Rossano Rosi ou l’incarnation, dense et subtile, de la modernité…

Rossano Rosi est né à Liège en 1962, mais travaille à Bruxelles depuis plus de vingt ans (comme professeur de français ou de langues anciennes, puis directeur). Après deux premiers romans aux Éperonniers, en 1994 et 1998, un premier recueil de poésies aussi, qui a obtenu le prix Marcel-Thiry en 2001, Rosi a trouvé le refuge idéal aux bruxelloises Impressions Nouvelles, qu’il n’a plus quittées, leur livrant quatre romans et deux recueils de poésies en treize ans, une œuvre, qui l’établit aujourd’hui comme un auteur majeur de nos Lettres, un grand écrivain et un grand romancier tout à la fois.

De gré de force, 2005        

Victoire ! Il y avait bien une lettre ce matin, une petite enveloppe carrée, lorsque je suis descendu relever le courrier…

Les premiers mots. Mise en abyme de l’ouvrage. Derrière une écriture simple et dynamique se cachent des indices, des trompe-l’œil. « Victoire » ? Une exclamation de joie ? Non, la femme qui a quitté le narrateur il y a un an. D’ailleurs, est-il heureux ou déconcerté, inquiet, lui qui ne reçoit jamais de nouvelles ?

Il n’y avait pas de timbre. Juste mon nom : Agapet Adulé. Je l’ai répété plusieurs fois dans le gouffre soudain ouvert en moi…

L’espoir est noyé sous les assauts du soupçon. S’il n’y a pas de timbre, ce ne peut être le facteur. Un début de suspense s’installe, le narrateur soupèse les faits, ses actes. À l’intérieur de l’enveloppe, il a cru palper un carton et se ravise déjà :

Ça, ça ne peut être qu’un mot d’Ed ! (…) Ce cher, ce bon vieux Ed ! Un mot, quelque chose de très bref, quelque chose comme : Courage ! griffonné à la va-vite sur un bout de carton.

À l’étage où vit notre héros, la porte de son appartement est ouverte, alors qu’il est convaincu de l’avoir refermée, le voyant de son répondeur affiche le chiffre un. Un message ? Si tôt ? À moins qu’il ne l’ait pas remarqué la veille ? Et le feuillet avec la date du jour qu’il veut arracher mais trouve déjà dans la poubelle ? Perd-il la tête, la mémoire, lui qui est si méthodique, si méticuleux ? Ou un intrus s’est-il introduit dans l’appartement ?

Le prologue est excellent, on devine un énorme travail derrière le naturel des mots, chaque élément du décor fait question, signifie, de la personnalité des voisins, du propriétaire en passant par les tics du héros :

(…) j’ai remonté mes chaussettes de façon à ce qu’elles soient bien lisses le long de ma cheville et j’ai resserré les lacets de mes chaussures. 

Quel est ce travail essentiel qui l’accapare au retour de son travail contingent, alimentaire ? Pourquoi cet isolement sous les combles de la demeure, ce bureau rudimentaire aménagé dans le plus grand secret ? On subodore que notre employé de jour se transforme à la nuit tombée en un détective guidé par la raison. Un scandale en perspective, qui pourrait ruiner la bourgeoise tranquillité de la petite ville de V. ? Les pages défilent et pareillement les soupçons d’Agapet, qui frappent tout ce qui bouge, ou nos interrogations. Est-il fou, mythomane, paranoïaque, schizophrène, psychopathe… ou espionné, menacé ? Ed existe-t-il, conscient du danger couru par son ami, ou n’est-il qu’une projection  rassurante, affranchie de la routine et de la servilité du quotidien ?

Beaucoup de surprises, de révélations, de doutes, d’ambiguïtés. Et l’on ne cesse d’interpréter tant et plus le récit et les personnages. Jusqu’aux dernières lignes, qui viennent chambouler une dernière fois nos échafaudages et proposer un sens détonant au récit.

