
Aurélie William Levaux
Aurélie William Levaux est une artiste et auteure dont la spontanéité créative la pousse à se renouveler sans cesse. Née en 1981, cette Liégeoise travaille à la croisée des genres, quelque part entre la bande dessinée, la littérature et l’art contemporain. Son œuvre hybride, tout à fait atypique, se distingue entre autres par l’utilisation d’un support peu courant : le tissu.
De Menses ante rosam à Sisyphe, les joies du couple, les livres d’Aurélie William Levaux ne rentrent dans aucune case. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient trouvé place dans des maisons d’éditions alternatives telles que La 5e Couche ou Atrabile. Leur auteur confie avoir eu la chance de rencontrer des éditeurs prêts à défendre son travail, à la fois spontané, personnel et sans concession.
Aurélie William Levaux a toujours dessiné, c’est pourquoi elle a été amenée à étudier l’illustration aux Beaux-Arts de Saint-Luc à Liège. Elle publie ensuite dans des fanzines, participe au collectif Mycose, expose, puis en 2008 sort son premier livre, Menses ante rosam. Édité par la maison d’édition bruxelloise La 5e Couche, l’ouvrage est consacré à sa grossesse et à la naissance de sa fille. Il est, pour sa plus grande partie, composé de dessins sur papier, mais de nombreuses planches sont réalisées sur tissu. La trame apparente du fil donne au dessin une matérialité qui lui confère une présence immédiate. Son deuxième livre, Les yeux du seigneur, est publié en 2010 par le même éditeur. Cette fois entièrement réalisé sur tissu, le livre fait entrer en résonance son matériau de base, le fil, avec des motifs récurrents : le lien, le cordon, les cheveux et les entrelacs. En 2011, sa collaboration avec l’illustratrice suisse Isabelle Pralong donne le très beau Prédictions, dans lequel elles mettent en image un texte de Peter Handke que l’éditeur suisse Atrabile se charge de faire paraître. Les deux illustratrices s’approprient les phrases de Handke sur deux types de supports différents : Aurélie William Levaux poursuit ses broderies sur tissu, d’autres planches sont réalisées sur bois. Le trait d’Isabelle Pralong et celui d’Aurélie William Levaux s’associent parfaitement, se répondent, fusionnent. Les collaborations se poursuivent avec Moolinex lorsqu’ils créent, entre autres, le personnage de Johnny Christ mais aussi avec Caroline Lamarche, puisqu’ensemble elles réalisent la belle plaquette Le festin des morts, poésie de l’auteur mise en dessins par l’illustratrice.
Par la suite, l’artiste reste fidèle à Atrabile chez qui elle sort deux livres : Le verre à moitié vide en 2014, puis Sisyphe, les joies du couple en 2016. Ces deux derniers ouvrages témoignent d’un changement formel significatif. Si le support reste le même, l’artiste y a intégré des éléments stylistiques nouveaux ces dernières années. Tout en évoluant vers des formes différentes, l’œuvre n’en reste pas moins reconnaissable. Elle se diversifie, certes, mais toujours autour d’une matrice commune à laquelle viennent s’ajouter l’utilisation de la couleur, de tonalités franches, alors qu’elle travaillait auparavant essentiellement le trait. Le ton devient plus incisif, impertinent, présente un second degré parfois mordant. Humour et décalage autour d’aphorismes lui permettent de traiter avec dérision de sujets parfois amers, parfois pénibles.
Véritable exutoire, son travail garde une belle constance de fond. Aurélie William Levaux sonde ce qui la tourmente, brode ce qui la questionne. Certaines obsessions paraissent hanter son travail : le couple, le sexe, la maternité, la religion. Son œuvre les raconte mais jamais de façon trop directe : ses livres lui permettent de s’exprimer sans s’afficher. Sans doute par pudeur, même si ses albums présentent une grande liberté de ton. Son œuvre est franche, brute de décoffrage, parfois provocante, voire crue. Elle n’hésite pas à représenter la nudité, la sexualité, ne semble guère se censurer et a horreur de l’être. Ce faisant, elle s’affranchit avec superbe des poncifs, balaie le dogmatisme. Elle porte un regard décalé sur la pensée dominante et les rapports humains.
