Pascale Toussaint, J’habite la maison de Louis Scutenaire

Louis Scutenaire, présent parmi nous

Pascale TOUSSAINT, J’habite la maison de Louis Scutenaire, Weyrich, coll. « Plumes du coq », 2013, 180 p., 14 €

pascale toussaint j'habite la maison de louis scutenaire couverture du livreÀ l’instant de le situer dans notre paysage littéraire comme un écrivain et poète surréaliste, on se rappelle son assertion : «  je ne suis ni poète, ni surréaliste, ni belge ». Disons qu’il était les trois, mais à sa façon : en marge, à la lisière, d’ici et d’ailleurs.

Compagnon inséparable d’Irène Hamoir (surnommée Lorrie ou Irine), ami de René Magritte, Paul Nougé, Camille Goemans, Paul Colinet, Marcel Mariën… sans adhérer pour autant à toutes les interventions du groupe surréaliste bruxellois, Louis Scutenaire commença par écrire des poèmes. À la veille de ses quarante ans, il trouve la forme, le ton, le rythme qui lui correspondent le mieux : réflexions, boutades, historiettes, paradoxes, jeux de mots (« Regarder la réalité en farce »), aphorismes notés au vol, dans le mouvement de la pensée et de la vie, et qu’il baptise Mes inscriptions. En écho et en hommage à Restif de La Bretonne qui gravait autrefois les siennes sur les parapets des quais de l’île Saint-Louis, « une sorte de rituel pour inscrire l’instant dans la mémoire ».

Ces Inscriptions ont été publiées en cinq volumes, dont le premier, en 1945, par Gallimard, qui aurait fait paraître le deuxième si l’auteur avait consenti à en supprimer certaines notations indésirables, ce qu’il refusa – on n’en pouvait douter !

Courant de l’année 1943 à celle de sa mort, 1987, elles composent un journal de bord unique en son genre, mosaïque d’idées farfelues ou profondes, d’opinions à l’emporte-pièce ou pénétrantes, aux couleurs de la liberté frondeuse, de l’irrespect, d’une tendresse moqueuse. Partie essentielle d’une œuvre « abondante mais confidentielle », qui comprend aussi des récits, des poèmes, des textes sur des artistes, particulièrement Magritte à qui le liait une intime complicité, émaillée de frasques de collégiens farceurs.

Alors qu’il n’avait pas vingt ans, sa famille quittait le village d’Ollignies, près de Lessines (il resta jusqu’au bout nostalgique des prés et bocages de son enfance et se déclarait volontiers picard) pour s’établir à Bruxelles, au numéro 20 rue de la Luzerne. Goûtant peu le changement, Louis « jura que jamais plus il ne déménagerait », et tint parole !

C’est cette maison qu’un jeune couple, Jacques Richard et Pascale Toussaint, acquérait en vente publique, ému de savoir qui l’y avait précédé, et, mystérieusement, la hante encore.

Dans son premier roman, J’habite la maison de Louis Scutenaire, Pascale Toussaint nous en ouvre la porte, et nous la rend presque familière, au temps où Scut et Lorrie y vivaient comme aux jours où elle y a élu domicile, avec époux et enfant, aux saisons traversées depuis lors. Faisant la part belle au passé : chaque chapitre a pour titre une inscription, et elle a longuement conversé avec Christian Bussy, Xavier Canonne et d’autres personnes qui ont connu Scutenaire, d’autant que Jacques et elles ont décidé de ne presque rien changer aux lieux qui les avaient séduits d’emblée (« la maison semble aimer les rires et les bêtises »).

Cette balade attentive, chaleureuse, souvent joyeuse, dans les écrits, l’intimité quotidienne d’un personnage que nous croyons voir et entendre, nous emmène dans sa bibliothèque, riche de milliers de livres dont, parmi les préférés, les Chants de Maldoror, à ses yeux « l’œuvre la plus complète qui soit ». Nous fait rêver aux tableaux et dessins de Magritte qui couvraient les murs…

Anarchiste dans l’âme, révolté mais casanier, il aimait chahuter le monde dans son fauteuil. « Faisait tomber de leur piédestal les institutions, les tabous et les valeurs bien installées. »

Subversif, surprenant, paradoxal (« C’est sans doute par conservatisme que je reste révolutionnaire »), il dut laisser pantois son interlocuteur sur le plateau de la télévision : « – Si l’Académie vous attribuait un fauteuil, vous l’accepteriez ? – Certainement pas…Mais je ne le refuserais pas non plus… »

Nous le quittons en compagnie de l’un des rares journalistes avec lesquels il ne lui déplaisait pas de s’entretenir, Christian Bussy : « – Selon vous, Louis Scutenaire, peut-on parler de réussite du projet surréaliste ? – Ben…voilà ce que je vous répondrai, mon cher : le surréalisme a voulu conquérir le monde et il a été conquis par le monde. Ce n’est pas un ratage et c’est une réussite loin d’être parfaite. C’est comme si le monde était une tortue et que les surréalistes avaient voulu en faire autre chose…Tout autre chose…Ils ont simplement changé la coloration de la carapace de la tortue… »

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 179 (2013)