Rosi livre un texte singulier, qui détourne les stéréotypes, nos attentes pour de délicieux clins d’œil, des salves répétées d’humour et de dérision. Mais derrière la farce se cache une critique de notre rapport au monde. Les idéaux effondrés, les épopées délavées, ne sommes-nous pas, abrutis par le confort, la routine, la satiété, condamnés à tourner en rond autour de nous-mêmes, à nous inventer un semblant d’histoire, des soucis, des ennemis ? Il n’est qu’à songer à ces émissions qui nous parlent de pandémies, d’astéroïdes tueurs ou du feu des entrailles de la Terre. Un luxe, hideux peut-être, par rapport à ceux qui s’interrogent sur leur pain quotidien. À moins qu’il ne soit ici question de la solitude, de la maladie, de la vieillesse ?

Le jeune soir, 2008  

Un faux roman, une suite de six chapitres/parties qui sont autant de moments de l’histoire d’un homme, le jeune Soir. Comme si l’auteur prélevait six pièces d’un grand puzzle qui nous demeure invisible. Parce que la vie du héros (et les vies de la plupart des gens ?) est banale, sans intérêt ?

À qui s’adresse Rossano Rosi ? Pas au grand public car son récit n’emporte pas au premier degré, dans une grande adhésion empathique, un suspense ; il ne déploie pas non plus un engagement clair et net, en faveur des migrants, des femmes battues ou des salariés exploités. Non, Rosi ne devient passionnant à lire (et il l’est !) qu’à la hauteur d’un effort de lucidité, d’un lâcher-prise de nos attentes primaires. Eh oui, l’auteur est ambitieux, pour ses lecteurs et pour lui, il ose une qualité, dans le fond et la forme, il nous parle de la condition humaine, de l’inadéquation qui précipite une large part d’entre nous dans la souffrance, le vide quand elle en précipite une autre vers des remèdes illusoires et dramatiques. Inadéquation et pusillanimité, procrastination, tout ce qui nous sépare de nos possibles, nos « mieux être au monde ».

Si on n’est pas happé par le récit (ce qui n’est pas une maladresse, j’insiste, mais relève d’un choix), on lit pourtant avec (grand) plaisir, pour peu qu’on soit un tantinet gourmet : Rosi conjugue digestion d’un patrimoine littéraire (on commence par un hommage déguisé à L’Étranger de Camus pour conclure sur un autre, en direction de Proust) et ancrage dans une  modernité ironique, démythifiante.

On peut lire les six parties comme de grandes nouvelles bien qu’il y ait in fine un filigrane qui relie tout, esquisse une biographie terne mais parcourue, pourtant, d’éléments mystérieux, policiers, de personnages suffisamment anguleux pour faire décoller l’imaginaire, débouler l’aventure.

La dernière salve narrative est un sommet à la fois visqueux et glaçant, nostalgique et porteur d’espoir, humaniste et désespérant. Un épilogue qui renverse le sens du (faux) roman. Qui laisse entrevoir soudain un contre-roman : le héros, le jeune Soir devenu monsieur Soir (tout un symbole), n’a pas réussi à tisser les fils de sa biographie  pour les étoffer en ces livres qu’il espérait écrire jadis, mais le jeune Martin, son élève, lui, y est parvenu à partir de l’observation muette de la trajectoire de vie du professeur. D’où cette vérité magistrale assenée : l’Art transcende et toute biographie peut dégager un fil de véritable histoire, au-delà des banalités, qui ne sont banales, somme toute, que dans l’interprétation de regards délavés.

Un sommet. Jusqu’au dernier mot du livre :

Avant même qu’il n’ait fini de pivoter et de s’engager dans l’entrebail de la porte pour disparaître – en deux temps : la tête, puis le corps – dans le couloir ciré, où venait de passer, poussant son chariot et son balai, une technicienne des surfaces, le jeune Martin s’était rendu compte qu’il avait rosi.

« Rosi » ? Rosi !

Stabat Pater, 2012

Le roman commence avec un héros (enfin, vite dit, ça, héros !), Vasco Neri, obnubilé par le passage d’un train. Dérivatif ? Parce qu’il se sent déplacé, déphasé ?

