Pas si bêtes !
Vinciane DESPRET, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2012
Philosophe à l’université de Liège, Vinciane Despret réfléchit et écrit depuis des années sur l’éthologie et les étranges liens que nous nouons, et eux avec nous, avec les animaux. Dans la même collection, elle a notamment publié Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé ou encore Quand le loup habitera avec l’agneau. Elle fut également l’une des organisatrices d’une extraordinaire exposition à la Grande Halle de la Villette de Paris en 2007 : Bêtes et Hommes, dont elle a publié le catalogue chez Gallimard. Il faut dire que Vinciane Despret a l’art de retourner la chaussette quand elle se penche sur les comportements animaliers. Ce faisant, c’est bien vite à nos propres comportements qu’elle s’attache, en particulier ceux des biologistes. De sorte que cet essai, Que dirait les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, ne pouvait pas trouver meilleure collection que « Les empêcheurs de penser à rond » pour l’accueillir aux éditions La Découverte.
Les questions qui ouvrent les chapitres sont particulièrement éclairantes de la démarche de Vinciane Despret. Quelques exemples : Les singes savent-ils singer ? Avec qui les extraterrestres voudront-ils négocier ? La dominance des mâles ne serait-elle pas un mythe ? Existe-t-il des espèces tuables ? Les oiseaux font-ils de l’art ? Et jusqu’à un inattendu et un brin provocateur : Zoopholie : les chevaux devraient-ils consentir ? Structuré sous forme d’abécédaire, car les mots y jouent un rôle important, ce livre revisite de nombreuses expériences menées avec diverses espèces de singes bien sûr, mais met également en scène des vaches, des loups, des paons, des cochons, des perroquets, etc. Des domaines variés de la vie sont abordés comme la communication, le deuil, le travail, la sexualité, le mensonge, le savoir, la morale, la maltraitance, l’art, etc. Autant de thèmes approchés d’un point de vue scientifique, mais aussi philosophique et politique. L’éthique n’est pas absente, notamment quand est abordée la destinée de Gal-Ko, le cochon génétiquement modifié dans la perspective de réaliser des dons d’organes.
La philosophe réhabilite en maintes occasions le savoir des amateurs, éleveurs, dresseurs, simples amoureux des animaux, trop souvent fondé sur l’anecdote aux yeux des scientifiques et taxé d’anthropomorphisme. Non sans malice, Vinciane Despret imagine son correspondant : l’académicocentrisme ! On sourit également lorsqu’elle décèle des relents de machisme dans certaines théories sur la domination des mâles élaborées par des biologistes… hommes. Parmi ses cibles, les recherches de Harry Harlowe fondées sur la séparation et la privation (de mère, de nourritures, de mâle dominant…) qu’elle démonte avec rage.
Vinciane Despret met également en avant l’importance des mots utilisés pour parler des animaux, des mots qui sont tout sauf innocents et qui orientent notre perception du monde animal vers des significations particulières et fécondent des narrations spécifiques, parfois éloignées d’une autre version qu’aurait inspirée le choix d’un autre mot. Ainsi, le mot dominance contraint un autre scénario que, par exemple, prestige ou charisme. Elle nous explique, non sans pertinence, qu’il y a plusieurs manières de faire science, de faire histoire.
Soulignons au passage qu’elle rend hommage à nombre de chercheurs qui l’ont aidée dans sa compréhension du monde animal et qui ont toujours été attentifs aux biais éventuels de leurs expérimentations. On pense notamment à cette éthologue autiste américaine, Temple Grandin, qui a appris à décoder l’intelligence visuelle des bovins à tel point que les propriétaires des grands élevages outre-Atlantique font appel à ses services quand leurs bêtes ont des comportements inhabituels et perturbants pour la bonne marche de leurs exploitations. Il y a aussi ces approches de la sociologue Catherine Rémy qui a montré comment nous pouvions « désanimaliser » l’animal quand il s’agit d’évoquer sa mort en masse. Ou encore sa complice Jocelyne Porcher avec laquelle elle a écrit l’étonnant Etre bête, publié en 2007 chez Actes Sud.
On peut vous garantir une chose : quand vous sortirez de ce livre, votre regard sur l’animal aura changé mais, plus encore, celui sur les hommes, sur vous-même et vous aborderez votre quotidien d’une autre tout autre manière, car vous aurez été stimulé à vous poser… les bonnes questions.
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)