Un coup de cœur du Carnet
Rossano ROSI, Hanska, Les impressions nouvelles, 2016, 238 p., 18 €/ePub : 10.99 €
Il est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Un temps où presque chaque jeune homme faisait son service militaire. Rossano Rosi, dans Hanska, se souvient de cette époque-là. En 1986, Scuraggio, fils d’immigrés italiens est appelé sous les drapeaux. Il raconte le béret qu’il faut porter, le départ pour la caserne, les chaussures à cirer (avec un bas panty, c’est plus efficace), les ordres du supérieur hiérarchique, et l’ennui, le terrible ennui à en bâiller. Il s’interroge aussi. Si lui fait une guerre pour de faux, quelle fut celle de son père, la vraie, dans les années fascistes de l’Italie ? De quels camps sont les hommes qu’il a peut-être abattus et que contient le cahier toilé qu’il gardait précieusement ?
De ce point de départ réaliste, avec une ville de Liège cartographiée à la rue près et des actions racontées précisément, Rossano Rosi va dé-construire le roman à sa façon personnelle. Par la négation, la sape, la dépréciation. Par la mort qu’il répand comme si son clavier était une arme de destruction massive. Par le travail sur le signifiant. La relecture des signes mal interprétés par les personnages. Par la perte des points de repères aussi, et le trouble des identités. Un exemple. Le nom de « Scuraggio ». À la fois celui de l’espion repenti en traducteur, un personnage que l’on a confondu pendant un temps avec le père de. Mais aussi celui du narrateur conscrit. Qui devient, au fur et à mesure des pages, de plus en plus omniscient. Il voit tout, et surtout, entend tout : le grain de la voix, les accents (italien, wallon), les mots mal dits (« Je répète plusieurs fois le mot pwète, pwète, au lieu du mot po-ète »). Parce que la forme, surtout dans son imperfection, dans ses ratés, dit le fond, les fêlures, les échecs, le dé-classement social, ce qui se cache dans nos cerveaux trop ternes. À deux pas de la surface. Là où tout à l’air vrai encore, assuré, mais ne l’est pas tant que ça. Le monde n’est pas tel qu’il est, tel qu’il devrait être, confirme Rossano Rosi, et nous ne serons jamais des héros. Nous resterons des hommes ordinaires, lâches, comme nos pères.
Quand on a commencé la lecture d’Hanska, on n’a pu s’empêcher de penser à Envoyée spéciale de Jean Echenoz, à cause de cette veulerie masculine et une certaine fantaisie sans joie aussi. On a songé également aux romans d’Haruki Murakami, avec leur jeunesse pâle et la dépression qui emporte certains personnages. Mais surtout, plus la lecture se poursuivait, plus on se disait que Rossano Rosi est définitivement un écrivain subtil, unique, à mener ainsi la narration par la crête des mots, une façon qu’il a apprise de sa lecture assidue des poètes – un poète qu’il est aussi, par ailleurs.
Michel ZUMKIR
♦ Lire un extrait de Hanska proposé par Les Impressions nouvelles
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