Vasco est reçu par les parents de sa petite amie, Grisélidis. La réunion est décisive. Mais le jeune homme peine à intégrer la scène. Il demeure à califourchon sur le cadre du tableau, entre deux mondes, se tenant symboliquement contre la baie vitrée, dans la pièce sans y être, happé par le « tactactac tactac » du train au bas de la colline.  Il tente de compter les wagons, comme s’il s’agissait d’un enjeu existentiel. Comme si la performance pouvait l’adouber auprès de ses hôtes, l’asseoir plus avant dans la réalité. Puis il distingue une sorte de fantôme, de filigrane, son père à lui, que Grisélidis surnomme Neri le Vieil. Un paternel qu’il assimile à une masse inerte et silencieuse affalée devant la télévision, absente, la télécommande sur la bedaine.

Très vite, la narration explose, se décompose. Et on oscille avec vivacité entre deux types de récits. Au premier plan, le roman des amours de Vasco et Grisélidis, un bonheur qui se construit sur des pointillés et des effleurements, entrelardé des lambeaux de mémoire du garçon, de sa vie. Mais, parallèlement, le narrateur, qui intercale une présence singulière, glisse aussi des fragments du passé de Neri Senior, nous offrant des clés brièvement mais subtilement esquissées. La guerre mondiale et les horreurs traversées, le miracle de la survie, l’impossibilité de l’oubli et de la normalité, le passé détruit, l’immigration vers la Belgique en quête d’un Ailleurs, d’un Avenir, la rencontre de Clara, la femme de sa vie, la mère de Vasco, disparue trop tôt, évanescente et omniprésente tout à la fois.

L’incommunicabilité entre le père et le fils, entre les amants, l’inadéquation au monde, aux aspirations, à l’insertion professionnelle rythment la narration. Une narration très resserrée et en cela très moderne, car on évite la matière d’une longue fresque romanesque qui bascule dans les limbes d’un ouvrage n’en conservant qu’un parfum, des échos.

Au-delà du dense, du compact, du suggéré, la modernité tient aussi dans une multitude de jeux. Jeux entre l’espace et le temps. Leitmotiv du train aux relents freudiens (ce train qui joue un rôle crucial lors d’épisodes phares des vies du père et du fils). Jeux sur la langue, qui mêle plusieurs niveaux. Depuis des phrases simples et directes, d’une fluidité parfaite, jusqu’à des envolées à la limite des normes syntaxiques (la fausse maladresse de l’adroit poète qu’est aussi Rosi !). Ou d’autres encore, glissades ampoulées vers le pastiche, pour correspondre à la fatuité des personnages, à leur manque de tranchant. Vocabulaire rare (« équanimité », « châlit », « fouaillait », « céladon », « irrédentes », etc.), titre en latin, subjonctif imparfait si délicieusement désuet, phrase étirée, architecturée. Une luxuriance de sensations littéraires, un bouquet. Qui entrechoque passé et présent jusque dans les références, la culture savante se conjuguant avec la contre-culture issue de la bande dessinée, de la télé, du cinéma (allusions à Tintin, Bob et Bobette, Le Prisonnier, La Maman et la Putain avec un Jean-Pierre Léaud aux allures de… Vasco !). C’est cela aussi, la modernité. Aimer une chose et son contraire. Thèse, antithèse. Aimer une chose sans en être dupe. Se moquer de soi, construire avec méticulosité une entité que l’on remet aussitôt en question. Dans un monde où il est devenu malaisé de croire à une idéologie, une religion, un idéal. Double mouvement.

Le roman va nous emporter. Gaiement. Nous intriguant, nous émouvant. Et pourtant. Vasco, qui a des allures d’éternel adolescent intello, n’est pas si sympathique, nous le découvrons jaloux, lâche, inconsistant. Mais sa Grisélidis vaut-elle mieux, avec ses humeurs, ses rêveries immatures, ses secrets ? Et le troisième angle du triangle amoureux, Phoenix, l’ami américain ? Et les parents, superbes exemplaires d’une gauche caviar qui s’affiche progressiste tout en s’empêtrant dans d’absurdes contradictions ?

