
Henri Michaux
Les 101 vies d’Henri Michaux
Henri Michaux Namur-Bruxelles
Portrait d’un artiste par ses traces
Circonstances d’une rencontre
Henri Michaux : littérature, peinture… écriture
Émergences
Faces cachées d’un rebelle à l’image
Gestes, prolongements
Les 101 vies d’Henri Michaux
Cela ne fait pas très sérieux. Voilà qu’on se prépare, à Namur et à Bruxelles, à inaugurer un ensemble unique de manifestations destinées à mettre en perspective toute l’œuvre de Michaux, peintre et poète, et cet événement – c’en est un, croyez-moi, de première importance – ne coïncide même pas avec le millésime d’un anniversaire notable. Le père de Plume n’est pas né il y a cent ans, mais en 1899. Son décès ne remonte pas à 1985, mais à 84. 96 ou 11 ans : ces chiffres, décidément, ne tournent pas très rond ! Y aurait-il quelque flottement dans l’usage des commémorations culturelles ?
Et si l’esprit qui préside à cet événement, simplement baptisé « Henri Michaux Namur-Bruxelles », n’était justement pas celui d’une commémoration, mais un acte de présence du créateur dans nos villes, dans nos vies ? Si le seul Michaux qui importe était celui qui transforme les consciences, les perceptions, les désirs, les énergies ? Si l’œuvre n’avait plus nul besoin d’un anniversaire pour qu’on se la remémore, parce que Michaux a 101 vies devant lui, qu’il renaitra chaque fois qu’il parlera à quelqu’un ? C’est en tout cas l’idée qui nous a animés pour la préparation de ce dossier. Plutôt que de céder à la célébration d’une valeur consacrée, nous avons donc voulu éprouver la valeur d’usage de Michaux, en faisant appel à des écrivains, des artistes sur qui cet homme, cette œuvre ont agi, et qui sont entrés en dialogue avec lui par leur propre travail. On trouvera leurs témoignages au fil des pages qui suivent, rassemblés au gré des affinités ou de ce qui nous a paru se répondre dans les thèmes qu’ils évoquaient.
Ils sont quinze à avoir accepté de contribuer à ce « dossier Michaux » par un texte original ou par une image (et parfois les deux à la fois) : Pierre Alechinsky, André Balthazar, Eric Brogniet, Capitaine Longchamp, Jacques Crickillon, Serge Delaive, Eddy Devolder, Claude Haumont, Jacques Izoard, Werner Lambersy, Karel Logist, André Miguel, Eugène Savitzkaya, André Stas et Liliane Wouters. Pour tous ces créateurs, la rencontre avec Michaux fut féconde. Nous les remercions d’avoir accepté de rendre compte de leur expérience, de leur perception. Notre gratitude aussi va à Jean-Claude Pirotte : il nous a fait une surprise de taille et un plaisir insigne en nous envoyant deux textes et deux dessins de Michaux inconnus et inédits, dont nous vous réservons bien entendu la primeur.
On lira ci-dessous le programme détaillé des manifestations « Henri Michaux Namur-Bruxelles ». On verra que, dans leur diversité, elles évoquent avec une rare ampleur toutes les voies suivies par Michaux dans sa création, qu’elle soit littéraire ou plastique.
Plusieurs publications de haut niveau accompagnent les expositions présentées au Botanique, au Musée Félicien Rops, à la Maison de la Culture de Namur ou bien donneront suite au colloque international organisé par la Maison de la Poésie de Namur. Il n’était pas question pour nous de prétendre rivaliser avec elles. Mais il nous a semblé utile de vous proposer une introduction aux deux expositions littéraires visibles cet automne. Avec Jacques Carion, nous irons sur la piste des documents rares, méconnus, précieux, qu’il a rassemblés pour la Maison de la Culture de Namur. Joseph Duhamel nous livrera pour sa part la teneur de l’exposition didactique qu’il a conçue comme introduction à l’œuvre, dont il nous propose quelques balises.
Sans doute Le Carnet n’était-il pas le plus qualifié pour aborder l’aventure plastique de Michaux. Mais pouvait-on l’éviter, quand textes et images, chez lui, émergent d’un même souffle ? À côté des lectures proposées, à l’occasion, par les écrivains que nous citions plus haut, Philippe Dewolf a accepté de commenter pour nous les estampes qu’expose le Musée Félicien Rops. Le reste sera pour chacun affaire de voyage : d’Asie en Ecuador, de Grande Garabagne jusqu’au Pays de la Magie, du lointain intérieur à l’espace du dedans, et de Bruxelles à Namur…
Carmelo Virone
Henri Michaux Namur-Bruxelles
Au Botanique : œuvres picturales
Du 20 octobre au 17 décembre, le Botanique présentera une centaine d’œuvres de Michaux en couleur, dont plus de la moitié sont inédites. Provenant de collections publiques et privées, aquarelles, gouaches et acryliques témoignent de quarante années de création ininterrompue. Des visites guidées sont organisées pour les écoles et les personnes qui le souhaitent.
Dans le cadre de cette exposition, dont la commissaire est Carine Fol, sera proposé le film Henri Michaux ou l’espace du dedans, de Geneviève Bonnefoi et Jacques Veinat. Organisée en collaboration avec « Jeunesse et Arts plastiques », la séance se déroulera dans la salle de l’Orangerie le 29 novembre à 20 heures et sera suivie d’un débat réunissant Jean-Pierre Verheggen et le critique d’art Michel Baudson.
Du 20 octobre au 17 décembre 1995.
Au Musée Félicien Rops : estampes
Bernadette Bonnier est la commissaire de l’exposition qui, au musée Félicien Rops, présentera quelque soixante œuvres d’Henri Michaux, réalisées de 1948 à 1984. Il s’agit de gravures, rarement d’illustrations d’ouvrages, apparaissant sous la forme d’estampes séparées, parfois réunies en albums ou composant des séries : Meidosems, Parcours, Deux suites pour le Point Cardinal. Quelques épreuves d’artiste rehaussées à la plume accompagnent cette sélection, ainsi que des livres d’artistes : Par la voie des rythmes, Mouvements, Saisir… Les œuvres sont issues de la collection de la Bibliothèque nationale de France (Don de Jean Hugues) et de collections privées.
Du 21 octobre au 31 décembre 1995.
À la Maison de la Culture de Namur : encres et dessins
L’exposition présentée à la Maison de la Culture de la Province de Namur propose un parcours subjectif parmi les grandes encres et les dessins mescaliniens de Michaux. Ces œuvres pour la plupart inédites seront accompagnées d’une sélection opérée dans les principales collections publiques et privées. Les commissaires de l’exposition sont Jean-Michel François et André Lambotte.
En collaboration avec « Jeunesse et Arts plastiques », la Maison de la Culture présentera par ailleurs, le 21 novembre à 14h30, le film Henri Michaux d’Alain Jaubert.
Du 21 octobre au 31 octobre 1995
À Namur également : littérature
Autre événement à la Maison de la Culture de Namur, avec l’exposition littéraire, la première d’envergure dans ce domaine, mise sur pied par Jacques Carion et Jean-Pierre Verheggen. Grâce à la collaboration exceptionnelle de collectionneurs – particulièrement des collectionneurs belges, riches en documents relatifs aux débuts littéraires de Michaux – cette exposition présente des éditions bibliophiliques, des manuscrits autographes précieux, une importante correspondance inédite, diverses photos rarissimes…
Bruxelles et Namur : exposition didactique
Pour éclairer l’œuvre littéraire de Michaux, Joseph Duhamel a conçu une exposition didactique qui fournira aux visiteurs les jalons et repères essentiels d’une démarche inclassable. Cette introduction à Michaux et aux manifestations qui lui sont consacrées sera présentée en même temps au Botanique (du 20 octobre au 17 décembre) et à la Maison de la Culture de Namur (du 21 octobre au 31 décembre 1995).
Namur encore : colloque international
Du 20 au 22 octobre, dans la grande salle de la Maison de la Culture, un colloque organisé par Eric Brogniet, de la Maison de la Poésie de Namur, réunira des spécialistes de Michaux. Une vingtaine d’exposés sont prévus, parmi lesquels ceux de Brigitte Ouvry-Vial, Raymond Bellour, Victor Martin-Schmets, Colette Roubaud, Jean-Michel Maulpoix, Anne-Elisabeth Halpern, Jean-Pierre Martin, Jean-Luc Steinmetz, etc. Ils évoqueront les Ailleurs d’Henri Michaux, de son rapport à la préhistoire à la modernité absolue de son écriture.
Portrait d’un artiste par ses traces
Avec sa Belgique natale comme avec sa propre image, Michaux entretenait plus d’un rapport ambigu. C’est une des révélations de l’exposition littéraire présentée à la Maison de la Culture de Namur en octobre prochain. Commissaire de cette exposition avec Jean-Pierre Verheggen, Jacques Carion nous explique les recherches qu’il a menées.
