Patrick Delperdange en rose et noir

Patrick Delperdange © Marc Bailly

Depuis plus de trente ans, Comme une bombe fait le bonheur des jeunes lecteurs. D’autres romans pour ados ont suivi la parution de ce polar parodique, avec un égal succès : Tombé des nues, L’œil du milieu, Ishango… Mais depuis 2011 et Le chien qui danse, celui qui avait donné une vingtaine de titres à la littérature jeunesse semblait avoir abandonné cette veine.

Ces dernières années, Patrick Delperdange occupe le devant de la scène avec des romans plus sombres : Chants des gorges, réédité dans la collection Espace Nord, compte maintenant parmi les références « patrimoniales », tandis que Si tous les dieux nous abandonnent et L’éternité n’est pas pour nous valent à l’auteur d’être invité dans la plupart des salons labellisés polar.

Paru en juin chez Mijade, Coup de cœur marque le retour de l’auteur sur les terres plus souriantes de la littérature jeunesse. L’occasion était belle de nous pencher avec lui sur trente années d’exploration d’une littérature qu’il a toujours voulue affranchie des conventions.


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Patrick, tu signes ton retour dans la littérature jeunesse. Le plaisir reste-t-il ta principale motivation lorsque tu écris ?

Ce l’était en tout cas, jusqu’il y a peu. Bien sûr le plaisir que j’éprouve à écrire et le plaisir que j’essaie de faire éprouver à mes lecteurs restent essentiels à mes yeux. Pour moi, le plaisir ce n’est pas juste être réjoui par ce qu’on lit. Ce qui m’intéresse, que j’écrive pour les adultes ou pour les jeunes, c’est procurer des sensations quasiment épidermiques. En tant que lecteur, avoir frissonné en lisant un livre me fait penser que l’auteur a réussi quelque chose d’assez rare, et c’est un peu ce que je cherche. Mais je vieillis, ce n’est pas très original, et avec le poids de l’âge, je me demande s’il ne faudrait pas lester un peu ce plaisir de dimensions différentes. En tant qu’écrivain, il commence à me manquer quelque chose. C’est une réflexion en cours, une évolution qui a lieu depuis quatre ou cinq ans peut-être. Mes derniers bouquins adultes sont des romans noirs, et les réactions des lecteurs m’ont fait sentir que, pratiquement à mon insu, j’avais écrit des choses qui ont touché des gens au-delà de cette idée de plaisir…  Cela tient surtout au fait qu’au cours des trois, quatre dernières années, j’ai été invité dans de nombreux salons consacrés au polar, où on rencontre un public très mélangé. Je me suis rendu compte que les gens ont perçu dans mes livres des choses dont je n’étais pas tout à fait conscient, mais qui pour eux étaient essentielles. C’est curieux : parfois en tant qu’écrivain, ce n’est pas qu’on s’illusionne sur ce qu’on fait, mais on ne saisit pas nécessairement la portée de ce qu’on écrit et ce sont les lecteurs qui vous ouvrent les yeux. Voilà… Plaisir, oui, mais avec quelque chose en plus. Une noirceur ou une gravité à laquelle tous les lecteurs n’ont pas envie d’être confrontés.

Les rencontres avec les lecteurs sont donc importantes à tes yeux ?

En tout cas, cela demande de l’énergie. Jusqu’il y a trois ou quatre ans, la plupart des rencontres que j’effectuais se déroulaient en milieu scolaire. J’ai trouvé ça parfois un peu fastidieux. En un laps de temps très réduit, j’ai vu beaucoup de classes et j’ai eu l’impression de me répéter, d’avoir mis au point un répertoire de réponses pour des questions qui sont souvent les mêmes. Je récitais une sorte de texte, comme un vieil acteur de province qui ramène tout le temps le monologue d’Hamlet et qui finit par ne même plus comprendre ce qu’il déclame.  Je me suis dit : « Houlà, attention, tu n’y prends plus beaucoup de plaisir. » Et je pense que du coup en face, le contact n’était plus le même. Depuis la parution de Si tous les dieux nous abandonnent dans la Série Noire, j’ai été invité dans quantité de salons, et ça m’a permis d’échanger avec un public plus adulte : l’éclairage est différent !