Rencontre avec une brodeuse qui se raconte au fil de ses livres.

Extrait de l’album « Prédictions » (c)Atrabile
Vous travaillez des matériaux relativement inhabituels. Je pense bien sûr particulièrement à la broderie et au dessin sur tissu. Comment y êtes-vous venue ?
Je dessinais avant tout sur du papier et puis sur du bois parce que je m’ennuyais. Un jour, j’ai fait une tache sur une robe. Une tache d’encre qui ne partait pas. Je me suis mise à dessiner sur la tache, autour de la tache et je me suis rendue compte que la matière était super. Donc j’ai continué. C’est vraiment venu par hasard. Après cela, quand j’ai fait mon premier livre, j’étais enceinte et je me suis mise à broder.
En quoi le tissu permet-il un autre rapport à l’illustration que quand on travaille sur papier ?
J’arrive à avoir une distance, quand je travaille sur du tissu plus que sur le papier. Je ne sais pas pourquoi. La matière est intéressante parce qu’elle fuse. Il y a quelque chose qui n’est pas contrôlé et que j’aime. C’est le même côté incontrôlable et vivant que la matière.
Votre dessin est assez typé, avec un côté désuet dans le trait. Quelles ont été vos influences sur le plan du graphisme, et peut-être aussi au-delà ?
Je suis influencée par tout et je pense que cela se ressent par un côté « patchwork ». Je suis influencée par la mythologie, par Gustave Doré pour mes premiers livres, la peinture indienne…il y a énormément d’influences et j’ai l’impression que pour mes illustrations je fais un condensé, un résumé de tout cela et j’essaie de tout mettre dedans. Ça part vraiment dans tous les sens. Je suis aussi influencée par la littérature ou la philosophie : je trouve une phrase et vais lui donner un autre sens. On voit dans un seul dessin tous ces petits morceaux d’influences.
Qu’en est-il du processus créatif de vos livres ? Par rapport à un album classique, qui va de l’écriture du scénario au story-board, du crayonné à l’encrage, quelles sont les étapes de votre travail ?
Je fonctionne à l’envers. Il n’y a pas de scénario parce que je ne sais pas quelle sera la fin : je la découvre au fur et à mesure. Le plus souvent, je me retrouve avec toutes mes images et tous mes textes et je dois re-raconter l’ensemble.
Ça se compose donc au fur et à mesure ?
Oui, et c’est à la fin, et je ne sais pas comment je sais que c’est la fin mais je le sais, que je recompose. En fait, je m’ennuie assez vite. Avant, je faisais des scénarios, des découpages, je passais par toutes les étapes et je m’ennuyais terriblement puisque je n’étais pas surprise par mon propre travail. Tandis que là, quand je recompose les images et les textes, je trouve d’autres choses que je n’aurais pas trouvées autrement. C’est pénible pour les éditeurs parce qu’ils ne savent pas non plus à quoi s’attendre et il y a un gros travail à faire derrière, de leur part.
Partez-vous avec une idée de base pour vos livres ? Vous dites-vous « je vais parler de ça » ?
Au départ, c’est un peu comme des journaux. Pour Prédictions, oui, puisqu’il s’agit d’un travail sur les textes de Peter Handke. Pour Sisyphe, c’est parti de la fin d’une histoire d’amour. Je travaillais comme dans un journal intime, mais sans savoir ou cela allait mener.
Votre travail artistique ne se limite pas à l’édition, puisque vous exposez également. Comment concevez-vous la relation entre les deux ? S’agit-il des deux versants d’une même démarche, ou deux sphères distinctes ?
Les deux. Par exemple, pour mon dernier livre, Sisyphe, les textes ont été écrits au fur et à mesure mais les dessins ont été faits en partie pour des galeries. Pour un livre, la narration se fait au fur et à mesure des pages. Quand j’expose dans des galeries, les dessins doivent parler tous seuls. J’essaie donc que chaque illustration soit lisible toute seule et puisse rentrer dans une narration. C’est une contrainte en plus mais j’ai toujours besoin que cela finisse dans un livre parce que j’ai une obsession des livres et des impressions. Ce qui pose un problème c’est le format, car les galeries veulent du grand format. Or, après, pour les imprimer c’est toute une histoire.
