
Thomas Lavachery
Cette année, le Grand Prix triennal de Littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles a été attribué à l’auteur et illustrateur Thomas Lavachery pour l’ensemble de son œuvre. Une œuvre à la fois protéiforme et cohérente, où l’on rencontre des trolls sympathiques, des singes farfelus, des dragons rachitiques, des guerriers enhardis et une famille toute verte.
Après Kitty Crowther, Rascal, Benoît Jacques et Anne Brouillard, Thomas Lavachery est le cinquième lauréat de ce prix, mais également le premier romancier à le recevoir. C’est en effet avant tout par ses romans qu’il s’est fait connaitre du public, et principalement par l’addictive saga qu’il a consacrée à Bjorn, jeune guerrier viking dont les aventures ont tenu ses lecteurs en haleine tout au long de ses huit tomes. Depuis, son répertoire s’est élargi puisqu’il est aussi l’auteur de plusieurs albums qu’il a lui-même illustrés. Portrait d’un artiste pluriel devenu un auteur incontournable.
De la bande dessinée à l’archéologie
Le récit biographique d’un auteur peut être purement informatif, parfois même un simple passage obligé. Le récit de l’enfance et de la jeunesse Thomas Lavachery, lui, contient déjà les germes de nombreux éléments de son œuvre. Né en 1966 à Bruxelles d’une mère dessinatrice et d’un père pédagogue, il a une sœur adoptive, originaire de Corée. Ils vivent entourés d’une joyeuse foule d’animaux : chiens, chats, lapins, chèvres, tritons, tortues ou singes, qui fascinent le jeune Thomas. Plus tard, ses livres seront toujours pleins d’animaux, dont il fait des personnages à part entière.
L’attitude encourageante de ses parents face à ses premières œuvres d’enfance est d’une importance capitale dans le chemin qu’il se choisira, de même que les romans que sa mère lui lit à haute voix (comme Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf, qui est resté un souvenir marquant et l’inspirera pour écrire Tor et les gnomes). Mais la première passion de Thomas Lavachery est la bande dessinée, et ses héros d’enfance s’appellent Peyo, Franquin, Jijé ou Tillieux. Il apprend le dessin en allant montrer ses premières planches à Albert Blesteau et Daniel Kox, des illustrateurs habitant dans son quartier et, à dix-huit ans, voit son travail publié dans le journal Tintin. À la même époque, il découvre la littérature et se rêve soudain romancier. Mais ce n’est que bien plus tard, à trente-six ans, que son premier roman sera publié.
Entretemps, il entreprend des études d’histoire de l’art, dans la section « Civilisations non européennes » à l’Université Libre de Bruxelles, suivant en cela les traces d’Henri Lavachery, son grand-père, qui était archéologue et conservateur aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, et qui partit en expédition sur l’île de Pâques en 1934. En 2002, Thomas Lavachery lui consacre un film documentaire, L’homme de Pâques, qui met en avant le travail scientifique de son grand-père et sa relation avec les habitants de l’île.
Après un passage par la réalisation de films documentaires et un travail de conseiller littéraire et script doctor dans une maison de production de films, Thomas Lavachery se met enfin à la rédaction du roman qu’il rêvait d’écrire depuis dix-huit ans.
Genèse d’une saga

Le bureau de Thomas Lavachery (c) Thomas Lavachery
Thomas Lavachery est connu – et reconnu – avant tout grâce à sa série à succès Bjorn, une saga qui s’étend sur huit tomes, publiés à L’école des loisirs et vendus à près de cent cinquante mille exemplaires. En 2004, le premier tome, Bjorn le Morphir, fait immédiatement parler de lui. Le lecteur y suit les péripéties d’un jeune viking dans le Fizzland (pays nordique inventé par l’auteur). Cet hiver-là, les habitants sont en proie à une neige maléfique qui les cloître dans leurs demeures pour plusieurs mois. Bjorn, un jeune garçon peureux et faible, survit en huis-clos avec les siens et se métamorphosera en guerrier lorsqu’il sera confronté à l’adversité. Le roman conquiert aussitôt un lectorat qui attend impatiemment le deuxième tome, Bjorn aux Enfers I, puis tous ceux qui suivront. De livre en livre, les aventures de ce jeune et vaillant viking l’amèneront au cœur de la Terre, puis, dans Bjorn aux armées, au cœur de la guerre. En 2015 sort Ramulf, un roman qui se situe dans le même univers.
