« Jamais je n’aurais dû quitter Venise… »
II ne peut pas, Vincent Engel, ne pas donner de suite à ce roman : Donatella a reconnu en Anita, la domestique de la Taglioni, la fille qui accompagnait le compositeur Alessandro Giacolli à une soirée donnée par le marquis Bulbo ; et comme Donatella poursuit Alessandro de son amour-haine…
Suite d’autant plus obligée que réapparaissent, dans ce Requiem vénitien, ceux de Montechiarro : le père Baldassare, le jeune orphelin Adriano Longo, le comte délia Rocca abandonné par son amante, et ce Juif, Asmodée… Suite obligée enfin en raison des compositions symétriques de deux romans où temps et espace ne cessent de jouer au ping-pong… Une trentaine d’années: 1847-1879. Le centre : Venise sous une occupation autrichienne mal supportée : « Ceux qui y sont nés ne la quittent jamais ; leur exil n’est qu’une agonie qui dure parfois trop longtemps. » Et les lieux de l’exil, qui sont parfois ceux de la quête : Berlin, le pays de Loire, Montechiarro dans le val d’Orcia. Qu’est-ce qui provoque, chez les uns la fuite, chez d’autres la quête ? L’incipit du livre, ingénieux, impérieux : pour protéger son neveu Paolo, Giacolli a fui Venise pour Berlin en 1849 ; il n’y a plus écrit la moindre note depuis trente ans. Il est hébergé par son mécène, Werner Goldschmidt, dont la jeune femme Hannah vient de mourir ; Werner implore Alessandro : « une musique pour la jeune morte ! » En panne sèche d’inspiration, Alessandro demande à son élève, Jonathan Celnik, d’aller à Venise tenter d’y retrouver la partition d’une messe qu’il composa en 1848, « un requiem athée […] caché dans une messe de Noël » — ça pourrait convenir pour célébrer Hannah.
La machine romanesque est dès lors prête à s’emballer sous la baguette d’un chef d’orchestre maître de son art (contrairement à l’un de ses personnages qui s’époumone, sous la dictée chamboulée des avatars de l’histoire, à réaménager sans cesse un livret d’opéra dédié à la gloire d’un chef révolutionnaire) : voici des amours fantasmées, des coquins cyniques, des faquins obèses, des adieux déchirants, des morts héroïques, des soubresauts politiques, des machinations florentines, de belles âmes et des âmes noires, de nobles sentiments, des sièges et des bombardements, des épidémies de choléra, des suicides grandguignolesques, de grosses enveloppes énigmatiques, des funérailles en gondole ; le maître de cérémonie, par ailleurs professeur de littérature, a même distrait de son cercle de linguistique de Prague (la peste soit de l’anachronisme !) un prince Troubetzkoy pour lui faire séduire une danseuse décatie ! Et Venise, Venise comme une musique : « Un adagio semblable à une respiration lourde, oppressée, avec au sommet de la vague un soupir qui n’en finit pas, et qui pourtant finit… » Et la musique, la musique : « Moi, j’aurais voulu une musique pour questionner, instiller le doute. Mettre Dieu à la place de l’homme, le forcer à quitter son piédestal, à écouter le chant de la douleur de l’homme… » Pas Wagner, non, pas Wagner et « ces dieux de pacotille teutons, ces walkyries grotesques qu’on interdirait au carnaval, ces déferlements orchestraux ! » Non. Plutôt l’épure : « Un bruissement d’aile sur le canal. Rien de plus, un murmure qui ne veut pas encore mourir mais qui mourra de toute manière. » Incontestablement, le roman sort de chez le bon faiseur : le monologue intérieur, le roman épistolaire, la scène de séduction à la Laclos, le morceau de bravoure, la métaphore filée n’ont pas de secrets pour lui. Mais où le frémissement, où la graine de déraison, où le spasme fébrile des incertitudes, des hésitations et des hébétudes, l’attrait des gouffres et le fil du rasoir — tout ce qui fait les vraiment grands romans ?
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)