Le Carnet et les Instants : On ne part pas à la recherche de documents, pour préparer une telle exposition, sans une hypothèse de travail ?
Jacques Carion : J’ai d’abord lu les Quelques renseignements sur 59 ans d’existence, le seul écrit strictement autobiographique de Michaux. Un texte étonnant, parce que les premières années de sa vie y sont évoquées de façon beaucoup plus détaillée que les périodes plus récentes. En outre, leur écriture témoigne d’une mise en œuvre littéraire, elle compose déjà un poème.
La biographie de Michaux n’explique pas son œuvre, c’est entendu. Il n’empêche qu’il y a peu d’exemples où la distance de l’œuvre à la vie soit aussi réduite. Ce qui me passionne, c’est d’essayer de voir où l’intime de la vie se déploie et devient un texte. Or, cette part intime, on ne la connait que par ce que lui-même en révèle, dans son autobiographie ou ailleurs. Cet ailleurs, il m’a semblé qu’il pourrait figurer dans une partie de sa correspondance. Le premier mythe propagé au sujet de Michaux, c’est qu’il détruisait tout ce qu’il recevait. En fait, sa correspondance croisée avec Hellens existe, celles avec Paulhan ou Robert Guiette aussi. Chacune de ces correspondances est intermittente, mais aucun n’a été vraiment interrompue, hormis par la mort. Et l’ensemble livre énormément d’informations. Le tout était d’y avoir accès.
Votre travail a donc ressemblé à celui d’un détective ?
L’aspect policier de mon enquête a consisté à rechercher où ces traces se trouvaient, en entrant dans le milieu des collectionneurs. On finit par se rendre compte, d’ailleurs, qu’il y a déjà beaucoup de choses accessibles en Belgique. Une fois qu’on les a lues, on voit à partir de quels événements l’œuvre se crée. Il est ainsi possible de jeter un pont entre le texte d’Ecuador, par exemple, et la correspondance que, pendant son voyage, Michaux envoyait à Paulhan. L’œuvre de Michaux ne se comprend qu’en l’envisageant comme totalité : chaque texte ne constitue jamais qu’un ensemble de signes – signes d’événements intérieurs majeurs qu’il faut rapprocher les uns des autres pour en percevoir le sens plein. Un tel rapprochement peut s’effectuer aussi entre des moments du texte et des moments de la correspondance.
Est-ce que les lettres de Paulhan, Hellens, Guiette étaient les seules que Michaux avait conservées ?
Non. Parmi d’autres, j’ai aussi retrouvé dans sa documentation les lettres de René Micha, de Max Loreau, celles d’Alechinsky aussi. Quoi qu’il ait pu écrire sur la Belgique, les Belges ne comptaient pas pour peu dans ses relations.
À cet égard, mon enquête m’a permis d’éclairer certaines données biographiques. Sa fidélité à Goemans, par exemple, est très ancienne, elle remonte au collège. Ils avaient un troisième complice, Herman Closson, et un ami plus jeune, qui était Norge. On a retrouvé un document aux AML où, peu après la mort de sa femme, en 1948, Michaux donne un rendez-vous à Bruxelles à André Souris et à Closson. Il a toujours gardé ce contact avec la Belgique, et ce pays intervient dans son œuvre de façon beaucoup plus significative qu’on ne le croit généralement. On peut parler d’abord des circonstances de son écriture. C’est en Belgique, et notamment à Anvers, qu’il venait se réfugier pour écrire certains textes : le Voyage en Grande Garabagne par exemple. Mais les images qu’il trouve là-bas, et notamment l’Escaut, font récurrence dans toute sa production littéraire. Une fois que la correspondance attire l’attention sur ce point, on se montre plus attentif à certains types de signes. L’Escaut est pour lui l’emblème de tous les départs possibles. Or, très souvent dans ses poèmes, les images de régression, de renfermement sur soi, sont suivies d’une image de départ…
Avez-vous aussi mené votre enquête auprès de sa famille ?
Non. Ce serait tomber dans le biographisme le plus ténu. J’ai voulu tenir compte des phrases que Michaux impose : « Ils veulent toujours voir ma famille, mais je la tiens à l’écart. Pourquoi irais-je la montrer à leurs yeux charlatans ? » Il nous avertit. Il nous impose une attitude.
Que pourra-t-on voir dans l’exposition ?
Il y aura d’abord des documents d’ordre biographique. On évoquera ses amitiés de collège, mais aussi le réseau des relations qu’il s’est constituées plus tard, dont certaines peuvent surprendre : par exemple, il dédicaçait ses livres à Jacques Prévert, à Joë Bousquet…
Nous présenterons par ailleurs quelques-uns de ses portraits, histoire de rectifier la légende selon laquelle il n’acceptait pas qu’on le photographie. À peine arrivé à Paris, en 1924, il a voulu poser pour Claude Cahun, comme il a accepté de le faire dans les années cinquante pour Facchetti. Quant à Gisèle Freund, c’est Michaux qui a désiré se faire photographier par elle durant la guerre. Mais ce qu’il refusait, c’est que ses portraits soient diffusés dans n’importe quelle condition.
Une section importante montrera le travail de l’écriture chez Michaux. On y verra des manuscrits, des tapuscrits, des épreuves corrigées par lui à la main, et même des exemplaires d’ouvrages qu’il offre à ses amis et dans lesquels il éprouve encore le besoin d’apporter des corrections, de changer des mots. Cela veut dire qu’un texte pour lui n’est jamais stable. Les textes parus en revues sont modifiés pour paraitre en volume etc. La version Gallimard de Plume ne reprend même pas la moitié de l’édition initiale.
On suivra aussi son parcours au sein des revues, depuis le premier numéro du Disque vert jusqu’au dernier numéro de la Nrf auquel il a participé, en passant par Tel Quel etc.
Les bibliophiles trouveront de quoi rêver, puisque, exemplaires originaux à l’appui, l’exposition présentera, d’une part, l’ensemble des éditeurs à qui Michaux a confié ses textes, d’autre part, ses tirages sur très grand papier et ses livres illustrés : par lui-même, et par d’autres, comme Zao Wou Ki ou Tapié.
Enfin, une section sera consacrée aux grands refus d’Henri Michaux : son refus d’être publié dans la Pléiade, le refus de son portrait, le refus de donner des entretiens, les quatre livres qu’il a retirés de sa bibliographie…
Carmelo Virone
Circonstances d’une rencontre
Avec Henri Michaux
J’ai rencontré une seule fois Henri Michaux. C’était en 1976 et les circonstances n’étaient pas des plus favorables. Pour les résumer le plus rapidement possible : dans la semaine où l’anthologie Panorama de la poésie française de Belgique allait sortir de presse, l’éditeur Jacques Antoine apprit qu’Henri Michaux refusait d’y figurer. Discussions au téléphone, intervention de Dominique Aury, rien ne le fit changer d’avis. Il acceptait néanmoins de recevoir l’auteur chez lui, peut-être restait-il une chance de le fléchir. On me confia donc son adresse, plus un code mystérieux destiné à identifier, dans le quartier des Invalides, un appartement des plus anonymes (aucune mention de nom, ni sur le tableau des sonneries, ni sur la porte, à l’étage). Je devais impérativement être chez lui le lendemain, avec les épreuves de l’anthologie, et avant dix heures, ce qui me parut fort matinal.
« Bon amusement, me dit Jacques Antoine. Tu le verras sans doute en pyjama ».
Dans le train qui m’emportait vers Paris, en compagnie de Françoise Delcarte, je me souviens d’avoir pensé : dire que, dans un autre contexte, j’aurais été si heureuse de voir Henri Michaux ! Dire qu’il faut que ce soit pour un pareil motif ! Il est vrai que la poésie francophone de Belgique m’en a déjà fait voir de toutes les couleurs… Passons.
Dix heures moins deux. Nous n’étions pas trop fières en sonnant à cette porte devant laquelle nous avions bien failli rester, les épreuves une fois remise à une domestique apparemment inflexible. Ai-je mis une énergie particulière à insister (celle du désespoir !) ? Tout à coup, Michaux fut devant nous. En pyjama…
Les deux heures passées dans son bureau sont de celles qui ont compté dans ma vie. Gentillesse (au bout de dix minutes j’avais son accord), humour (quand Jacques Antoine appela, au téléphone, il lui fit craindre que rien n’allait s’arranger, tout en me faisant comprendre qu’il s’agissait d’une plaisanterie et qu’il faut toujours, oui toujours tenir la dragée haute aux éditeurs ! Puis, surtout, cette joie inattendue : une vraie conversation, là, sans façons, avec quelqu’un qui, tout de même, m’intimidait, une de ces conversations où l’on se sent tout de suite de plain-pied.