Tu parles des relations avec tes lecteurs, mais qu’en est-il des relations entre auteurs ?

Les polardeux sont un peu plus destroy, mais les auteurs jeunesse ne sont pas en reste. Sans idéaliser ces deux communautés, leurs représentants s’apprécient la plupart du temps. Il y a des affinités, et on ne se tire pas dans les pattes, ça reste bon enfant. L’ambiance est différente en littérature dite « classique ». En France, tout est fait pour ça : quand vous dites que vous êtes auteur, on vous déroule le tapis rouge. Dans n’importe quel milieu, les gens sont impressionnés. Être écrivain, cela fait partie du patrimoine national. On ne sent pas ça du tout en Belgique : on n’est pas vraiment reconnu. Ici, quand on me demande ce que je fais dans la vie et que je dis que je suis écrivain, c’est à peine si on ne me tourne pas le dos. Mais ça nous permet justement de travailler dans les marges et de faire des choses que les écrivains français s’interdisent. Eux, c’est comme s’ils portaient une médaille et ils sont tentés de s’autocensurer. 

Être édité dans la Série Noire (pour Si tous les dieux nous abandonnent) t’a ouvert des portes, et pourtant tu as décidé de suivre Aurélien Masson, ton directeur de collection, qui quittait Gallimard pour Les Arènes…

J’ai dû prendre une décision très rapide, quasiment à brûle-pourpoint. Le problème, c’était de quitter Gallimard et la Série Noire puisque dans le domaine où je travaille, c’était rouler en Rolls Royce, et là, il me demandait de rendre les clés de la Rolls pour partir à l’aventure. Mais rétrospectivement, je pense que j’ai fait le bon choix de suivre cet éditeur en particulier.

En littérature jeunesse aussi, tu as connu plusieurs éditeurs… avec de beaux succès !

Il y a d’abord eu Travelling, chez Duculot. À l’époque, cette collection qui proposait des histoires basées sur des thèmes de société était en perte de vitesse. Arnaud de la Croix a été engagé pour la relancer et a fait appel à des auteurs qui n’avaient jamais rien écrit pour la jeunesse. Je venais de remporter le Prix Simenon et il m’a proposer d’écrire un petit polar pour les jeunes. Je ne connaissais pas la littérature jeunesse, mais j’étais prêt à essayer. On était donc en 1988, et j’ai écrit Comme une bombe, qui a tout de suite bien marché. J’en ai écrit d’autres pour lui : De plus en plus noir, Machine à sous… Et fin des années 1990 – à l’époque, il n’y avait pas de mails, on ne sait pas comment on faisait mais c’était comme ça – je reçois un petit mot de la responsable des textes chez Bayard Presse à « Je bouquine », Véronique Girard. Elle me dit : « On a lu les romans que vous avez publiés en Belgique, et on serait très heureuses de vous accueillir chez nous ». J’ai donc écrit un texte d’une quarantaine de pages qui s’appelait Petit baiser, petit bijou. On est chez Bayard, une maison catholique… Cette histoire mettait en scène un jeune garçon qui, en rentrant chez lui, se rend compte que l’appartement a été cambriolé. L’argent qu’il gardait dans une boite a disparu. Et quand sa mère rentre à son tour d’avoir fait les courses, elle réalise qu’on lui a volé son alliance, qu’elle conservait dans une armoire alors que son mari était en voyage d’affaires. Pourquoi enlevait-elle son alliance quand le père s’absentait ? Je n’explique pas cela, mais chez « Je bouquine », elles me disent : « C’est vraiment dommage que vous ayez mis une alliance, vous ne pourriez pas mettre une bague ? ». « Écoutez, si je ne parle plus d’alliance, ça n’a plus aucun intérêt. Certains lecteurs ne comprendront pas, mais d’autres bien, et le symbolisme de l’alliance dont elle se débarrasse quand le père est en voyage d’affaires est pour moi important ». Ça ne passait pas, mais elles ont eu l’élégance de me dire : « On aime beaucoup ce texte, il n’est pas pour nous, mais on va l’envoyer dans une autre maison, chez Pocket ». Et de fait, Ariane Lamoureux, la directrice de Pocket m’a dit : « Ce récit m’intéresse beaucoup et je vais le publier ». J’ai donc été publié en même temps chez Pocket et chez Bayard, parce qu’entretemps, je leur avais envoyé un autre texte moins sulfureux.

