De la musique avant toute chose…

musique illu

Dès les origines, depuis les aèdes grecs ou les troubadours occitans, la littérature a eu partie liée avec la musique. Amélie Nothomb a écrit des chansons pour Robert, comme avant elle Françoise Mallet-Joris l’avait fait pour Marie-Paule Belle. Et le rap ou le slam aujourd’hui permettent à des milliers de gens, jeunes en particulier, d’exprimer une vision du monde qui, autrement, n’aurait pas de place dans la culture instituée. Doit-on rappeler, par ailleurs, que l’année 2023 était dévolue à la commémoration de l’anniversaire de la mort de Jacques Brel aussi bien que de celle de Léo Ferré ? Des livres, des CD (dont celui que Julos Beaucarne consacre aux poètes belges), un concert réunissant les textes et la musique de Gaston Compère, voici autant de prétextes pour consacrer un dossier à ce qui, pour beaucoup, est bien davantage qu’un art : une passion.

Comment vivre sans musique ? Aujourd’hui, une seule certitude : impossible de vivre dans le silence ! La télé du voisin, les motards pressés qui pétaradent sous vos fenêtres, les cris énervés des gens dans la rue ou des enfants impatients dans la file au Delhaize, impossible d’y échapper.

compere la musique enigmatique

Au concert, aussi, les parasites, les bruits sont là. Mais, les bons jours, Mamie oublie de sortir ses chokotoffs, Hector n’éternue pas, Junior ne donne plus de coups de pied savamment rythmés sur le velours des sièges. Reste à espérer que l’orchestre s’envole au lieu de patiner sur la énième version tristounette d’une symphonie rebattue. Mais quand l’espoir est comblé, que les musiciens laissent libre cours à cette énergie qui nous traverse et qui vient nous percuter, nous envelopper, nous prendre, alors, oui, on peut dire : de la musique avant toute chose parce que cette musique nous fait frissonner, nous transporte ailleurs ; on retrouve dans ces moments-là une vitalité essentielle, on ressent une joie indicible.

De la musique, certes. Mais laquelle ? Pure ou mariée aux mots ? Sérieuse ou légère ? Nicolas Blanmont s’interroge dans un livre récemment paru aux Éditions Labor. Gaston Compère nous livre lui aussi ses réflexions avec La musique énigmatique, recueil de lettres, de notes, de promenades au cœur de la musique.

L’association Musiques nouvelles tente une ouverture vers la création d’aujourd’hui en publiant Sons en mutation. Un bien bel objet ; sa couverture très classe, carrés blancs sur fond gris, cache un CD et des textes d’une douzaine de musiciens-philosophes ou sociologues qui y vont de leur couplet sur les nouvelles géographies sonores.

Moins prospectifs, Nicolas Crousse et Véronique Navarre épinglent les belles voix du 20e siècle, celles qui leur font quelque chose au cœur, pour se saisir d’une histoire ou de l’autre et partager leur sentiment.

Histoires de voix

Voxy man, voxy lady. Pile, Véronique Navarre décrypte les voix masculines. Face, Nicolas Crousse ausculte les voix de femmes qui le font flancher. Les éditions du Somnambule équivoque jouent avec leurs exaltations en miroir.

Pile. Quinze hommes, parmi lesquels Caruso et Bowie, Gardel et Ibrahim Ferrer, Gainsbourg et Bashung, Ferré et Tom Waits, Nurat Fateh Ali Khan et Glenn Gould, voici le terrain de chasse de Véronique Navarre, peintre et conteuse. Du rêve bucolique que suscite Alfred Deller nous passons aux autoflagellations d’un looser avec Thoms Yorke. Véronique Navarre revisite toutes ces voix sublimes ou cassées. C’est une vraie conteuse qui s’empare des fragments historiques pour faire vivre sous nos yeux la goujaterie de Caruso, le mysticisme de Nusrat, le swing de Louis Armstrong.