De quoi avons-nous parlé ? Au début, de l’anthologie, était-ce « nationaliste » ? – c’est le mot qu’il employa – N’allait-on pas se servir de lui comme d’une locomotive ? Diverses tendances étaient-elles représentées ? Rassuré sur ces points, évoquant les distances qu’il avait prises par rapport à la Belgique, m’affirmant qu’il ne se considérait plus comme belge, il me dit soudain : « Et français ? Suis-je français ? – Non, vraiment pas ». Ma réponse avait fusé, du tac au tac, aussi le regardai-je avec un peu d’inquiétude, il n’avait pas bronché. « Pas français. Quoi, alors ? » Cette fois, je pris mon temps, pour enfin répondre, je ne sais trop pourquoi : septentrional. Il est resté silencieux, il avait l’air plutôt content.
Septentrional, bien sûr. Mais aussi : oriental. Je le regardais, dans son pyjama bleu, avec son regard intense, sa tête de bonze. Et je me sentais extraordinairement à l’aise. L’évoquant plus tard, Françoise Delcarte et moi, sur le chemin du retour, le mot qui nous revint le plus souvent aux lèvres était : sérénité. La sérénité d’un être qui a tout connu, tout dépassé, qui regarde le monde avec détachement. Un détachement absolu.
Nous avons ensuite parlé des mystiques, surtout des Flamands et des Rhénans. Ce qui nous a menés à la poésie flamande, que j’ai souvent traduite. Et, brusquement, à cet aveu : « Savez-vous que, pendant mon adolescence, j’ai un moment, pensé écrire en flamand ? » Devant ma stupéfaction : « J’étais en pension, n’est-ce pas. En Campine. Et Gezelle était le grand bonhomme. Mais j’ai tout de suite senti que je ne pourrais jamais l’égaler. Au plan de la langue, bien sûr ».
Sur le moment, j’ai cru qu’il se payait ma tête. Plus tard, j’ai mieux compris. En témoignent ces vers très récemment écrits dans un poème, et qui évoquent Guido Gezelle :
[…]
Son nom veut dire : compagnon
Comme Pouchkine, on ne peut le traduire.
l’un, en russe, dit ce que dans leur sang
à tout jamais, les Russes trainent,
l’autre ce que ressent
entre la dune blonde et le vent rude,
le peuple de la mer, de Bruges à Dixmude.
Gris-argent ses poèmes comme
la couleur des images mortuaires.
C’est ce qu’en disait Rilke. Et je dirais
comme lui si je ne lisais
Gezelle qu’en français.
Tout son génie est dans sa langue, tout
ce qu’il a chanté ne se chante
que dans le doux parler de la West-Flandre.
O Krinkende winklende waterding !
Pas besoin de comprendre.
Les traducteurs s’y casseront les dents.
L’alouette parle alouette,
l’hirondelle hirondelle, le Flamand, Gezelle.
Je réalise vingt ans plus tard : sans cette conversation avec Michaux, jamais je n’aurais écrit ces lignes. Mais que l’un des plus grands poètes vivants me parle de Gezelle, d’Hadewijch, des mystiques et des paysages du Nord, tout en me réitérant sa méfiance à l’égard de notre plat pays, (surtout de son contexte culturel), parfois, je crois l’avoir rêvé.
Je suis heureuse, alors, de n’avoir pas été le trouver seule. Non, je n’ai pas rêvé. Quelqu’un était là, avec moi, qui pourrait en témoigner. Et qui, comme moi, en a sans doute gardé un souvenir unique.
Liliane Wouters

Capitaine Longchamp, « Je suis gong et ouate et chant neigeux » (Henri Michaux, Mes propriétés), peinture sur carton
HM
Qui cache son fou,
meurt sans voix
1949. Rencontre d’une voix (une voix pour toutes ?) par la voix d’un autre : récital d’Yves Tarlet, dans le cadre doré d’un cinéma au repos et les doubles-mentons des Amitiés françaises.
« Un homme paisible »… « Le sportif au lit »…
Surprise. Émoi. Sourire voilé.
D’un étranger (L’Étranger ?) à l’autre, un autre.
Je ne savais pas encore que ce que j’entendais fût de la poésie, à un âge où on ne prête des ailes qu’aux mots qui chantent en ayant des pieds. Je sentais qu’était sérieux cet humour sans rire (pince-sans-rire) et j’ignorais pourtant les nuances du noir, comme le reste.
Très vite, René Bertelé, sous la couverture verte d’un « Poètes d’aujourd’hui » (n°5), m’apprit à mieux entendre : du cri aux grandes tribulations de l’esprit, du grand accusateur à l’adouci meurtri, entre centre et absence… Copain de génie pour moi, comme d’autres le furent pour lui. Copain soudain, pour longtemps. En secret. À distances respectueuses.
Je ne m’en détacherai plus de cette voix et la rencontrai un jour vraiment, pendant quelques heures, sur des lèvres vivantes un peu sèches. Émotion vive devant cette figure interdite au public, qui si longtemps n’avait pas voulu se montrer pour ne pas en dire plus qu’il n’y avait à lire (ou à voir). Je suppose.
Un homme si simple, aurait dit Baillon, un autre copain, si près de ton. Henri Michaux (en toutes lettres, avec son nom de fonctionnaire belge en gabardine) m’apprit à lire. Sans lyre.
Mots à claques, mots à caresses. À peau nue et papier de verre.
Jubilation et flegme.
HM.
Lettres. Majuscule-minuscule (ou l’inverse), qui n’en font qu’une. Imbriquées comme un paraphe d’insecte.
Petites de toute façon, discrètes. Sécrétion grise ou noire, rétrécie au maximum comme pour cacher un nom (d’auteur ?) sans trop vouloir l’anonymat ou suggérer la défection.
Écrites à la pointe du crayon, de la plume, du pinceau, en bas à droite, là où s’épluche le geste, avant de tourner la page, au bas d’images tirant l’énigme par la queue, images venues du dedans bien sûr – quel dedans, le dedans de quel grand secret ? – pour émerger en surface ou surgir pointues ainsi que grimaces oubliées dans un coin ou agitations des profondeurs.
Images jaillies à plat, ou presque, au ralenti ou à toutes jambes, en hoquets, en tranche, en galette. En noir ou en couleur.
Explosées fixe.
« Il y eut des expériences, c’est toute une histoire. Partir est peu commode et de même l’expliquer.
Mais en un mot, je puis vous le dire. Souffrir est le mot » (H.M.)
André Balthazar, août 1995
Henri Michaux, tachiste et informel
Rue Séguier. Dans les années 50. Nous sommes allés frapper à la porte d’Henri Michaux, sans avoir sollicité un rendez-vous.
Il ouvre précautionneusement, le côté droit de ses cheveux curieusement ébouriffé. Cécile lui dit qu’elle voudrait bien lui montrer des dessins. Il nous fait entrer avec un sourire énigmatique.
En regardant les dessins d’arbres de Cécile, il nomme Georges Ribemont-Dessaignes qui, lui aussi, dessine des arbres de Provence, des oliviers en particulier. Michaux nous en montre un, très beau. Nous connaissons Ribemont que nous avons rencontré chez le peintre Victor Bauer, à Nice. Il vit dans une petite maison au pied des imposants Baous de Saint-Jeannet. Pas facile de trouver Ribemont chez lui, il est souvent à Paris.
Et puis, sans un mot d’introduction, Michaux prend un carton et en tire une série de gouaches, d’aquarelles et d’encres de Chine.
Je lui demande comment il fait les encres. Il lance un grand geste tournoyant dans l’espace. De nouveau, le sourire énigmatique.
Pour Michaux, le peintre plus encore que pour le poète, l’immédiat est d’abord, le geste initial d’où tout va sortir, le premier signe, tel un exorcisme.
Ni abstraite ni symbolique, sa peinture s’inscrit parfaitement en son époque. Klee, le révélateur. Il est vrai que maintes gouaches sur fond noir de Michaux auraient pu être signées Klee, comme celle de 1944 reproduite page 31 dans Michaux peintures (Gallimard).
J’évoque le tachisme. Michaux secoue la tête négativement, considère que ses peintures ne sont pas tachistes. Cependant il a travaillé souvent à l’ « all over » en des peintures de 46 comme en des encres de 1975 à 1980. Michaux, fasciné par Klee, Michaux, tachiste ou informel, selon la célèbre formule de Michel Tapié, a œuvré manifestement en même temps que Fautrier, Giacometti, Dubuffet et Wolfs.
Sa ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche. Investigation aveugle. D’où ce grand geste lancé dans l’inconnu, dans l’impossible.
