mon roseau vert.
Il est allé dans l’eau si claire,
il est allé jusqu’à la mer !
J’ai voulu cueillir aussitôt
un autre roseau si beau,
mais je me suis coupée aux herbes,
mes cheveux ont traîné dans l’eau…
(Ah ! rendez-moi donc mon roseau
et ma prairie et la rivière !)
J’ai vu passer le fils du roi ;
il m’a dit : « Ma belle, pourquoi,
le long de la jolie rivière,
pourquoi pleures-tu là ? »
Ha ! Ha !
C’était le fils du roi.
Il m’a dit : « Viens avec moi,
et si tu veux, tu seras reine.
Tu auras pour filer la laine
un rouet d’or, et un fuseau
aussi léger qu’un os d’oiseau ! »
Las ! je suis reine et prisonnière
dans un royaume merveilleux.
Mon cœur, mon cœur a tant de peine,
pleurez, pleurez, mes yeux.
Où sont mes sœurs et la rivière ?
J’ai perdu mon roseau vert.
(Petites voix, 1930)
Bibliographie
- Olivia, rééd. « Espace Nord », 2021. Un dossier pédagogique destiné au 3e degré du secondaire paraitra en 2022.
- Le grand feu, Actes Sud, coll. « Babel », 1994.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°209 (2021)