Vous parlez d’une obsession pour les livres. À quoi est-elle due ?
Si j’ai une obsession pour le livre et les impressions, c’est qu’alors, j’ai la sensation de ne pas laisser s’échapper les choses, de les graver dans le temps, de leur donner l’éternité. Mes images restent marquées quelque part, elles ne peuvent plus se perdre. Je veux matérialiser mon travail, qui est intimement lié à ma vie comme on le fait avec des albums photos, pour les faire exister, pouvoir les ré-ouvrir, c’est un peu comme une manie de vouloir classer mes périodes dans des carnets. Et puis, j’ai toujours aimé l’objet livre, pouvoir plonger dans une œuvre sans zapper, y revenir quand j’en ai envie, ce qui est impossible avec une exposition. J’aime aussi le côté accessible du livre, financièrement abordable : si on ne peut pas acheter mes dessins, il y a la reproduction.
Vous travaillez parfois seule, parfois en collaboration : avec Moolinex, Caroline Lamarche (Le festin des morts), avec Isabelle Pralong sur un texte de Peter Handke (Prédictions), sans parler des collectifs auxquels vous avez contribué. Qu’est-ce qui vous donne envie de travailler avec d’autres ?
J’ai rencontré Isabelle [Pralong] dans une résidence pour auteurs de bandes dessinées, Pierre Feuille Ciseaux, et nous sommes devenues amies. Elle est suisse. Nous n’avions pas de raison de nous revoir si ce n’est le prétexte de travailler ensemble. C’est pourquoi nous avons décidé de faire un livre ensemble, pour nous revoir. Nous nous sommes vues à Paris quelques fois pour travailler ensemble. Mes collaborations correspondent à des histoires d’amour ou d’amitié plus qu’à des envies artistiques. Après, on trouve. Avec Isabelle, c’était très clair. Avec Moolinex, qui était mon mari, je voulais absolument qu’on travaille ensemble. C’était une création commune, comme un enfant. Caroline Lamarche, elle, m’a contactée. Comme j’adorais son travail, c’était assez génial qu’elle me propose ce projet. Nous sommes devenues amies : à nouveau, c’est une histoire de rencontre.
En quoi est-ce différent de travailler en collaboration ? Cela amène-t-il plus de contraintes ou, au contraire, est-ce libératoire ?
Une collaboration me met plus la pression. Avec Caroline, elle écrivait et je dessinais, ce qui était très clair. Par contre, pour les projets graphiques où on doit tout mélanger, c’est très compliqué car il faut trouver un style commun, une manière de raconter commune. Cela amène donc plus de contraintes, de disputes, de problèmes. Mais j’adore, parce que ça fait partie du jeu.
Votre travail est personnel, on sent que sa base, c’est du vécu. Pourrait-on parler d’autofiction poétique ?
Je n’arrive pas à inventer une histoire. Je pars du réel pour en faire autre chose. Si j’écris, si je dessine, c’est parce que j’en ai besoin. C’est pour me raconter. C’est mon moyen d’expression personnel. Je ne raconte pas l’histoire de quelqu’un d’autre, j’ai besoin d’écrire la mienne. Mais je mets toujours une distance, je me réapproprie ma vie. Déjà adolescente, j’écrivais de la même manière.
La religion est présente tout au long de votre œuvre, vous l’abordez avec un ton irrévérencieux, une liberté par rapport aux dogmes, des jeux sur les représentations religieuses. Quel est votre rapport au religieux ?
Je viens d’une famille très catholique. J’ai vécu dans la religion mais j’ai l’ai subie aussi. Il y avait des curés qui venaient, des moines. Il y avait des messes à la maison. J’en ai souffert mais j’en ai également gardé les bonnes choses. C’est ma base. Maintenant je suis libre par rapport à la religion, je me suis réappropriée la foi mais elle n’a plus rien à voir avec l’église catholique. Les représentations religieuses, elles, restent. J’ai baigné dedans, c’est comme un langage.