Plutôt comme par le Monde, il y a des anfractuosités, des sinuosités, comme il y a des chiens errants.
En fragments, en commencements, prise de court, une ligne, une ligne.
… une légion de lignes (Extrait de Promesses, 1967)
Au monde d’énigmes, répondre par les énigmes de ces encres pullulantes, haletantes, hors limite, qui raturent, entrecroisent, sabrent, brisent et rebrisent dans une schizophrénie optique sans révélation symbolique.
Alain Jouffroy a eu, pour qualifier ces encres, une magnifique image : « un tir mental ».
Et Michaux ne le contredit pas quand il dit dans sa conversation avec Alain Jouffory justement : « En peinture, je ne me sens pas pris. Pourtant les grandes encres noires, ce sont des confessions aussi, mais des confessions du moment, d’un seul moment. Parce que je ne peux pas m’y arrêter… Les grandes encres noires, oui, en un sens, ce sont des exorcismes. Ça tape contre l’entourage, tout entourage, une époque ou parfois même un propos. Ces encres, ce massacre de lignes, c’est comme ça que je réponds » (Une révolution du regard, A. Jouffroy, Gallimard).
André Miguel
Je ne pense jamais à lui…
Je ne pense jamais à lui. Je ne l’ai jamais vu. Je n’ai jamais osé traverser l’avenue de Suffren, pour sonner ou l’attendre à sa sortie, lorsqu’il allait déjeuner avec Lokenath Bhattacharya, notre ami commun. Je ne lui ai jamais ni envoyé de service de presse ni adressé de lettre, avec au bas ma signature de poète supposé. On ne m’a jamais présenté, ni proposé de le faire, et jamais je n’ai entendu sa voix…
Sa mort n’a rien changé, sauf que j’aurai enfin ses œuvres complètes. Je ne pense pas non plus à tout ce qu’il faut faire pour respirer. Jamais, je n’ai eu envie de voir à l’intérieur. Ça marche très bien sans moi. Je fais des tas de choses dont j’ignore presque tout et surtout des poèmes. Qu’on me dise ce que c’est, comment c’est, ne m’aide pas. Ma mort ne changera rien, sauf que je serai enfin complet, pour ceux qui voudraient voir. Mais si quelque chose de tout ça se détraque, alors soudain ça devient, très vite, essentiel et je ne pense plus qu’à ça et à Michaux qui me dit tout.
Werner Lambersy

Eugène Savitzkaya, A propos de Michaux, dessin à l’encre noire
Henri Michaux : littérature, peinture… écriture
À la Maison de la Culture de Namur, comme au Botanique, une exposition d’introduction guidera le visiteur dans l’univers littéraire et pictural d’Henri Michaux.
Il est difficile de donner un aperçu de cette œuvre déroutante, polymorphe, souvent contradictoire ; exigeante aussi, imposant au lecteur une remise en cause des notions de littérature et d’art autant que des schémas habituels de perception des choses. Comment comprendre cet auteur qui tout à la fois décrit les peuplades imaginaires et les animaux fantastiques de Grande Garabagne, plonge en pleine Histoire en évoquant l’horreur de la seconde guerre mondiale – la littérature-exorcisme – ou essaie de faire percevoir concrètement la souffrance des aliénés ? Plus sans doute que pour d’autres écrivains, le sentiment prévaut que toute tentative d’explication reste lacunaire, qu’il est seulement possible de se perdre un peu avec et dans Henri Michaux.
Les temps et les lieux
Si l’on peut être frappé des contradictions parfois profondes de l’écrivain, l’évolution qui se marque dans sa démarche est tout aussi significative. L’exposition délimite ainsi une dizaine de séquences qui représentent autant de moments biographiques et esthétiques. Car il est vrai qu’à certaines circonstances de l’existence correspondent des préoccupations philosophiques et des pratiques littéraires et artistiques.
La première séquence s’appuie sur ce que l’auteur, à l’âge de soixante ans, a lui-même dit de sa jeunesse ; une réconciliation avec son enfance a lieu à ce moment, qui s’exprimer également ailleurs dans les textes de cette époque. Mais aussi, Michaux « découvre » dans ses premières années ce qui marquera plus tard son activité de créateur.
Les livres publiés en Belgique imposent déjà une problématique, la question de l’originaire, toujours pensée en termes de langage : un livre s’intitule Fable des origines, tandis qu’une composition graphique s’appelle Narration. Qui je fus, marquant le départ à Paris, développe, entre autres, l’obsession du Grand Secret, entrevu durant les années d’enfance, approché plus tard dans la découverte de l’infini turbulent ; celle encore de l’ennemi, du combat, non seulement inévitable mais nécessaire (Celui qui fut n’a pas été détesté, il lui manquera toujours quelque chose), qui se muera en dynamique de l’élan. Celle aussi du corps, éclaté, morcelé, tellement encombrant, dont Michaux espère s’affranchir, comme il secoue le poids de la langue. À ses yeux, les deux sont d’ailleurs liés : si les jambes poussent, c’est parce qu’on parle. Intrication étonnamment complexe sur laquelle il variera sans cesse.
Puis, ce sont les livres de voyage, Ecuador, Un barbare en Asie, et la découverte des pays « imaginaires ». Mais quelle différence y a-t-il entre la description des Chinois, des Cordobes ou des Rocodis ? Et quelles expériences étranges à mener, celle des fatigues ou celle des étouffements ?
Les propriétés (dans le sens de terrain et de caractéristique d’un corps) introduisent à l’exploration de l’espace du dedans, de ses plis, de ses gouffres que fait entrevoir l’expérience de la drogue débouchant sur celle de l’aliénation par la folie. Et puis viennent les derniers affrontements, celui du corps souffrant par exemple (Bras cassé).
En outre, une séquence reprend synthétiquement des textes sur la peinture, l’autre façon de « se parcourir », et une dernière évoque le rapport difficile à la Belgique, terre natale contre laquelle Michaux s’est fait, pays de vent qui ne cesse de le hanter.
Peindre et écrire
L’exposition met l’accent sur la réflexion de Michaux à propos du signe, qui oriente toute son activité créatrice en conjoignant dès le départ ses pratiques littéraire et artistique. « Le grand combat », « Glu et gli » affirment le désir de retrouver sous les mots quelque chose de la force primitive que l’usage social oublie. De même, Michaux se méfie de l’illusion mimétique de la peinture ; il ne veut rien ajouter au réel. S’il peint, c’est pour tenter là aussi autre chose. Les premiers essais s’appellent Narration ou Alphabet. Son activité artistique oscille alors entre des ébauches anthropomorphes (la série des « têtes » par exemple) et la recherche de signes écrits ; les deux tendances se rejoignent dans ses « mouvements » aussi bien esquisses humaines et animales que pictogrammes ou écriture nouvelle. Car il y a chez Michaux une nostalgie profonde d’une écriture idéogrammatique, écriture-dessin, dans laquelle, à ses yeux, le rapport au réel est plus concret, plus direct, quelque chose de l’objet s’y laissant encore sentir. Un des derniers livres, Par des traits, se donne comme programme : « Des langues et des écritures. Pourquoi l’envie de s’en détourner ». Découvrir la nature du signe ne peut se faire pour lui qu’entre littérature et peinture, dans l’écriture. Ainsi dans Exorcismes (1943), où Alphabet désigne un texte et un dessin, le narrateur, à l’approche de la mort, réduit les êtres à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.
Pourtant le langage peut se révéler indispensable à la perception de l’art pictural. Dans les rêveries à partir des peintures de Magritte, les mots, ces habituels empêcheurs à me balancer indolemment entre plusieurs impressions indéfinies, remettent au contraire au devoir de correspondance et aident à ne pas s’éloigner des réseaux aperçus.
Les pièges de la langue
Si Michaux affirme vouloir se déconditionner du verbal et sortir de l’usage social de la langue, il en utilise cependant les pièges et les ambiguïtés pour mener vers le difficilement concevable. Si un aliéné dessine un personnage ayant les jambes autour du cou, cela envoie sans doute à l’expression « prendre ses jambes à son cou » ; mais pour celui qui a perdu la maitrise de son fonctionnement mental l’expérience a été vécue telle quelle et la locution est devenue littérale. Si avoir les pieds sur terre est la marque d’un esprit réaliste, un instant de distraction amène naturellement Plume à marcher réellement les pieds au plafond. Et qu’y a-t-il de pire pour un maréchal, complètement malaxé en saucisson, si ce n’est de ne plus pouvoir porter la main à son képi « même si un corps d’armée entier venait à le saluer » ?