Face, quinze femmes, quinze voix, une autre plume, celle de Nicolas Crousse : « Au diable les couronnes des hagiographies. Au diable les épines et les pertinences des puristes. Qu’importe la vérité historique, qu’importe l’authenticité musicologique. […] C’est un livre de basse-cour. On n’y promet rien d’autre que de cultiver l’érection de chair de poule. On u fait l’élevage des seins de glace. Le désir en embuscade, la belladone au fusil ». Voilà qui est clair : la Callas, Kathleen Ferrier, Cécile Bartoli, Chavela Vargas, Edith Piaf, Brigitte Fontaine ou Barbara sont entrées un jour dans la vie de Nicolas Crousse et nous savons enfin comment.

Musiques Nouvelles

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La musique vaut mieux que certains mélomanes ou certains musiciens, dirait Gaston Compère. La mine contrariée, plus souvent attentif au respect des règles qu’au plaisir à partager, le faux mélomane a souvent l’air outragé lorsqu’on lui donne à entendre autre chose que le répertoire connu : le Grand Répertoire fait partie de la panoplie du mélomane de fond, il ne sort jamais sans elle. Tout le reste lui fait peur. Comment être sûr que c’est de bon gout, de qualité, qu’on ne se fait pas flouer ou ridiculiser en écoutant ces notes trop modernes ?

C’est cette frilosité trop fréquente que combat Sons en mutation : beau papier, élégante référence au mythique carré blanc sur fond blanc, jeu de miroirs entre textes et musiques : l’opuscule est joli, et nous entraine à la recherche des mondes sonores issus d’évolutions et de mutations toujours en cours.

C’est le premier volume d’une collection initiée par Musiques Nouvelles. L’ensemble musical qui porte ce nom a été créé par Pierre Bartholomée il y a plus de quarante ans. Un creuset pour créer de la musique d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’écrire ou l’interpréter. Depuis 1997, Jean-Paul Dessy, chef d’orchestre, violoncelliste et compositeur, est en sus directeur musical de Musiques Nouvelles. Il a également fondé le Quatuor Quadro, qui a donné plus de quarante créations dont des œuvres de Gaston Compère. Jean-Paul Dessy est l’un des destinataires privilégiés des notes de cet auteur. La Belgique est petite. La boucle est bouclée.

Sons en mutations se propose de penser les nouveaux mondes sonores. Pas question d’analyse des œuvres, il s’agit ici de donner à entendre quelques-uns des univers sonores qui touchent Musiques Nouvelles et Jean-Paul Dessy et de donner accès aux textes des philosophes qui balisent ces nouvelles trajectoires musicales qu’ils ont parfois contribué à créer.

Bernard Stiegler, directeur de l’Ircam et directeur adjoint de l’INA, ouvre le feu en cherchant à préciser avec le soutien de Nietzsche, de Deleuze ou de Stockhausen ce qui reste vrai au milieu de notre monde contaminé par la musique de marketing. Henri Van Lier, philosophe, décrit ensuite les six formations révolutionnaires des formations aminées. François Delalande clôt ce chapitre en abordant les nouvelles pratiques et les nouvelles écoutes de Schaeffer à l’Acousmographe.

Que cherchent-ils à mettre en évidence ? Comment les publics ont déserté les salles de concert où se jouent la musique « contemporaine » et comment réconcilier musiciens créateurs et public populaire.

