Portes et livres ouverts : Read & Meet à Passa Porta

Laurent Demoulin Adrienne Nizet

Laurent Demoulin présente « Robinson » lors d’une rencontre animée par Adrienne Nizet (c) Michel Torrekens

De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir, l’œuvre d’auteurs belges. Des lieux essentiels puisqu’ils permettent de mettre un visage sur un nom et d’entendre l’écrivain s’exprimer en direct sur son travail. Dans ce numéro, passons la porte de Passa Porta, maison internationale de passions et de passages. De partages aussi. À l’occasion d’une soirée Read & Meet, que nous vous invitons à découvrir à travers le regard croisé de l’invité du jour, Laurent Demoulin, et de l’animatrice, Adrienne Nizet, par ailleurs vice-directrice de Passa Porta.

Passa Porta, Maison internationale des littératures de Bruxelles, est sise en plein quartier Dansaert, au cœur même de la capitale, à quelques centaines de mètres de la Bourse. Une fois passé le porche, on se retrouve dans un large couloir qui donne sur les vitrines d’une des librairies belges les plus cosmopolites. Certes fermée en soirée, mais qui mérite le détour durant la journée.

Une ambiance de salon littéraire

Deux volées d’escaliers plus haut, nous nous retrouvons dans un couloir qui mène à l’un des salons du lieu. Autour d’une simple table, quelques passionnés de littérature sont déjà installés en attendant l’arrivée de l’invité : Laurent Demoulin, qui vient parler de son premier roman, Robinson, paru chez Gallimard. Un ouvrage qui a retenu l’attention du public belge, des libraires et de la critique dès sa sortie. Et pour cause : Robinson est le prénom de l’enfant autiste au centre de la narration, dont nous découvrons les difficultés du quotidien pour lui et ses proches, en particulier son père. Un quotidien décrit sans tabous, au plus près de la relation d’un parent et son enfant, sans minimiser les catastrophes commises involontairement par l’enfant, les obstacles que le handicap place sur son évolution. On rit souvent et on s’émeut tout autant à la lecture de ce livre porté par un style éblouissant, une lucidité éclairante et une rare honnêteté.

Laurent Demoulin s’est particulièrement investi dans ce roman, puisqu’il est lui-même père d’un enfant autiste. Il est par ailleurs professeur de littérature à l’Université de Liège et les modes de communication d’un enfant autiste l’ont interpellé plus spécifiquement encore. Le rencontrer dans un cadre intimiste présageait donc d’une rencontre originale. Bien dans l’esprit que l’initiatrice de ces rencontres Read & Meet a voulu leur donner : « Qui pourrait mieux que l’auteur parler de son livre ?, explique Adrienne Nizet, vice-directrice et programmatrice francophone de Passa Porta, qui anime la rencontre ce soir-là. L’idée est que les participants puissent poser directement leurs questions à l’auteur, lors d’une soirée en comité restreint. Ils sont invités à lire le livre choisi avant la soirée, afin de pouvoir aller en profondeur dans les thématiques, le style, les développements de l’intrigue… » C’est ainsi que des auteurs d’envergure internationale comme Jonathan Coe, Richard Ford, Juan Gabriel Vasquez, Jens Christian Grondahl, Sandro Veronesi, Fiston Mwanza Mujila… se sont prêtés à l’exercice.

Une animation hors promotion

Une formule qui a séduit également Laurent Demoulin, qui a eu l’occasion d’expérimenter divers types de rencontres depuis la sortie de son roman : « Chaque rencontre a été particulière, confirme-t-il à l’issue de ce Read & Meet, en fonction des différents lieux, du nombre de personnes présentes, et de la personnalité individuelle des participants ayant pris la parole. Je me suis rendu dans des librairies, dans une bibliothèque, dans des institutions communales liées à la problématique de la littérature et de la santé, dans des écoles supérieures, au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris. Toutes ces rencontres m’ont nourri et m’ont fait réfléchir, en fonction des questions qui m’ont été posées et des réactions du public. De manière générale, j’aime rencontrer les lecteurs et les lectrices. Qu’ils aient un visage, une voix, une histoire, des pensées, etc. J’aime les petits échanges au moment des dédicaces. L’écrivain est seul quand il écrit: cela fait du bien de sortir de la solitude grâce aux fruits de celle-ci. La rencontre à Passa Porta présente plusieurs particularités intéressantes. D’une part un aspect convivial. J’étais assis autour d’une table avec une dizaine de personnes, et non pas devant un public, ce qui favorise l’échange, l’intervention spontanée des participants – et de telles interventions ont d’ailleurs eu lieu. La disposition des personnes ainsi que leur petit nombre jouent tous deux le même rôle incitatif. Ensuite, les personnes sont censées avoir déjà lu le livre, même si ce n’était pas tout à fait le cas. Mais on a fonctionné comme si tous connaissaient le livre, ce qui fait gagner du temps (pas besoin de présentation du sujet, etc.) et qui va aussi dans le sens de la liberté de parole (pas de peur de spoiler comme disent les jeunes, c’est-à-dire de déflorer l’intrigue). Autre implication: il ne s’agit pas de vendre le livre, puisque je suis en principe devant des lecteurs déjà conquis. Sans doute cela change-t-il aussi quelque chose dans le contact (voire dans mon propos), mais je ne m’en rends pas bien compte, car en librairie non plus je n’avais pas l’impression d’être là pour vendre mon livre – mais peut-être ai-je refoulé cet aspect inavouable, qui sait ? Partout, il s’est agi d’une conversation. Dernière spécificité de Passa Porta: la présence de lecteurs néerlandophones, ce qui fait vraiment très plaisir. Ces lecteurs  portent un regard particulier sur la langue du texte ! »