Michaux vit d’une contradiction : l’aspiration à une expression immédiate de l’expérience vécue, l’espoir de dépasser l’abstraction du signe, d’une part, mais d’autre part, la conscience de la nécessité et de la puissance du langage même dans les expérimentations extrêmes de la folie, de la drogue, de la souffrance physique. Ne dit-il pas que certaines pratiques littéraires peuvent agir mieux (« supérieurement ») que la drogue ? Les récitations de textes sacrés dans les temples avec accompagnement martelant de cymbales de cuivre, musique entêtant et hypnotisante, emportent au loin celui qui les entend. Puissance de la littérature et de l’art que Michaux aura constamment cherché à activer.
Joseph Duhamel
1911 à 1914. Bruxelles
Retour à Bruxelles. Sauvé ! Il préfère donc une réalité à une autre.
Les préférences commencent. Attention, tôt ou tard, l’appartenance au monde se fera. Il a douze ans.
Combats de fourmis dans le jardin.
Découverte du dictionnaire, des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots et en quantité, et dont on pourra se servir soi-même à sa façon. Études chez les Jésuites.
Avec l’aide de son père, il s’intéresse au latin, belle langue, qui le sépare des autres, le transplante : son premier départ. Aussi le premier effort continu qui lui plaise.
Musique, un peu. (Extrait de Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence, 1959)
Émergences
Plume et pinceau
Hormis quelques instantanés déclenchés au bon moment dans l’appartement de la rue Séguier par Gisèle Freund (privilège d’une vieille connaissance) ou les rares photos de vernissages faites à son insu, pourquoi, à partir des années cinquante, si peu de portraits photographiques d’Henri Michaux ? Même devant l’objectif de Marc Trivier, dont il appréciait le talent, la conversation, la compagnie, Henri Michaux refusa de prêter son visage.
En 1992, dans l’album de photos inédites de Paul Facchetti publié chez Fata Morgana, on a tout à coup découvert un Michaux quinquagénaire ayant volontiers pris des poses parmi d’onctueuses lumières de studio !
Ce doivent être ces épreuves-là qui le décidèrent, dorénavant je le prétendrai, à s’opposer farouchement aux photographes en mal de portrait. Facchetti rapportera qu’il avait dû signer un papier l’engageant à ne pas publier du vivant de la consentante victime.
J’ai un jour photographié au Leica, dans le Vexin, systématiquement toutes les traverses de chemin de fer qu’un paysan récupérateur avait plantées en guise de clôture. Chaque poteau évoquait une gueule sauvage et délavée… De plus, arcboutés aux quatre coins du champ, se dressaient de magnifiques poteaux d’angle. Je fis tirer des agrandissements pour Henri Michaux.
Cela « devait » l’intéresser.
– Non, pas du tout, se défendit-il. Je vous en prie gardez-les.
Nous lui fûmes présentés en 1954, dans une librairie de la rue des Dragons où j’exposais mes peintures. De bonheur, Micky se mit à fredonner (sans trop savoir ni comment ni pourquoi) une ravissante chanson balinaise apprise petite fille…
Henri Michaux, sous le charme, s’inclina :
– Ne seriez-vous pas d’Ixelles ?
Vers la fin, en mauvaise santé (angine de poitrine), H.M. aura peint et dessiné néanmoins beaucoup, et beaucoup écrit, et même sera sorti chaque fois que possible par beau temps. Ainsi pour voir, comme un jeune peintre, ses œuvres aux cimaises d’une foire d’art. Au Grand Palais, Paris 1983. « En mauvaise santé sans doute, mais vos dessins, vos peintures sont en excellente santé ». Je regardais un petit paysagé taché, fait d’arrière-plans futurs, sur lequel tombe une manière de grille oblique et turquoise, les barreaux d’un ciel brutalement proche. « Vous avez ce rare sens de l’instinct et de l’instant ». Alors lui, l’œil aigu, malicieux : « La peinture et le dessin aident. Il faut bien qu’ils viennent à nous quand on a besoin d’eux ».
Un barbare en Asie compta dans ma décision, à défaut de Chine, d’embarquer pour Yokohama. Plus tard, comme enfin je lisais un Victor Segalen (roman dans le roman « qui ne sera jamais écrit », dont le personnage central, un Belge, fait valoir la fameuse opacité orientale), je me demandai si ce livre de 1911 n’avait pas pour Henri Michaux joué le rôle qu’Un barbare en Asie avait joué pour moi. Le rythme du voyage, en 1955 encore, semblait immuable par la vieille voie maritime d’Extrême-Orient, un mois pour aller, tout un autre mois pour le retour, même lente avancée qu’au temps de la vapeur. À présent, sur un coup de tête, d’un coup d’aile on peut s’envoler pour le fin fond du monde et hop ! rentrer chez soi n’importe quand sans être en souci de dire adieu à personne, tant les adieux n’ont plus de raison, ni ne sont de saison dans une géographie aussi rétrécie.
Pierre Alechinsky
(Extrait de Plume et Pinceau, les deux Henri Michaux)
Henri Michaux, sérum de propreté
À vingt-quatre ans, il m’a fallu élire un sujet de mémoire de licence en philologie romane. Choisi Michaux. Tout Michaux. Avais lu quelques textes. Des journées entières à l’Albertine. Énorme fichier. Gros mémoire. Cette intime connivence. À distance. Quelqu’un disait mon dégout, mon refus, mon désespoir glacé. Net, sans fioriture. M’a servi à me laver, Michaux. Ne l’ai jamais rencontré. Jamais cherché à. Nul besoin de la façade Michaux, du pif ou des pieds Michaux, du bureau, du menu, du lit Michaux. Et ni lui de moi. S’il s’est, enfin, montré pour Borgès, n’est-ce pas parce que Borgès était aveugle ? Tous ils couraient, ils couraient, après leur écrivain. J’ai gardé mes lunettes de cinquième primaire jusqu’à ce qu’elles tombent en ruine, un peu avant ma face inhospitalière. Par indifférence. Michaux et moi, nous ne nous sommes jamais aimés.
Seule communication propre de ma vie : animaux, pierre, sable, neige de la montagne : « iceberg » du toit du monde : péril et pérennité : rien tout puissant. Ainsi ma compagne, amour au plus haut, le plus abyssal péril, dans la conscience de l’arrachement, cette beauté-là vraiment se paie le juste prix, comme de toucher un double d’aile d’aigle. La liberté grande face au hasard engendre une probabilité maximale. Pas plus désengagé que Michaux. À l’heure où on le célèbre, totalement achronique, et réactionnaire (« j’écris contre »), et qu’est-ce que l’époque de l’humanitaire pourrait bien apprécier chez ce dégouté de l’identité humaine (« Tahavi ne trouve pas son pain dans les larmes des hommes »), cet être qui accroche tous ses mots au non-être ? Penser Michaux, c’est penser contre le penser-je-je-nous.
Désengluement. « Tahavi (Tu as a (privatif) vie) va au vide ». Michaux années soixante. Embourbé j’étais, dans le slogan bourgeois, la bonne conduite qui fait la bonne conscience qui fait la réussite. Réponse Michaux : « Vous travaillez ! Le palmier aussi agite les bras ». Travail de Michaux : nettoyer les écuries de la bêtise, c’est dire toute posture mentale qui vise à masquer la terrible dérision de la condition humaine. Il a bien nettoyé, Michaux. Et moi, comme j’ai pu. C’est toujours aussi encombré.
Michaux : lucidité nettoie tout. Et refus des consolations, toutes à bon marché. Œuvre marquée par la mort et donc en connexion avec l’ailleurs, l’Esprit, qui est Vide. Ce que le jeune homme englué que je fus trouva chez Michaux, c’est la propreté. Aujourd’hui, un sérum contre l’épidémie humaine. Se projeter au point limite du lyrisme nu : regard résigné de bête qui meurt.
Jacques Crickillon
L’Y d’Henri Michaux
Est-il réellement important de savoir en quelle année le Y d’Henri Michaux s’est transformé en petit i ? J’ai sous les yeux le numéro 2 de la revue Le disque vert consacré aux rêves. Directeurs : Franz Hellens et Henry Michaux. 1925. Il y était déjà question de chat et de souris. Beaucoup plus tard, en 1954, dans Face aux verrous que l’on peut lire cette phrase que je fis longtemps mienne : « Ma vie : Trainer un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront ».
Mais revenons à l’Y d’Henri Michaux. Comme je l’ai dit ci-dessus, dans Le disque vert, c’est Y ; notamment dans le numéro consacré à « Freud et la psychanalyse » où Michaux évoque les sciences exactes appliquées au « calcul des jouissances amoureuses » ou à « la mesure du volume des sexes ».