Ensuite, huit approches des mutations électrosoniques laissent apercevoir les motivations et les ambitions des créateurs d’aujourd’hui que l’on retrouve d’ailleurs en musique sur le CD. C’est un très bel objet, un CD et un ensemble de textes intéressants mais aussi, parfois, un peu abscons : on a très vite le sentiment que ces Sons en mutation ne vont pas aider à réconcilier le public populaire et la création musicale…

Ô désespoir, ô public ennemi…

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Avec Sérieuse ou légère ?, Nicolas Blanmont, alias François Jongen, critique musical à la Libre Belgique, collaborateur de la RTBF tant en radio qu’en télévision, professeur à l’UCL, se propose de dresser un état de la géographie musicale dans notre pays et d’approcher pourquoi la création musicale semble toucher si peu de monde aujourd’hui. En 1893, à Milan, la création de Falstaff de Verdi faisait l’événement. Artistique et populaire. Aujourd’hui, Céline Dion ou Madonna provoquent toujours la folie populaire, mais la création d’une pièce contemporaine est souvent un exercice intime…

À présent, les stars du classique sont ceux qui l’interprètent. Herbert von Karajan, La Callas, Bartoli, Argerich sont des noms plus significatifs que les compositeurs. Boulez a beau concéder des reportages dans Paris March, il n’en reste pas moins que sa musique ne fait pas chavirer les foules du 20e siècle.

Autre caractéristique de la musique de notre temps, l’influence du passé et des « baroqueux ». Jusqu’au 20e siècle, il était rare que les concerts donnent de la musique du passé lointain. La désaffection pour la création « contemporaine » a produit en corollaire un enthousiasme débordant pour le répertoire ancien que l’on revisite allégrement au fil des découvertes historiques… Redécouvrir Mozar, Haydn et Beethoven n’ayant qu’un temps, l’univers baroque a été lui aussi exploré comme une source vivifiante. Mais cette démarche accentue encore l’exclusion de la création de compositeurs d’aujourd’hui.

L’analyse de Blanmont pointe le système scolaire, la frilosité des médias, une certaine rigidité des grandes institutions culturelles, le discours chargé de poussière de trop de journalistes. L’accès aux jeunes, le prix des places, mais aussi les codes vestimentaires ou autres, les lieux de consommation doivent être remodelés. Et dans cette constellation de réflexions, Nicolas Blanmont suggère que le journaliste ne soit pas le dernier à remettre en cause son attitude. FI des initiés qui parlent aux initiés, au diable le style ampoulé, exit les conversations de salon : c’est au prix d’une certaine simplicité, d’une grande lisibilité que les communicateurs aideront à réinventer l’accès à la musique classique.

Tous ces thèmes travaillent également Gaston Compère, vous les retrouverez dans les notes et pensées de La musique énigmatique comme dans l’entretien publié ici même.

Enfin, le tour d’horizon ne serait pas complet sans différencier la musique pure de la musique à programme. Les bonheurs de la musique pure sont… purs, tandis que ceux de la musique à programme sont alourdis par la sémantique, dit-on souvent. Et pourtant, la musique, all(i)éé à la poésie, ça donne des ailes au duo. Parfois, ce sont des opéras, parfois des lieder, parfois de simples chansonnettes ; il y a parfois un joli destin pour ces alliages, regardez ou écoutez plutôt : Berlioz, Dukas, Debussy, Saint-Saëns, Satie et aussi Brel, Beaucarne, Brassens ; sachez enfin que les mots de nos écrivains, de Maeterlinck, de Liliane Wouters, de Gaston Compère suscitent également des notes.

À découvrir : les mots, quoi qu’en disent certains, aident souvent les néophytes à entrer en musique classique…

Comment vivre sans musique ? Impossible. Visiblement, la Musique suscite aujourd’hui bien des interrogations. Mais, sans qu’ils traitent des mêmes musiques, ces cinq auteurs répondent d’une seule voix : la Musique est essentielle. Et vous ?

Nicole Widart


Gaston COMPÈRE, La musique énigmatique, Renaissance du livre, 2003
Véronique NAVARRE, Voxy man ; Nicolas CROUSSE, Voxy lady, Somnambule équivoque, 2003
MUSIQUES NOUVELLES, Sons en mutation, La lettre volée, 2003
Nicolas BLANMONT, Sérieuse ou légère, les voies nouvelles de la musique, Labor, 2003


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°130 (2003)