Ariane Lamoureux a été très contente de m’accueillir et m’a dit : « Si vous avez autre chose à me proposer, n’hésitez pas. Je lui ai alors envoyé La beauté Louise, mais elle n’a pas réagi immédiatement. Les semaines ont passé, puis j’ai envoyé le texte chez Nathan. Juste à ce moment-là, je reçois la réponse d’Ariane Lamoureux, qui me dit : « Bien sûr qu’on publie ! »». Sur cette bonne nouvelle, je pars en vacances et à mon retour, j’avais une lettre de Frédérique Guillard, éditrice chez Nathan : « Je viens de lire d’une traite votre Beauté Louise et il faut absolument qu’on se rencontre, je veux publier ce texte. Venez à Paris, on déjeune et on parle de tout ça ». Je n’ose pas lui dire que j’ai déjà signé un contrat avec Pocket. Et à Paris, devant son enthousiasme, j’y parviens encore moins. Quand je me décide enfin, à la fin du repas, Frédérique Guillard est furieuse et je rentre chez moi en pensant que je suis grillé chez Nathan.

Puis Ariane Lamoureux quitte Pocket. Elle est remplacée par quelqu’un avec qui ça ne fonctionne absolument pas, et je me retrouve avec des manuscrits qui attendent. Un ou deux ans après cette mésaventure avec Frédérique Guillard, je retente ma chance. J’ai un début de roman que j’ai appelé L’œil du milieu, je lui envoie et quinze jours plus tard elle me répond : « Écoutez, on oublie ce qui s’est passé. Combien de tomes pouvez-vous écrire ? » On signe pour six tomes et voilà : L’œil du milieu était sur les rails. J’ai passé deux ou trois ans à l’écrire, en m’occupant d’autres textes à côté. Les premiers chapitres de L’œil du milieu ont d’abord paru en petits volumes, mais Nathan a changé le format prévu initialement, optant pour trois recueils de deux histoires par volume, avant de republier les six parties en volumes distincts. Plusieurs formats ont donc coexisté dans la confusion puisque les titres des recueils correspondaient à ceux de certains chapitres qu’on pouvait trouver en volumes séparés. Mais ça a vraiment bien marché.

J’avais encore un contrat pour Ishango, chez Nathan. Malheureusement, Frédérique Guillard est partie et le courant est moins bien passé avec l’équipe qui l’a remplacée. J’ai écrit les trois volumes, mais l’enthousiasme était un peu retombé de part et d’autre, ce qui fait qu’à la fin d’Ishango, en 2010, j’ai un peu mis de côté la littérature jeunesse.

Tu n’as pas parlé de Julien d’Ombres, paru chez Gallimard. Là aussi, l’aventure est peu banale !

J’avais rencontré, dans un salon du sud de la France, Jean-Philippe Arrou-Vignod qui dirigeait la collection Hors-Piste. Il aimait beaucoup L’œil du milieu  et m’avait proposé de lui soumettre quelque chose. Je lui ai donc fait lire un début d’une vingtaine de pages et il m’a fait signer un contrat pour Le royaume des Euménides, qui devait être un diptyque. Julien d’Ombres, le premier volume, est paru au moment où j’obtenais le prix Rossel pour Chants des gorges, ce qui m’a un peu « distrait ». Et quand je me suis remis à l’écriture de cette série pour Gallimard, j’ai réalisé que je ne parviendrais pas à la boucler en deux tomes. Mais Jean-Philippe Arrou-Vignod a exigé que je retravaille mon texte de manière à conclure, refusant l’idée d’une trilogie. On en est là depuis 2006. Cela fait treize ans que Le royaume des Euménides attend sa suite.

Depuis, Mijade est devenu ton éditeur de référence en littérature jeunesse…

Muriel Molhant, éditrice romans aux éditions Mijade, aimait beaucoup ce qu’elle avait republié, c’est-à-dire Comme une bombe et Tombé des nues qui venaient du catalogue Travelling, et La beauté Louise qu’elle avait racheté à Pocket. Elle m’avait dit qu’elle était intéressée par un nouveau roman. J’ai donc écrit pour Mijade Le chien qui danse en 2011 et Coup de cœur, qui vient de paraitre.