La littérature comme ambassadrice

Des lecteurs néerlandophones dont la présence s’expliquait. En effet, depuis 2016, les responsables de Passa Porta organisent des ateliers de traduction, appelés « Found in translation ». Dans cette formule, les participants sont invités à traduire deux pages d’un ouvrage non encore traduit dans la langue de l’exercice, en alternance le français et le néerlandais. Les dix « meilleurs » traducteurs sont ensuite invités à une soirée en compagnie de l’auteur et d’un traducteur professionnel (qui a établi la sélection des textes) pour discuter des problèmes de langues qui se posent.

« C’est une formule qui a beaucoup de succès depuis sa création, se réjouit Adrienne Nizet. Dans notre démarche de valorisation de nos auteurs, nous veillons à cette rencontre avec « l’autre » par la culture, la langue, le public… C’est ainsi qu’après avoir fait l’objet d’un « Read & Meet », Robinson de Laurent Demoulin a été au centre d’un « Found in translation » vers le néerlandais. Peut-être une piste pour une publication dans cette langue, et donc un nouveau public pour le texte ? »

Ambassadrice, Passa Porta l’est également comme actrice de la promotion des  auteurs belges francophones, à travers des activités dont la variété mérite d’être soulignée. « Comme les autres auteurs, traducteurs littéraires, acteurs du secteur… les auteurs belges francophones sont chez eux à Passa Porta, insiste Adrienne Nizet. Ils sont présents dans toutes les facettes de la maison. » Impossible d’énumérer toutes ces facettes, mais outre les ateliers de traduction dont celui précité avec Laurent Demoulin, nous pouvons mentionner des soirées littéraires qui ont accueilli In Koli Jean Bofane, Jean-Luc Outers, Geneviève Damas…, les clubs de lecture avec Caroline Lamarche ou Patrick Declerck, des résidences d’écriture avec Aliénor Debrocq, Katia Lanero Zamora…, des commandes de textes, par exemple à Thomas Gunzig ou Isabelle Wéry, des séminaires autour de Kenan Görgün et Nathalie Skowronek, sans oublier les festivals où l’on a pu croiser Veronika Mabardi, Aïko Solovkine, Jean-Marc Ceci, etc. et dont le dernier en date, du 24 au 26 mars, a rassemblé plus de cent auteurs pour sa sixième édition.

Et si Laurent Demoulin vient d’être mis à l’honneur, il a eu précédemment l’occasion de participer, en tant que lecteur et spectateur, à l’une ou l’autre des activités de Passa Porta, qu’il a vécues comme « un plaisir à la fois culturel et mondain dans le bon sens du terme, ainsi qu’il nous l’explique. Je me suis déjà rendu à plusieurs reprises à des rencontres de Passa Porta. C’étaient des rencontres plus traditionnelles, dans la librairie, les auteurs étant sur une estrade. Chaque fois, j’ai été très intéressé, mais comme je le suis lors de la plupart des rencontres en librairie. Il me semble que les rencontres stimulent mon désir de lire l’auteur, sauf exception. Ou en tout cas, telle est la question qui sous-tend ma présence: la recherche d’indications pour savoir si tel livre me plaira ou m’intéressera. Notez qu’il m’arrive aussi d’aller à des rencontres alors que j’ai déjà lu le livre qui est présenté (dans ce cas, il s’agit toujours d’auteurs que j’apprécie). Peut-être y vais-je alors pour approfondir ma lecture. Ou pour remercier l’auteur du plaisir qu’il m’a procuré. En même temps, il y a juste un plaisir propre à la rencontre, qui est presque indépendant de la lecture. »