Fut un temps où Michaux ne s’opposait sans doute pas à la publication de ses textes dans des anthologies. En 1934, par exemple, parait Florilège de la Nouvelle Poésie française de Belgique, avec une préface de Franz Hellens et un choix signé Géo Norge, qui note finement : « Henri Michaux s’est fait l’inventeur d’une langue d’onomatopée. Et l’on s’étonne d’entendre ce dialecte sans en posséder le vocabulaire ». Michaux s’y trouve « coincé » entre un certain Paul Méral et Paul Neuhuys. Ce volume est édité par A.A.M. Stols-Bruxelles-Paris-Maestricht… En 1934 toujours parait à Charleroi, aux éditions de la revue Sang nouveau, 47, avenue Gillieaux, une Anthologie de la nouvelle poésie française de Belgique. Michaux a 35 ans. On y trouve des extraits de Un certain Plume, notamment « Glu et Gli » et « Le grand combat »… Le choix regroupe dix-huit poètes. Les textes de l’auteur de Épreuves, exorcismes s’y trouvent entre ceux de Pierre Bourgeois et ceux de Georges Linze ! Et la bibliographie ne comporte que quatre ouvrages antérieurs. Sur la couverture de cette anthologie tirée seulement à 250 exemplaires, nous lisons « Henry Michaux ». À l’intérieur du volume « Henri Michaux » ! Mystérieux y ! Et si, en fait, il s’agissait du chromosome y ? À cette hésitation entre y et i répond peut-être ce qu’il écrivait lui-même dans « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence » dans le volume Michaux édité chez Gallimard dans la collection – très belle – « La bibliothèque idéale » : « 1924. Paris. N’arrive pas à trouver un pseudonyme qui l’englobe, lui, ses tendances et ses virtualités. Il continue à signer de son nom vulgaire qu’il déteste, dont il a honte, pareil à une étiquette qui porterait la mention ‘qualité inférieure’… ».
L’hésitation entre y et i est peut-être liée au rejet de son propre nom…
En 1959, j’essayai de rencontrer Henri Michaux à Paris. Vainement. J’avais laissé un message au concierge de son immeuble, qui ne fut suivi d’aucun effet. C’était boulevard Saint-Michel, côté Seine. Supervielle, sans doute, rencontré peu avant, m’avait donné ses coordonnées.
Supervielle que j’avais interrogé quant à ses poètes préférés et qui m’avait répondu : « Je lis très peu. J’apprécie la poésie d’Yves Bonnefoy. J’admire profondément Henri Michaux qui est un poète magnifique, un esprit extraordinaire, un véritable aventurier de l’esprit ». Un peu avant, en 1957, Supervielle notait d’autre part avec une profonde finesse : « Chez Michaux, tous les mots lui appartiennent en propre et semblent avoir été inventés ».
D’une certaine façon, Michaux n’a pas de ton propre, Michaux n’a pas de voix. Michaux est en dehors de toute littérature. On ne sort jamais intact, indemne d’une lecture de Michaux. Et ne faudrait-il pas, à son sujet, finalement, pratiquer la politique de la bonne vieille autruche : ne pas le lire ? Non, j’exagère. Mais le lire avec prudence pour ne pas choir soi-même à tout jamais dans ses domaines insensés…
Jacques Izoard

André Stas, Paix dans les brisements, collage
Henri Michaux, le grand suscitateur
Henri Michaux, ce fut d’abord, dans l’adolescence, une voix, celle de Mes propriétés ou celle de Plume, entre angoisse et humour féroce, un ton lucide et comme désespéré. Ce furent aussi les expérimentations verbales du « Grand combat » ou de « Glu et gli », dans Qui je fus, dont la langue avait de quoi bouleverser, après l’enseignement des manuels scolaires et les lectures imposées ! Comme les Illuminations de Rimbaud, ces œuvres éclataient tout à coup comme un tonnerre éblouissant dans le ciel sombre du conformisme, de la frilosité, et répondaient, par leur pouvoir de transgression, leur audace, leur charge émotionnelle, leurs noires beautés, au désir de faire sauter les verrous et d’aller voir ailleurs. Ce Michaux révolté, ce Michaux à vif était aussi un incomparable styliste, jouant de tous les registres d’expression possibles, étranges, suscitateur des rêves, éveillés ou non, frère si proche du Kafka de la Métamorphose ou des récits de la Colonie pénitentiaire, qui nous occupaient beaucoup à cette époque, tout comme la musique de Soft Machine et de Robert Wyatt… Cependant, comment ne pas être écrasé par cet archipel infini, si prégnant, lancinant ? Comme par hygiène, ayant lu ceci, cela, sans systématisation, j’ai reculé devant Michaux, reculé de fascination et de malaise. D’autres lectures ont occupé alors les années qui suivirent. Parmi elles, celle de nombreux textes mystiques, et toute une poésie de source surréaliste qui offrait un dérivatif, une voie de traverse. Seuls les Chants de Maldoror, lus dans des conditions particulières d’expérimentation de la psylocibin, en hiver 1976, provoquèrent également le même malaise et la même fascination… Je suis revenu à Michaux bien des années plus tard, pour apprécier les conséquences de son exemple et de sa recherche, essentiellement à travers les grands livres sur ses expériences avec les drogues hallucinogènes. Faisant le point sur mon propre parcours, j’ai trouvé des ouvertures et des lumières dans cet exemple, et j’ai synthétisé ma lecture dans un article, Henri Michaux : l’exorcisme et le don, publié dans le numéro 226, juillet-août-septembre 1989 de la revue Marginales (j’y renvoie le lecteur intéressé), article incomplet sur l’archipel Michaux, certes, mais qui me permettait de définir une compréhension possible, un seuil d’accès à cette œuvre admirable et fraternelle envers chacun. Les travaux de la critique, ceux de Raymond Bellour et consorts, en premier lieu, puis aujourd’hui ceux de la jeune génération nous permettent plus que jamais, onze ans après la mort physique de Michaux, d’avoir des éclairages intelligents, riches de perspective sur les enjeux de cette œuvre importante du 20e siècle, réellement en prise sur tous les problèmes fondamentaux de l’homme contemporain. On n’en a pas fini, on n’en aura jamais fini avec celui qui n’avait pas vu « l’homme comptant pour l’homme ».
Éric Brogniet
Faces cachées d’un rebelle à l’image

Henri Michaux – Encre sur papier, 1961-62
Les estampes d’Henri Michaux exposées au Musée Félicien Rops, à Namur, proviennent de collections privées et de la donation Jean Hugues à la Bibliothèque nationale de France. Elles couvrent toute la période au cours de laquelle Henri Michaux a pratiqué la gravure : des lithographies qu’il n’avait pas retenues pour Meidosems en 1948 aux dernières planches de 1984. Une partie d’entre elles ont été réalisées à la demande expresse de Jean Hugues, libraire et éditeur du Point Cardinal : trois séries ont été conçues comme un ensemble distinct des écrits de Michaux.
Et pourtant, les gravures d’Henri Michaux portent à l’écriture, au même titre que les traits dont elles se forment appartiennent à ce mouvement qui peuple les poèmes. Il y a unité d’inspiration, car les images d’Henri Michaux portent les mêmes accents exclamatoires que ses écrits.
« On vole mon âme » s’exclamait précisément Michaux, lorsqu’on le photographiait à la dérobée. L’homme qui voulait échapper ainsi à l’image qu’on prenait de lui à son insu – au point d’ériger cette fuite en système – aura préféré se montrer sous les traits du visage intérieur, visage à propos duquel Marcel Lecomte notait que Michaux « faisait entièrement sauter les traits ». Mais il devait être moins moribond qu’il n’en prenait l’apparence, qu’il ne voulait en porter les stigmates.
L’imagerie de Michaux (plutôt que l’imaginaire) tient aussi du bestiaire et n’a d’égale que son gout pour l’observation minutieuse des insectes, pour celle – fascinée – des aquariums du zoo d’Anvers. Ici, une pierre se remue en son œuf, ailleurs apparait le faciès meurtri d’un primate, et c’est le règne des figures fossiles, des nodosités arboricoles, du protozoaire, des carapaces de trilobites, ces ancêtres géants du cloporte familier à Kafka.
Michaux s’est aussi fait sismographe de « l’infini turbulent » qu’il lui arrivait de déclencher en lui. Cela se voit dans le tracé des lignes que Gaëtan Picon aurait qualifiées comme signe d’un «admirable tremblement ». Sismographe et cartographe, dans une eau-forte de 1966 où nous imaginons une bataille navale sans fin, une guerre de course entre galères où le contour des rivages n’empêche pas la meute des vaisseaux de s’engager bien loin, au-delà du périmètre prévu pour s’affronter, de se poursuivre en débordant sur les terres (à moins que ces flottes n’aient envahi quelque gigantesque marécage avec lequel elles finissent par se confondre, naufrage des naufrages). Parmi ces grands combats, il y a comme une envie permanente de sévir – mais Michaux n’avait-il pas imaginé une « machine à gifles » ?