Avec Coup de cœur, tu interromps un silence de huit années en littérature jeunesse. Qu’est-ce qui t’a intéressé dans ce nouveau projet ?

Je me suis beaucoup amusé à écrire une histoire d’amour ! Et puis je voulais mettre en scène une adolescente, avec son langage et les problématiques actuelles. Ce qui m’importe le plus aujourd’hui, en littérature jeunesse comme en littérature adulte, c’est voir le monde à travers les yeux d’un personnage que je ne suis pas – je ne suis pas cette narratrice de quatorze ans ni la vieille prostituée que je mets en scène dans L’éternité n’est pas pour nous.  Voir le monde à travers d’autres yeux : voilà ce qui m’intéresse aujourd’hui en littérature, comme lecteur, mais plus encore comme écrivain. Je tiens ce discours depuis un an ou deux seulement, ma relation à l’écriture est en train de changer.

Tu avais donc envie d’écrire une histoire d’amour…  Puisque tu ne travailles jamais sur synopsis, quelle a été ta situation de départ ? 

Deux jeunes filles dans une tente, dans un jardin, en plein été, avec tout de suite la rencontre d’un beau jeune homme… Comme disait Hitchcock : « Il vaut mieux partir du cliché que d’y arriver ». Des millions d’histoires d’amour ont été écrites : est-il est encore possible d’apporter une variation sur ce thème ? Si je n’éprouve pas de plaisir, c’est que je suis en train de me fourvoyer, et j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette histoire. Je pense que cela apparait dans le ton que j’essaie de rendre pétillant et léger. En même temps, il est question de mort, mais tout cela est traité avec une touche d’humour qui vient du langage de cette narratrice.

L’expression « cahier des charges » en littérature jeunesse a-t-elle du sens pour toi ?

S’interdire des choses, ce serait bloquant. N’empêche, j’essaie que mes romans pour les jeunes soient moins noirs, par le ton et par les thèmes, que ce que j’écris pour les adultes. Sans que cela soit une chape de plomb, je connais plus ou moins les barrières que je ne dois pas franchir. En même temps, on peut flirter avec ça…

Revenons à L’œil du milieu, qui illustre bien ce que tu viens de dire. On y retrouve les ingrédients qui te sont coutumiers : l’humour, le rythme, mais aussi une certaine gravité, et on est surpris parfois par ce que tu fais vivre à tes personnages. Sur ces îles perdues où le jeune Sam a échoué, hommes et femmes se livrent une guerre sans merci et le chaos menace. Ce roman d’aventures aux résonances actuelles, tu n’as jamais songé à le republier ?

C’est évidemment une satisfaction de constater qu’un roman reste pertinent après seize ans, et sa réédition me tient à cœur depuis qu’il n’est plus disponible. J’ai revu le texte pour une réimpression en un volume. Des éléments de reprise que la publication en plusieurs tomes imposait et certaines tournures que je trouvais un peu trop littéraires au début du roman ont été supprimés. L’arrivée sur l’île me parait plus simple et plus fluide maintenant. Les « rombières » aussi ont disparu, du moins le terme que j’employais pour les désigner : ce mot ignoré des jeunes est trop connoté auprès des adultes. Bref, le texte est prêt et j’attends l’intérêt d’un éditeur. Sinon, je me suis laissé une porte de sortie pour qu’il puisse y avoir encore d’autres aventures de Sam Stone. L’histoire se termine – je ne veux pas que le lecteur puisse se dire qu’il manque quelque chose – mais je pourrais redémarrer.

 

À bon entendeur…

Marc Wilmotte

Comme une bombe (1988), Tombé des nues (2000), La beauté Louise (2001), Le chien qui danse (2011), Mijade, coll. « Zone J ».
Coup de cœur, Mijade, coll. « Zone J », 2019.
Chants des gorges, Sabine Wespieser, 2005, rééd. « Espace Nord » : Prix Rossel et Prix Rossel des jeunes.
Si tous les dieux nous abandonnent, Gallimard, coll. « Série Noire », 2016, rééd. Folio.
L’éternité n’est pas pour nous, Arènes, coll. « Equinox », 2018.
C’est pour ton bien, Arènes, février 2020.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 204 (2019)