À l’origine, Bjorn est un récit que l’auteur raconte à son fils, Jean. « Je lui racontais beaucoup d’histoires, il appelait ça les « histoires à la bouche » et les préférait aux histoires lues. Celle qu’il préférait, c’était Bjorn. Et j’ai décidé un jour de la coucher sur papier. »
Pays imaginaire, dragons, trolls, épées : nous sommes en plein médiéval fantastique, aucun doute n’est permis. Cependant, Lavachery se démarque du genre et évite avec brio ses poncifs. Il n’a jamais été lui-même un grand lecteur de ce type de romans. Il part donc sur des bases neuves plutôt que de se poser en énième successeur de Tolkien. Ses livres sont avant tout des romans d’aventures, enrichis par le développement de la psychologie de ses personnages. Ils sont également très documentés, nourris par la curiosité historique et anthropologique de l’auteur. « L’imagination a besoin de nourriture. Pour donner de la substance à l’univers de Bjorn, pour le rendre riche et crédible, il me paraît essentiel de me cultiver sauvagement. »[1] Et puisque son histoire se situe dans des lieux imaginaires, Lavachery élabore lui-même sa documentation.
Géographe, anthropologue et zoologue
En octobre 2018, au Salon jeunesse du Heysel, se tenait une passionnante exposition consacrée à Thomas Lavachery. Celui-ci a décidé de l’axer sur sa démarche d’auteur et y a exposé les documents de travail qu’il crée autour de son univers romanesque. Ces pièces constituent une véritable œuvre inédite : cartes de pays imaginaire, plans de bâtiments, classification des différentes créatures peuplant les Enfers du Fizzland, tableau répertoriant les types de dragons présents dans son œuvre et leurs particularités… Ils ont pour objectif de l’aider à s’y retrouver dans ce monde merveilleux qu’il a créé : une carte lui permet de calculer les distances séparant un lieu d’un autre (et d’estimer le temps qu’il faudra au héros pour se rendre à une destination) ; un plan de bâtiment l’aidera à savoir par quelle pièce passe un personnage, ce qu’il voit en regardant par la fenêtre. Ces documents lui assurent une grande précision et lui évitent de faire des erreurs : c’est sur cette base que se construit la cohérence de son univers. Outre leur utilité pratique, ces documents constituent pour l’écrivain l’occasion d’une première plongée dans son histoire : « La conception de cette carte est un moment privilégié, fondateur, grisant, où je rêve puissamment au roman à venir. »[2] Et parce qu’il gardera ces documents sous les yeux pendant des mois, le tout est soigneusement illustré.
Au fil de ses romans, des fiches de personnages, carnets, tableaux et de nombreuses illustrations se sont amoncelés. Un matériel abondant et exceptionnel qui laisse entrevoir une démarche narrative très aboutie.
Si sa curiosité le pousse à mener des recherches, à s’appuyer sur des éléments historiques, à s’en inspirer, sa démarche n’est pas de leur être fidèle. Il prend toutes les libertés qu’il souhaite par rapports à l’histoire des vikings du Danemark, de la Norvège, de l’Islande. « Mais par rapport aux vikings du Fizzland, je suis le spécialiste mondial », s’amuse-t-il.