Par défaut d’encrage ou de pression, certaines premières œuvres, premiers tirages, « mordent la poussière », expression qui n’aurait sans doute pas déplu à Michaux.
Bien que Maurice Blanchot ait décrété de manière un peu abrupte et unilatérale que « l’une des tâches de la critique devrait être de rendre impossible toute comparaison », nous rapprocherions volontiers les gravures d’Henri Michaux de ces vers de Stéphane Mallarmé :
Ou cela que furibond faute
De quelque perdition haute
Tout l’abîme vain éployé
En 1984, l’année de sa mort, Michaux réalise encore quelques estampes plus proches du frottage, de l’effacement, que de la « gravure ». Dans l’une d’entre elles apparaissent quatre silhouettes, quatre personnages courant parmi quelques flocons de neige bleuie, feutrée, quatre corps ligneux, plus involués qu’évolués. À ce moment-là, Michaux se montait-il encore la tête avec ses propres hantises ?
Philippe Dewolf
Gestes, prolongements
Images de HM
Au commencement, les gestes du dessin esquissent des paraphes figuratifs, un vocabulaire de grotesques ; au commencement deux lignes segments ondulants grincent et grimacent de maladresse, se vrillent et s’entortillent gauchement, deviennent comme un X et l’inconnu, d’un trait, devient dessin.
Aussitôt le signe se rythme, se plonge dans l’encrier, s’imbibe d’encre, se rue sur le papier et devient envol.
Le ton est donné, le temps d’une gamme, les premières ponctuations sont posées, bientôt ce seront des glissades et des dérapages contrôlés, des taches éparpillées, des lignes de U, des enchainements de vagues d’où se dégagent fantomatiques des silhouettes liées par les pieds, presque prêtes à se débander, se démembrer…
Le pinceau s’est engagé dans la ligne, provoque une figure, décline une parenté.
Souvent ce sont des phrasés, des essais de généalogies en un, deux, trois temps, des égrènements sur une horizontale imaginaire qui traverse le propos. Les lignes s’épaississent, prennent du corps, deviennent vindicatives. Les figures sortent de leur isolement, se provoquent, s’esquivent, se taquinent et se fuient.

Eddy Devolder, Saisir
Soudain, la virgule s’éprend de la personne, s’harmonise avec l’image de l’homme, la silhouette de l’animal et le galop d’essai soudain affirme son empressement avant la pagaille, la mêlée générale des grandes encres.
Il avait commencé à dessiner assez tard, vers 35 ans, uniquement par envie de mélanger les couleurs à l’eau parce qu’il aimait les marbrures qui lentement se meuvent, barbées sur les bords, insensiblement échevelées, fumées captives de l’eau, ébauchant des profils et des esquisses de paysages… ce que l’esprit tend à voir dans tous les dessins. À la question de savoir ce qui différenciait à ses yeux la peinture du dessin, il réfléchit un moment et déclara : quand le personnage entre dans le paysage, oui, c’est alors que commence le tableau.
L’encre était arrivée par la suite, il avait commencé par la jeter à même le papier comme on se défoule, à la manière d’un exutoire…
Un instant il s’interrompt : dès qu’il veut dire quelque chose, il arrête le dessin ; dès que le trait devient parlant, dès que le signe reflète un propos, il s’arrête net et se replie sur lui-même, selon la règle imposée à l’écoute.
Dessinant, l’écrivain s’avoue infirme, privé de tous ses moyens, absolument démuni, réduit à rien mais supposé continuer l’aventure d’exister, de respirer, cet immense mystère dont nous sommes les enfants malheureux, et certains, les fils prodigues.
Il disait : « Il faut essayer de s’ouvrir au monde, accepter que de plus en plus d’incompréhensible y entre… »
Il rêvait de l’archer qui aimerait s’emparer d’un éclair pour décocher, en direction de l’humanité, la flèche qui l’éblouirait et l’annihilerait. Il songeait volontiers à tracer un trait tellement rapide qu’on n’en aurait vu que le point de départ et qui aurait résumé toute l’Histoire de l’univers. Il disait qu’il aurait aimé « arriver à quelque chose » avec le mouvement, en ne tenant compte que de la rapidité et tellement vite qu’il aurait fini par rencontrer une odeur de brûler.
Un galeriste bruxellois qui avait quelques fois exposé les dessins de HM racontait qu’il lui demandait de déposer les invendus devant la porte à une heure convenue et de sonner puis de s’en aller sauf s’il parvenait à les glisser sous la porte, ce qui lui évitait alors de sonner.
L’acteur Alain Cuny racontait qu’ayant appris dans quel était de misère matérielle HM vivait, il lui avait proposé de rédiger une petite préface très bien rémunérée pour l’édition d’un texte de Racine. En quelques mots, HM s’excusa de ne pouvoir lui donner de suite favorable : « Mon chemin est étroit mais il est droit » lui répondit-il.
Lorsque quelqu’un l’interrogeait sur son lieu de naissance, il répondait vaguement dans les Ardennes, jouant sur l’équivoque avec la région de France et lorsque la personne se montrait insistante, il répondait : « Oh, un village » et il lançait le nom de Chimay persuadé que personne ne connaissait alors la réputation de sa bière.

Une plaque commémorative à Namur © Photo Paul Delforge – Diffusion Institut Destrée © Sofam
Un poète de ses amis pensait pouvoir persuader l’échevin de la culture de sa ville natale de prendre l’initiative d’apposer une plaque commémorative sur la façade de la maison où il avait vu le jour. Excédé de ne recevoir aucune réponse à ses requêtes, il finit par avoir l’échevin au bout du fil et s’entendit répondre : « Écoutez monsieur, s’il faut commencer à apposer une plaque sur toutes les maisons des personnes qui fêtent leur quatre-vingtième anniversaire… » Quelques années plus tard, l’idée fut reprise par le pouvoir communal. On s’aperçut alors que la maison avait disparu depuis longtemps. C’est ainsi qu’il fut décidé d’apposer la plaque sur la maison qui était la plus proche du bâtiment où il était né.
Un jour, Lou Andréas Salomé avait tellement insisté auprès de Nietzsche pour qu’il accepte de figurer sur une photo qu’il finit par accepter à condition qu’elle et son mari se plient à une petite mise en scène qu’il avait imaginée autour d’une charrette tirée par un âne : Lou Andréas Salomé devait tenir un fouet en main. La photo fut tirée.
HM finit lui aussi par céder à l’insistance de Gisèle Freund qui voulait le photographier et choisit à sa façon une mise en scène en chaussant les lunettes noires de l’incognito, celles par lesquelles il pensait pouvoir passer inaperçu quand il sortait pour aller au cinéma.
Il voulait ainsi montrer à la photographe qu’il n’attendait rien de son art ; c’était plutôt une agression sans magie au même titre que le dehors, le chemin qui mène au cinéma.
Eddy Devolder
Si comme lui…
Si comme lui vous aviez pris le pli de ne plus regarder le monde autrement que par un œil-de-bœuf, vous sauriez qu’on s’expose de la sorte à quelques désagréments, comme de confondre ses amis avec des démarcheurs, tant la lentille bovine étrique les épaules et bouffit les visages. Les voix, même les plus fortes, ne lui sont plus d’aucun secours pour percer une identité : la cavité de la boite aux lettres en altère le timbre irrémédiablement.
Pour éviter d’autres méprises, il s’était ingénié à mettre au point un mécanisme, bricolage fait de loupes, de miroirs et de micros qui, au prix de quelques manipulations expertes, permettait d’identifier tout hôte potentiel. Il espérait vivement parvenir à faire breveter son invention.
Il cherchait la sortie d’un rêve quand quelqu’un frappa à leur porte, à grands coups rapprochés et presque familiers.
– C’est Henry Michaux, l’informa sa compagne, l’œil rivé à la machine.
– Henri, corrigea-t-il. Qu’attends-tu ? Fais-le entrer.
– Il ne peut pas. Il dit que les journaux ont annoncé sa mort.
– Alors, qu’il laisse un message.
Il connaissait des fantômes moins scrupuleux, qui n’hésiteraient pas à user de magie pour prendre pied dans votre espace.
Et ils se rendormirent étroitement enlacés comme pour des adieux.
Un courant d’air les réveilla. La porte avait été forcée et l’œil-de-bœuf brisé prit contre la lumière l’apparence d’un disque vert. Il vit par terre le volume de la NRF, une édition originale d’Un barbare en Asie.
Il feuilletait l’ouvrage quand une pénible impression indiquait 1929. Vérification faite, d’une année antérieur à son voyage.
La photographie de Gisèle Freund, un portrait de Michaux portant une cigarette à sa bouche, glissa d’entre les pages.
Huit jours plus tard, il embarquait pour Calcutta.