Tout ce petit monde s’agite et vit sans vivre. Comme des fantômes. Une pantomime. Faite de morceaux d’histoires qui tentent de créer du sens, souvent en vain, souvent hypocritement. Le roman nous emporte. Et nous fait rire. S’amusant de travers trop répandus et qui touchent toutes les générations, toutes les couches sociales. Une satire ? Oui. Qui n’épargne personne. Qui nous présente des êtres tout en surface, en manque de volume donc. Avec une leçon à tirer. Si l’on reste sur le seuil de la porte, si l’on ne plonge pas dans la vie… Le Bonheur n’est-il pas dans l’adéquation, l’étreinte charnelle du Réel, la conquête du Sens ?

Il y a du Perceval aussi dans ce récit subtil. Avec l’importance fondamentale, ontologique du Verbe, du Dit. Ne pas risquer la parole, l’échange, la question, c’est rater la quête du Graal, l’entrevoir pour le voir aussitôt disparaître. Neri le Vieil, des allures de Roi-Pêcheur, ne renaîtrait-il pas à la vie si… ? Et la culpabilité qui étreint le chevalier mythique (les remords liés à l’abandon de sa mère) ne vient-elle pas hanter Vasco ?

Hanska, 2016

Dès les premières lignes, on retrouve cette insolite capacité à orchestrer expériences de laboratoire et bulles de champagne de la vie, inventivité et sensibilité. L’écriture affirme sa grâce polysémique et nous emporte sans temps morts dans la foulée du narrateur, jeune garçon issu d’un milieu modeste (l’immigration économique italienne) quittant Liège pour son service militaire ou homme mûr revivant cette période et ses carrefours, ses amitiés, ses points d’ancrage ou son altérité plutôt, avec des mains tendues vers le Présent ou l’Ailleurs, une quête de Sens, de Vie.

La surprise s’insinue. Par rapport à ses précédents romans, le ton de Rosi est ici plus feutré, le récit plus linéaire, épuré. D’une élégance subtile, qui conjugue modernité décapante et grâces d’une expression alambiquée aux accents XVIIIe ou XIXe siècles. Rosi n’a pas retourné sa veste, les volutes du recul et de l’humour flottent au-dessus des chapitres, une interrogation sur la narration ou le style, mais la percussion cède davantage le pas à l’émotion. Il y a quelque chose d’un grand roman classique, mais autre chose aussi, qu’il est difficile d’analyser, mille notations intrigantes, un pétillement.


Lire aussi : notre recension d’Hanska


Deux univers ont fusionné, deux manières d’écrire, de raconter. Tout est peut-être résumé par le choix des premiers mots mis en évidence : Béret et Hanska. L’un, plat, renvoie au franchouillard, au milicien avant de mener vers une Garbo fatale (une réflexion philosophique sur la création déjà évoquée dans Le jeune Soir : rien n’a de valeur en soi, tout peut être retourné, détourné, réinventé). Quant à l’autre… Hanska, c’est Balzac, La comédie humaine, le roman du 19e siècle, la recréation d’une mondanité, d’un suranné. Hanska, Madame Hanska, riche et noble, l’amour lointain, quasi inaccessible, d’un auteur qui mourra en allant la chercher en Russie.

Hanska et Walser, les mystérieux habitants de la somptueuse bâtisse des Quatre-Tourettes, le milicien d’Albe, des connotations et des esquisses  aux antipodes des Merckx (le copain de quartier), Poivre et autres Pouce (les sous-officiers). L’appel du grand large et du romanesque contre l’enracinement,  oppressant, débilitant, de l’habitude et du réel ?

Balzac, Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Garbo et le cinéma des années 1920-1930, la musique psychédélique des seventies. Le service militaire bas nylon et cirage, parade-ground et no man’s land, les prémices de l’aventure. Le décalage face au monde, quand on s’émancipe, progresse, s’envole, ivre d’aspirations et de rencontres, que nos parents, nos entourages paraissent soudain empesés et pesants, que d’autres microcosmes, au sortir de la caverne, acquièrent des allures d’idées platoniciennes, ou d’elfes peut-être. Rosi peint tout cela, en contrepoint de son récit, des arborescences de sensations jaillissant des mots/silex. Mille gerbes d’étincelles, des regards sur nos vies. Cette concrétisation romanesque de la dualité humaine : les pieds d’un animal ancrés dans la fange, la tête d’un ange tendue vers les étoiles ; la difficulté, pour cet être hybride, du choix, de la responsabilité, de la communication, de la réalisation, de l’adéquation.

