Jean-Philippe Toussaint, Nue

Finale du quatuor « Marie »

Jean-Philippe TOUSSAINT, Nue, Minuit, 2013

toussaint nueAvec Faire l’amour (2002), Fuir (2005) et La vérité sur Marie (2009), Nue (2013) forme un ensemble romanesque cohérent dont chaque livre, toutefois, peut se lire indépendamment des autres. Jean-Philippe Toussaint, à cet égard, réédite l’exploit littéraire que Lawrence Durrell avait réalisé dans les années 50 avec son superbe « Quatuor d’Alexandrie ». Ici cependant s’arrête la comparaison, l’univers de Toussaint ayant ses traits spécifiques, non moins que sa manière d’écrire, comme en témoigne l’épisode initial de Nue : créatrice de mode, Marie fait défiler à Tokyo une jeune femme vêtue seulement d’une « robe » de miel et suivie par un bourdonnant essaim d’abeilles…  Alliage subtil d’extravagance et de professionnalisme pointilleux, le spectacle condense deux ingrédients contradictoires, la drôlerie et la gravité, dont Toussaint joue en permanence avec virtuosité, comme pour éviter de verser trop franchement dans l’une ou l’autre.

La relation amoureuse entre le narrateur et Marie n’est pas un modèle de tranquillité. Après leur rupture au Japon en janvier, elle a pris un nouvel amant, mais celui-ci meurt inopinément chez elle en juin. Fin aout, ils passent deux semaines heureuses sur l’ile d’Elbe, puis restent sans nul contact deux mois durant, avant qu’elle lui demande de l’accompagner pour des funérailles à Portoferraio, où leur couple va prendre une tournure inattendue, plus stable peut-être…  Ce qui est certain, c’est cette dualité vie/mort qui structure le récit, l’accompagne comme un rythme de fond : « elle ne faisait appel à moi qu’en cas de décès » constate le héros, tandis que la révélation finale se fait dans un cimetière. La double fragilité du narrateur constitue d’ailleurs une constante narrative essentielle : fragilité statutaire, car il est dépourvu de l’omniscience et de l’ubiquité chères au roman traditionnel ; psychologique, car il peine autant à exprimer ses sentiments qu’à comprendre ceux de Marie, qui est sans conteste le personnage dominant de l’histoire.

Le mot « ironie » est souvent utilisé pour caractériser le ton propre à Toussaint. Sans être idéal, « humour anglais » serait peut-être plus adéquat. Pointons ce portrait : « un certain M. Tristani, ou Cristiani (dont le prénom n’était rien de moins que Toussaint), petit homme sympathique, débonnaire […], portait d’épaisses lunettes jaunes aux verres fumés qui cachaient un regard aigu, rusé et méfiant. »  Plus loin : « c’est Pierre Signorelli qui faisait la conversation, mais, comme il ne disait rien non plus, il n’y avait plus de conversation. »  Et que penser du nom donné à l’héroïne, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, avec l’excentricité de son quadruple M ?  Plus généralement, l’écriture de Toussaint n’est pas collée à son sujet, mais s’en détache toujours légèrement par une sorte de recul ou de second degré, dont la signification exacte n’est d’ailleurs pas immuable. Il s’agit rarement de raillerie ou de moquerie, plutôt d’une manière de garder ses distances par rapport à la réalité, de peur d’être contraint par elle.

L’humour propre au narrateur trouve écho dans un autre motif récurrent, celui du ratage. Après une virevolte très admirée, le mannequin couvert de miel se trompe de sortie, trébuche et se fait piquer par l’essaim d’abeilles. Lors du cocktail à la galerie d’art, Jean-Christophe croit faire la cour à l’artiste-vedette de la soirée, alors qu’il s’adresse à une autre femme portant le même prénom. Venue assister à l’inhumation de Maurizio, Marie se trompe de cimetière et arrive trop tard. À l’hôtel de Portoferraio, les radiateurs sont en panne et l’intervention du chauffagiste fait fuir le couple. Toutes ces péripéties illustrent un même mécanisme, celui du grain de sable, de l’imprévu qui vient détraquer les projets les mieux préparés. Or, ce mécanisme n’est nullement anecdotique. Après le défilé à Tokyo, le narrateur réfléchit au comportement de Marie, livrant ainsi une importante conviction du romancier lui-même : « la conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. »

Daniel Laroche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)