Karel Logist
Verrouillage, déverrouillage
À André Dac
Face aux verrous, que faire ? C’est qu’il y en a beaucoup, beaucoup trop. En voilà un qui saute : on est dans une chambre forte, et de nouveau Face aux verrous ! Les parents essaient bien quelques clés. Elles ont tant servi, elles sont usées : ils savent qu’ils n’y arriveront pas. Ils font appel aux « spécialistes ». En vain. Des serruriers incapables ! Et puis, qu’on se débrouille ! On a seize ans, que diable !
Il s’agira donc de trouver, au plus vite, un de ces cambrioleurs de haut vol, qui fracturent les portes en un tournemain, toutes les portes. Un ami, presque un adulte, vous y aidera. Un soir, il sortira, du plus secret de sa bibliothèque, deux livres d’apparence fort innocente (ô sournoise NRF ! Perfide Paulhan !), pas du second rayon, mais du énième, celui où déjà la Nuit remue, où l’Infini « turbule », de vrais manuels de casseurs ! L’espace du Dedans et les Poèmes d’André Breton : vous voilà passé de Mallarmé (naguère le même pourvoyeur vous avait dévoilé le triolisme du Faune !) à Un certain Plume et à l’Union libre, vous l’adolescent rimailleur plus amoureux de Maleine et de Mélisande que de la femme au sexe d’ornithorynque et des Meidosemmes qui montent dans les arbres. Pas par les branches, mais par la sève. Troublant verrou, qu’il fallait bien ouvrir : quant aux jeunes gens nubiles […], ils perdent leurs forces trop rapidement et se laissent entrainer au fond. Le rival, l’Autre, Lui, on l’emparouille et l’endosque contre terre, etc., c’est bien connu. On cherche aussi le Grand Secret : on s’engage dans le labyrinthe sur les pas de ces bandits de chemins dérobés. Et voilà ! Vous « avez pris la mauvaise route », elle ne mène pas à la réussite ! Mais que fait-on de la « réussite » face aux verrous ? Des tours de cartes ! Vous préférerez à ces lugubres divinations, dans le lieu même de la souffrance de l’idée fixe, les Exorcismes. Et les imprécations. En accord avec le voisinage qui, souvent, voit rouge : Péret, Artaud, Chavée, Mariën, Crevel, Rigaut… Sans parler des effrayants galopins du Grand feu qui le jouent au finish en maudissant le sort ! Après « quelque engagement », il vous arrivera même, le temps d’un éclair, d’évoquer Netchaïev ! Vous vous en tiendrez en fin de compte à Cioran (« son » ami…), car vous n’êtes pas un homme de main, si ce n’est, parait-il, de main à plume. Plume, lui, se rendort. Vous ferez plutôt comme jadis l’autre voyou, aux semelles de vent, vous fuirez… Ailleurs, en Grande Garabagne, chez les Hacs… Vous écrirez, vous aussi, à « sa » manière, d’un pays lointain. Vous y esquisserez même, pour donner le change, de « sçavants » projets de recherches sur les cousinages heuristiques de l’Adrénaline, de la Dopamine, de la Mescaline… Pour un peu vous vous envoleriez dans les rues de Bâle sur le vélocipède gondolant d’Albert Hofmann ! Tout cela parce que la jolie formule de l’alcaloïde du Peyotl, qui sert d’épigraphe à « son » Misérable Miracle, vous a ensorcelé. D’ailleurs, vous ne vous séparerez plus de cette Bible des effractions et des infractions qui vous a conduit, la tête ivre de Vents et Poussières (les mots…), au carrefour où vous vous êtes à jamais « planté », entre centre et absence, indécis devant le chemin de la Connaissance par les gouffres, les Passages (la peinture – la gouache résiste davantage à l’eau – le dessin) et une voie, là, qui mènerait au Pays de la Magie. Mais, dans cet Espace du Dedans, vous vous retrouveriez encore, quoi que vous fassiez, « il » le savait, on le sait tous, Face au(x) Verrou(s) !
Claude Haumont
Connaissance de Michaux
Deux geckos se meuvent par lentes secousses sur les pentes d’un soir délabré menant droit aux gouffres en contrebas. L’eau rare reflète des silhouettes changeantes.
Lui, cet homme en mutation, presque centenaire et peu résolu à mourir encore, dit à Lunus qui l’observait accroupi plein de patience, un sourire figé aux lèvres :
« Contemple mon visage, je le renverse à ma guise de cent quatre-vingts degrés, une histoire liée aux angles, et mon regard persiste, avec une lueur identique dépourvue de sens, sous mon menton chauve ».
Alors, Lunus, quelque peu intrigué, fut bien forcé d’admettre que cet homme filant des légendes possédait des visages jumeaux riches d’un unique regard. L’homme contait à Lunus que son nom variable et véritable était en réalité Plume, ce nom qu’à une reprise il avait vu imprimé en bas du sien. Sa peau avait de palpables grains.
Retenu immobile telle une géométrie de geckos à travers la toile hallucinée d’un univers opaque, Lunus se demanda qui de lui-même ou de l’homme lézard se façonnant un profil était l’illusion, et dans quelle espèce de sinueux voyage il se voyait contraint d’embarquer.
Mais l’homme le berçait sur le flot hypnotique de sa voix tachée d’encre. Il psalmodiait :
Je n’ai pas de pays
je suis mort
puis je suis né
quarante-trois fois
aussi souvent
je fus la proie
et le chasseur
sur le terrain nul
de ma patrie
« pour surprendre des mystères ailleurs cachés »
Toutes terres m’ont nourri
étranger à moi-même
comme au monde étrange
J’écrivais pour te pendre
quarante-trois fois au moins
Je me suis tenu face
au parvis des enfers
où les flammes sont rousses
ainsi que des femmes
J’ai projeté trop de mots
de ceux que l’on renie
et j’en projette encore
pour quarante et trois éternités
« une certaine infime danse est partout »
Je n’ai pas de pays
et plus je m’enfonçais en moi
plus je me détachais de la partie
s’il n’y avait eu les mots
et leur tracé aussi solide
que les inspirations des tambours
Lis-moi quarante-trois fois
avant de tourner la tête
Lunus sentit sa langue affourcher en deux parties également acérées. Il est des hommes dangereux à connaitre, songeait-il, las et ignorant des épanchements du temps. Déjà, des fuites chuintaient en sa phréatique mémoire.
Serge Delaive
Quelque part, quelqu’un (suite)
Quelque part quelqu’un, talonné par un marteau, est cou et s’enfonce dans le mur. Quelqu’un est tantôt le mur, tantôt il est pointu et on le chasse, tantôt il est borné et il insiste lourdement, tantôt il a du plâtre plein la bouche. Quelqu’un parfois est clou, mur et marteau à la fois, crisse, cogne, râle et s’enfonce en lui-même.
Eugène Savitzkaya
Une lettre…
Je peux vous faire parvenir copie de ces Michaux inédits et inconnus. Il en existe bien d’autres, de la même origine : une collection privée dont je suis seul peut-être à connaitre l’existence […]. Les textes sont extraits d’un ensemble intitulé La défaite. On peut les dater des années 35-36, à mon avis. Les dessins sont des encres sur papier de la même époque, ou légèrement postérieurs.
Jean-Claude Pirotte
Michaux inédit
La défaite n’est pas une franche défaite. Au contraire anodine, très anodine, mais tenace. Mince et flexible dans sa ténacité. Parois on dirait une défaite d’enfant. Des larmes, si peu de larmes que le fleuve ne les remarque pas. Il va comme d’habitude sans avoir où. À la mer, à l’océan, direz-vous, c’est là que vont les fleuves. Celui-ci n’est certain de rien, absolument de rien. Défaite d’un côté, victoire de l’autre. Non, c’est un long écoulement privé de sens, ou encore un écoulement démenti, toujours démenti. Trop facile de marquer le pas, de prendre le vent, de se lancer, d’affluer carrément. On triche, on crie victoire. La défaite revient, pas catastrophique, anodine, très anodine, très service-service. On n’en finit pas de présenter l’envers pour l’endroit.
Avec les pierres aussi, dit-elle, je me sens mal à l’aise. Toutes ces pierres à porter, tous ces angles, ces arêtes. Un souffle les contrarie. Une ombre de courant, et les voilà qui grondent, qui grognent, qui aboient. On m’assure qu’il n’y a rien à craindre, juste l’effroi d’un instant de vertige à surmonter. Cela ne se reproduira pas, dormez, dormez en paix, la rondeur viendra. Cela se reproduit. Dites-moi, de quel péril se nourrit la paix ? Les pierres sont bien seules dans ce pays, le calme les afflige. Affliction, peine perdue. Clarté des peurs dans l’opaque. La nuit toujours, toujours sans la rondeur.
Dossier paru dans Le Carnet et les Instants n°89 (1995)