Un grand auteur !

Un petit sac de cendres, 2018

Daniel Simon a posé une analyse pointue sur l’ouvrage : « La poésie de Rossano Rosi n’est en rien une suite de divagations précieuses mais bien une  « remise en scène »  des outils et des explorations qu’ils permettent. Autrement dit le programme est déclaré d’emblée, il s’agit de se saisir des formes « anciennes » et de réélectrifier une fois encore, à l’encontre d’une mollesse redoutable de l’égalisation des goûts culturels, ce qui traîne en l’homme et ne cesse de le hanter ».

Rosi ose les strophes, les vers, les rimes (ABBA, ABBA, CCD, EED) dans un recueil aux allures d’ « autobiographie collective », qui passerelle entre modernité et passés (avec S, lointains ou proches, à l’échelon de l’auteur ou de notre Histoire).

Au-delà du plaisir offert par la valeur intrinsèque du texte, il y a autre chose : un signe, et des intersections. Ces cendres, ce sont à la fois « les cendres refroidies » de tous les événements, moments évoqués dans l’opus, « restes consumés du temps » (dixit le dossier de presse), mais aussi les cendres de Claes, le père de Thyl Ulenspiegel, qui les porte contre son cœur. Thyl, mythe allemand puis belge, au… cœur de deux chefs-d’œuvre nationaux, le roman de Charles De Coster et la BD de Willy Vandersteen.

Pour conclure, offrons-nous des vues plus panoramiques sur l’auteur et son œuvre, en allant interroger deux de ses (fidèles) éditeurs.

Benoît Peeters :

Benoit Peeters

« J’aime cette distance, cette retenue, ces décalages infimes et cette subtile mélancolie que l’on retrouve livre après livre. Il est pour moi l’un des rares vrais héritiers de cet écrivain si mal compris qu’est Raymond Queneau. »

Jan Baetens :

Jan Baetens

« En tant que romancier, Rossano Rosi s’attaque de front à tous les éléments qui font un vrai roman : les personnages, le décor ou l’ambiance, l’action, le style, la composition. Sur tous ces points, il sait non seulement proposer quelque chose de très neuf, mais il le fait pour ainsi dire « mine de rien », sans tapage, mais non sans grande force. Cette force est due au fait qu’il arrive à jouer des cinq éléments de base comme des instruments d’un orchestre, où les rapports entre les différents instruments produisent un son nouveau et unique. Les personnages prennent forme à travers la syntaxe, la composition très savante des romans, qui se déploie lentement, sert à camper aussi le contexte de l’histoire, et l’action du récit est à la fois celle de l’intrigue et celle des mots qui la disent. Il y a de ce point de vue une harmonie absolue, mais elle est à construire par le lecteur ou la lectrice : Rossano offre les pièces d’un puzzle (ou d’un mécanisme horloger) d’une extrême finesse, mais c’est à la lecture de faire fonctionner le tout. C’est pour moi un des grands charmes des textes de Rossano : d’une part, ils donnent tout, d’autre part, ils n’empêchent pas la lecture d’être créative et personnelle. Car il faut toujours, en tant que lecteur, prendre position : par rapport aux personnages, dont l’auteur ne dit pas toujours ce qu’il faut vraiment penser (sympathiques ? antipathiques? ridicules ? pitoyables?), mais aussi par rapport au contexte, à l’action, au style et à la composition. Le lecteur est vraiment pris pour un adulte.

En second lieu, comment ne pas admirer le mariage du romancier et du poète ? Rossano n’écrit pas de « romans de poète » (soit des romans sans véritable action ou composition, qui se réfugient dans quelque flou artistique). Et il n’écrit pas non plus de poésie narrative (même si l’anecdote ne lui fait pas peur). Il assume carrément les devoirs du romancier, qui tiennent dans l’élaboration symphonique des ingrédients de base du genre, tout comme il respecte la spécificité de la poésie, jusqu’à ce qui passe aujourd’hui pour pseudo-poétique, comme la rime et le mètre. »

Philippe Remy-Wilkin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 202 (avril 2019)