Vos personnages ont souvent les yeux fermés. Pourquoi ?
On me l’a fait remarquer mais je ne m’en étais pas rendue compte. Je ne sais pas pourquoi. Cela doit avoir un lien avec l’intériorité. Aujourd’hui, je réfléchis plus quand je dessine, mais à l’époque de mes deux premiers livres, j’avais l’impression que c’était ma main qui créait et pas moi. C’était comme des moments de transe, un peu mystiques.
Vous enseignez le dessin à Saint-Luc. Qu’est-ce que ça vous apporte ? Faites-vous un lien entre vos créations et ce que vous enseignez ?
Cela m’apporte beaucoup non pas au niveau artistique mais au niveau humain. Être auteur, c’est passer la majorité du temps seul chez soi. Voir tous ces jeunes, cela me fait un bien fou. Quand je leur donne cours, je leur donne à faire des exercices auxquels je suis moi-même confrontée, les contraintes que je rencontre dans mon travail. Parfois des contraintes précises, comme pour la presse. Lorsque je butte sur quelque chose, j’essaie de le leur expliquer. C’est important qu’ils soient déjà dans la vie professionnelle aussi, on en discute beaucoup. Je parle de ma vie artistique avec eux.
Vous évoquez le dessin de presse, le pratiquez-vous ?
J’en ai fait quelque fois mais je n’aime pas ça. J’ai toujours travaillé dans la plus grande liberté. Dans la presse, libre, on ne l’est pas. Quand je dois corriger, retravailler un dessin quinze fois de suite, je deviens complètement folle. De plus, il y a énormément de censure. J’ai travaillé deux fois pour le New York Times, à la fin mon dessin ne ressemblait plus du tout à ce que je voulais raconter.
Que ce soit votre style graphique ou votre rapport à l’écriture qui se développe, votre travail évolue vers de nouvelles formes. Je pense notamment aux couleurs beaucoup plus franches de vos derniers livres. Est-ce quelque chose que vous avez voulu ou que vous constatez ?
Je le constate. Je cherche tout le temps. Le support est resté le même, c’est toujours le tissu, mais j’ai envie de m’amuser, d’expérimenter des choses. Sinon c’est horrible, je reproduis tout le temps les mêmes images ! Les personnes qui m’exposent sont attachées au tissu parce qu’elles me connaissent grâce à ce support. Or, je ne fais pas que ça et j’essaie de m’en détacher. Dans mes deux livres qui vont bientôt sortir, je fais tout à fait autre chose. C’est difficile de sortir des étiquettes que les gens vous attachent. J’ai essayé de faire autre chose avec le tissu mais je sens que j’arrive au bout.
Et votre rapport à l’écriture, beaucoup plus présent dans votre dernier livre, s’est-il développé récemment, ou écriviez-vous déjà avant ?
J’ai toujours écrit. Pour Sisyphe, j’en avais vraiment besoin parce que ce que j’avais à raconter ne pouvait pas passer rien qu’en dessin. Introduire des petites phrases dans les illustrations ne suffisait pas. Dessin ou écriture, peu importe. Cela se justifie ou pas en fonction de ce que je dois raconter. J’écris plus que je ne dessine parce que c’est plus facile. Le dessin c’est laborieux, ça prend du temps.
Et les prochains livres dont vous parliez, de quoi s’agit-il ?
Il y aura un livre de nouvelles. Un deuxième livre fait en partie avec ma fille sur des scènes de la vie de tous les jours. Ça ressemble un peu à des cartes postales, au feutre, beaucoup plus léger et direct que ce que je fais d’habitude. Il sera publié au Monte-en-l’air. Le troisième, c’est le journal intime de mes quatorze à mes quinze ans, que j’ai donné à mon frère qui le réécrit en fonction de ses souvenirs et que j’illustre ensuite. Il devrait sortir à l’Association.
Fanny Deschamps
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 191 (juillet – septembre 2016)