Les enjeux de la lecture

De la dynamique de ces « Read & Meet », a résulté un échange où l’auteur a mis en avant les enjeux de sa démarche, comme le genre choisi qui n’est ni un témoignage, ni un récit de vie, ni un essai : « Il y a déjà de nombreux témoignages sur l’autisme, majoritairement de mères. Cela ne m’intéressait pas d’en écrire un de plus. J’ai écrit le livre que je voulais lire, qui produirait l’effet de catharsis propre à l’art, et l’écrire m’a pris environ huit ans » ; ou encore le point de vue : « L’élément déclencheur est venu un été quand j’ai trouvé le prénom Robinson, métaphore de l’île qui annonce Vendredi, en l’occurrence le père » ; mais aussi la trame narrative : « J’ai opté pour une description de la vie quotidienne in medias res, à partir de l’action, des faits au quotidien, pour que le lecteur vive les scènes sur lesquelles le roman s’est construit ». Les remarques sur le « contrat autobiographique » proposé par le romancier ont montré à suffisance combien cette question peut être subtile. Les relations auteur-éditeur ont également été évoquées, par exemple la volonté de Gallimard de présenter initialement le livre comme un récit, ou le changement de titre car Robinson, en référence à plusieurs scènes, s’intitulait à l’origine L’amour et la merde, titre qui évoquait davantage un essai. Les échanges ont également porté sur les relations père-fils magnifiquement décrites dans le roman, où l’implication et la présence du père, ainsi que la communication, sont poussées très loin. Raison pour laquelle ce roman nous concerne tous, parents d’enfant oui-autiste ou non-autiste.

Autant de questions, remarques et réflexions dont on peut se demander si, in fine, cette expérience des rencontres avec le public modifie d’une manière ou d’une autre le rapport d’un écrivain à la littérature : « Oui, je crois que cela change quelque chose de mon rapport à la littérature, constate Laurent Demoulin. Les questions très variées qui m’ont été posées m’ont fait réfléchir et m’ont permis d’approfondir ma vision de la littérature, notamment parce que Robinson a un statut ambigu à cet égard. Mais il m’est difficile d’isoler le phénomène des rencontres de l’ensemble de mon expérience. J’aimerais pouvoir vous dire que cela ne change rien à rien, que je suis seul face à la Littérature comme face au ciel étoilé, que seul compte le texte, la divine inspiration, etc. Mais si je suis honnête, je dois bien dire que le fait de publier chez Gallimard ou chez un petit éditeur belge, même de très grande qualité, cela change beaucoup de choses. J’avoue que, depuis lors, j’assume le fait d’être un écrivain, ce qui est neuf (jusque-là, je me récriais si on m’attribuait ce titre). Il s’agit à la fois d’une forme de libération et de soulagement profond (comme si j’étais enfin en paix avec moi-même) et de nouvelles responsabilités, assez intimidantes quant à la suite éventuelle. Les rencontres participent vivement de ce double sentiment. Je m’y sens heureux, comme un poisson dans l’eau. La sensation la plus forte, je l’ai ressentie lors de la première présentation, à Liège, dans la librairie que je fréquente, Livre aux trésors, chez mes amis Olivier et Philippe. J’étais interrogé par Gérald Purnelle, un autre ami. Le public était nombreux, attentif, bienveillant. Je me sentais délicieusement entouré par cette bienveillance. Une expérience vraiment inoubliable. Les soirs de doute et d’angoisse, je pourrais y songer pour m’apaiser ! », conclut-il avec un large sourire.

Michel Torrekens

Passa Porta en 4 mots

Adrienne Nizet décrypte pour nous le concept de Passa Porta, maison internationale des littératures de Bruxelles :

  • Maison : on tient à ce que chacun s’y sente bien, accueilli, et il s’y passe toujours quelque chose : des résidences, des ateliers de traduction, des clubs de lecture, des soirées littéraires et puis, tous les deux ans, le Passa Porta Festival, un condensé de tout ce qu’on fait sur l’année en un gros week-end.
  • Internationale : forte d’une collaboration assez unique entre deux communautés linguistiques (représentées juridiquement par l’asbl Passa Porta FR et la vzw Passa Porta NL), Passa Porta est clairement tournée vers la scène internationale, que ce soit dans le choix des auteurs qui y sont accueillis ou dans la mise en relation des auteurs belges avec l’international.
  • Des littératures : la littérature est multiple, non seulement par la langue, mais aussi par les genres, les facettes, et les façons de l’appréhender.
  • De Bruxelles : la capitale belge se situe au carrefour de l’Europe, au croisement de plusieurs cultures. Passa Porta ne pourrait pas exister sous cette forme ailleurs. 

En pratique

Passa Porta : rue A. Dansaert, 46 à 1000 Bruxelles
02/226.04.54 ou info@passaporta.be
www.passaporta.be


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 195 (juillet 2017)