La traversée des apparences
Guy VAES, Les stratèges, Luce Wilquin, 2002
Le nom de Guy Vaes reste inséparable de son premier roman Octobre long dimanche. Chef-d’œuvre du « réalisme magique », l’une des plus fascinante contrées de notre imaginaire, où se croisent les grandes ombres vivantes de Maeterlinck, Marcel Lecomte, Paul Willems, Johan Daisne, Paul Delvaux… que vient de rejoindre André Delvaux. Paru à Paris, chez Pion, en 1956 (Guy Vaes allait avoir trente ans), réédité en 1979 par Jacques Antoine dans la précieuse collection « Passé présent », ce livre d’une grande force poétique, à la limite du fantastique, nous attire dans le lent vertige d’une dépossession de soi. Le jeune héritier d’un domaine, pris par erreur pour le jardinier, prend sa place sans protester, et consent au progressif effacement de sa propre identité, à l’obscurcissement de sa propre mémoire. Se prêtant à cette dissolution, cet engourdissement de l’âme, avec le sentiment, d’abord angoissant puis voluptueux, d’être vécu plus qu’il ne vit. Silencieusement il volait en éclats, silencieusement il se reformait derrière un visage qui n’était pas le sien… Octobre lony dimanche serait suivi, à de longs intervalles, par trois romans conjuguant toujours, dans une langue précise, raffinée, trop apprêtée parfois, la réalité décrite minutieusement, scrupuleusement, et son côté nocturne, dédale de mystère insidieux où l’on s’enlise et s’égare comme dans des sables mouvants : L’envers (1983), L’usurpateur (1994), Les apparences (2001). Sans oublier le merveilleux album des Cimetières de Londres et quelques essais, dont La flèche de Zenon.
Et voici que cet écrivain, rare à tous égards, nous livre un cinquième roman : Les stratèges. Composé de deux récits, écrits à cinq ans d’écart, et dévoilant tardivement de souterraines correspondances. Premier décor : non plus une ville, réelle et rêvée, dont il excelle à traduire les sortilèges (ainsi avons-nous vu, par ses yeux de photographe et de poète, Anvers, « sa » ville, Londres, Edimbourg ou New York), mais la cité universitaire des Grands-Fonds, dans un paysage de mer et de montagne. Ses personnages : une poignée d’étudiants, au centre desquels Matthias, avec ses brusqueries de timide, ses élans et ses doutes, partagé entre sa vocation de violoniste et son travail d’historien, incertain de sa liaison avec l’ironique Sigrid. Lors d’une excursion au sommet d’un plateau surplombant les collèges et amphithéâtres, il découvre avec saisissement, dans une lunette d’approche braquée sur les Grands-Fonds, l’image d’un salon de musique désert, dans une maison au bord du canal qu’il ne reconnaît pas, et se souvient d’un vers lancinant d’Odilon-Jean Périer : Comme un grand violon de silence habité. (On songe aussitôt au dernier tableau de Nicolas de Staël, l’admirable Concert où, en l’absence de tout musicien, les instruments solitaires acquièrent une présence bouleversante.) Vient le moment de quitter les Grands-Fonds. Pour Matthias, les études sont finies, l’intrigue amoureuse aussi. Mais le train qui l’emporte se disloque brutalement, dans l’obscurité d’un tunnel conduisant d’une dimension à l’autre. Le jeune homme perd la vie… et en épouse une autre, celle de Johannes Vermeer, qui peignit comme personne les instants suspendus de la vie familière, les maisons de Delft aux jeunes femmes pensives, les salons de musique… Le second récit nous entraîne dans une expédition vers l’antique cité africaine d’Agam, qui n’est plus désormais qu’un village cerné de ruines, habité de tisserands et de potiers dont les tissus et les jarres répètent à l’infini un intrigant motif.
Deux amis, mués en explorateurs, partent là-bas pour tenter de déchiffrer le secret de ce décor obsessionnel, les croyances et les rites d’un peuple oublié. Au bout d’un voyage aventureux, ils atteignent cette cité fantôme, qui semble être le lieu d’un envoûtement.
Lorsque les Agéméens, indifférents et muets durant le jour, se rassemblent, à la nuit tombée, pour dessiner les figures d’un étrange cérémonial que nul étranger n’est autorisé à regarder (une consigne que nos amis enfreindront, postés sur un promontoire et armés d’une longue-vue), ne recréent-ils par leur ville d’avant les massacres et les pillages ? Niant la tragédie de l’Histoire, ramenant en arrière les aiguilles du cadran, ne renouent-ils pas, à l’insu du monde, avec l’aube du temps ? Nous sommes toujours au pays rêvé de Guy Vaes, au-delà des apparences, aux frontières de l’inconnu. Là où le réel vacille, se dérobe, et où l’être, dérouté, se sent déraper. Mais nous restons à l’extérieur, Aux portes de l’enchantement. Au pied de « l’escalier de pierre et de nuage », titre emblématique d’un roman de Johan Daisne…
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°127 (2003)