L’écriture comme aventure
Thomas Lavachery est un visuel : chez cet ancien bédéiste et réalisateur de documentaires, l’image tient une place prépondérante dans son imaginaire. L’écriture de ses livres commence en général par une vision qui arrive à l’improviste. Petit à petit, une histoire se crée autour de cette première image : l’écrivain construit des scènes, ambiances, dialogues… Mais cette première étape ne donne pas toujours lieu à un livre : la plupart du temps, le projet ne l’enthousiasme pas suffisamment et tombe à l’eau. Quand par bonheur le projet prend vie, il rédige alors un plan de quelques pages. Celui-ci trace les grandes lignes de son histoire, en ce compris sa fin, mais laisse place à une grande part d’improvisation car Lavachery aime avancer à l’aventure. « En écrivant […] avec des plans trop précis, je me suis embêté, et j’ai écrit de mauvaises histoires »[5]. Lavachery se lance dans l’écriture en transcrivant les scènes du film qui se déroule dans sa tête, en se ménageant la possibilité d’emmener le récit là où il n’aurait pas pensé aller. « En tant qu’écrivain, c’est une des choses qui me passionnent le plus : de fabriquer ces personnalités en évolution et de surprendre le lecteur de cette manière ».
Le risque, lorsqu’on écrit une série de romans qui se suivent pendant des années, c’est de s’essouffler. Lavachery a eu la chance que sa maison d’édition, L’école des loisirs, lui laisse prendre le temps entre deux livres et ne le pousse pas à enchainer trop rapidement les tomes de Bjorn. Ainsi, il a alterné l’écriture des tomes de sa série phare avec d’autres projets, tout aussi aboutis. Bjorn en ressort gagnant, puisque ses aventures restent passionnantes du premier au dernier tome. Et entre deux romans fizzlandais, des lecteurs plus jeunes ont eu l’opportunité de découvrir les albums et courts romans de Thomas Lavachery.
Gudule Guruk, Tor et les itatinémaux
Après avoir laissé tomber la bande dessinée au profit du roman, Thomas Lavachery se remet à l’illustration, quelques années après la sortie du premier tome de Bjorn. Son dessin au trait est directement inspiré des gravures qui illustraient les romans au dix-neuvième siècle.
Jojo de la jungle, son premier album pour enfants, sort en 2010. D’autres suivront : trois histoires qui seront consacrées à Jojo (dont le très touchant Padouk s’en va), mais aussi J’irai voir les sioux, un documentaire narratif, Roussette et les Zaffreux et Ma famille verte. Ce dernier album est inspiré de son histoire familiale et de l’adoption de sa sœur, venue de Corée à l’âge de cinq ans. Leur mère disait que, pour cette enfant, arriver en Belgique avait dû être comme de débarquer sur Mars. En suivant cette idée, Lavachery imagine une petite orpheline humaine débarquer sur une autre planète où elle découvre avec stupéfaction que tout le monde est vert. Elle est accueillie dans une famille (toute verte) et reçoit le doux nom de Gudule Guruk. Par le biais de cette histoire tendre et amusante, il traite avec humour et sincérité du dépaysement, du déracinement, du sentiment de différence.
Pour les lecteurs débutants, Lavachery écrit de courts romans illustrés autour d’un nouveau personnage, Tor, jeune garçon courageux et au grand cœur qui désobéit aux adultes pour suivre son sens de la justice et aider des créatures magiques dont les humains se méfient. Il gagne ainsi l’estime des gnomes, trolls et farfajolls, qui lui feront vivre d’exaltantes aventures. Depuis la parution en 2015 du premier tome de la série, Tor et les gnomes, trois autres ont suivi.
Son projet le plus particulier est le très personnel Itatinémaux, sorti chez Aden en 2014. Ce bestiaire autobiographique rend hommage à ses animaux domestiques, plus ou moins conventionnels : chiens et chats, souris et caméléon, chèvres naines et furets, salamandres et ouistitis. Dans ce livre illustré, l’auteur s’adresse plutôt aux adultes et grands adolescents.
Quant à Bjorn, il est passé du roman à la bande dessinée. Mais pour accomplir ce long travail d’adaptation d’un médium à un autre, il a fallu faire appel à un autre illustrateur. Casterman lui a proposé les dessins de Thomas Gilbert dont le style semblait convenir à l’univers du livre : ni trop réaliste, ni trop enfantin. Une manière pour Lavachery de se reconnecter à sa première passion, celle du neuvième art.
Transmission d’une passion
Avant d’être romancier, Thomas Lavachery est un lecteur passionné. Un lecteur « boulimique », confesse-t-il même à Lucie Cauwe, qui se gave de Dumas et de Yourcenar, en passant par Stevenson, Jack London, Patrick O’Brian, mais aussi Hergé et Franquin. Devenu auteur, il aime partager son enthousiasme et essaye de le transmettre aux plus jeunes. « La littérature m’a offert certaines des grandes joies de ma vie ; contribuer à la faire découvrir aux autres est important pour moi. […] J’ai l’impression de remplir une petite mission. »[3]
C’est ainsi qu’il multiplie les rencontres avec des enfants et adolescents, principalement dans le cadre scolaire, en Belgique comme à l’étranger. Avant sa venue en classe, les élèves qui le reçoivent doivent lire au moins un livre de l’auteur et préparer quelques questions. Il leur raconte son parcours, la pratique de son métier, et répond à leurs interrogations (qui peuvent être nombreuses) telles que « d’où viennent les idées ? », « comment procède-t-on pour écrire ? » ou des questions plus précises portant sur le contenu de ses histoires, comme « Quelle est la race du dragon Daphnir, finalement ? ».
L’un de ses livres, La colère des MacGregor, édité chez Bayard, est né d’un projet d’écriture collective avec une classe de l’école Decroly à Bruxelles. L’idée de leur enseignant était de concevoir un livre en collaboration avec les élèves. Dans un premier temps, ils se mirent d’accord pour élaborer l’ébauche de l’histoire, celle d’un garçon qui découvre dans un grenier des objet habités par l’âme de ses ancêtres. Le roman s’est construit sur ces échanges, Lavachery garantissant une structure narrative, l’écriture en tant que telle, et les enfants fournissant la plupart des idées – parmi lesquels il dut opérer des choix sévères.
Si ces rencontres permettent aux enfants de s’intéresser à la littérature, voire à y prendre goût, elles nourrissent également les réflexions de Thomas Lavachery quant à son travail.
Aujourd’hui, il est également devenu professeur, puisqu’il anime un séminaire intitulé « Pratiques de l’écriture pour la jeunesse » à l’Université Charles de Gaule (Lille 3). Il y encourage la créativité tout en cherchant à développer l’esprit critique des étudiants. Il travaille actuellement à organiser, compléter et revoir son cours d’écriture fictionnelle en vue d’en tirer prochainement un livre.
Assurément, Thomas Lavachery ne manque pas de projets. Au printemps 2019 sortiront ses deux prochains romans, publiés par L’école des loisirs. Le premier, intitulé Rumeur, traite du thème de la calomnie et se passe en Amazonie au XIXe siècle. Adressé aux grands adolescents et adultes, il sera publié dans la collection « Médium+ ». Le deuxième, intitulé Le voyage de Fulmir, est un récit moyenâgeux et fantastique publié dans la collection « Neuf ». Thomas Lavachery annonce que ce livre marquera probablement ses adieux à un genre littéraire qu’il a beaucoup exploré. L’occasion de tourner une page, avant d’en commencer une nouvelle que nous attendons avec impatience.
Fanny Deschamps
[1] Extrait d’un panneau de l’exposition Thomas Lavachery, la cuisine d’un auteur.
[2] Extrait d’un panneau de l’exposition Thomas Lavachery, la cuisine d’un auteur.
[3] Un morphir face à ses lecteurs. Entretien avec Thomas Lavachery, L’école des lettres 2015-2016.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 201 (janvier 2019)