Félicien Rops par lui-même

Félicien Rops

Félicien Rops

Rops suis, autre ne veulx estre. La devise ne manque ni de hauteur ni de panache ! Dans le brouillon d’une lettre au romancier et critique d’art Émile Leclercq, le peintre s’amuse à préciser : Vertueux ne puis / Hypocrite ne daigne / Rops je suis. Et, poursuivant son jeu moqueur : Vertueux ne puis / Hypocrite ne veux / Fol je reste. Mais qui était Félicien Rops ?

Plusieurs essais ont étudié sa vie et son œuvre. Dernier en date, le livre-album bellement illustré paru en 1998 aux éditions Complexe, sous la signature notamment d’Hélène Védrine, maitre de conférences à l’université de Mulhouse, auteur d’une thèse de doctorat sur Félicien Rops et le fait littéraire, et Bernadette Bonnier, conservatrice au musée Félicien Rops.

On y suit le parcours de l’artiste, de l’enfance à Namur où il était né en 1833 au crépuscule sur les bords de Seine, dans la demeure qu’il avait achetée à Corbeil-Essonnes, la Demi-Lune, où Léontine et Aurélien Duluc, qu’il avait rencontrés jeunes modistes à Paris quinze ans plus tôt, partageraient ses jours jusqu’au dernier, le 23 août 1898. Et l’on s’imprègne de cette œuvre « de flamme et de nerfs » où se rejoignent le graveur et le peintre, le dessinateur et l’illustrateur de Charles De Coster, Baudelaire, Mallarmé…

bonnier felicien rops

Mais c’est à Rops lui-même que nous avons voulu recourir pour cerner le personnage, saisir son esprit, son art et sa manière. Autoportrait tour à tour intrépide et désenchanté, insolent et sarcastique. Toujours franc, enlevé, séditieux.

Car il s’est beaucoup exprimé : à travers d’innombrables lettres, faisant la part belle aux théories sur l’art, des notes critiques, des impressions de voyages, et même un fragment d’un roman resté à l’état de projet (ou de rêve ?). Sans oublier les journaux qu’il a créés et tués sous lui, selon sa réjouissante formule, dont le plus célèbre fut L’Uylenspiegel, fondé en 1856 avec De Coster.

Quelques livres nous avaient permis de découvrir la verve et le souffle de Rops épistolier, particulièrement Les muses sataniques (éd. Jacques Antoine, 1985) où Thierry Zéno, dans le sillage de son film du même titre, associait œuvre graphique et lettres choisies. Jamais pourtant nous n’avions pu apprécier, gouter aussi bien la palette de cet écrivain méconnu, dont la plume acérée égale le pinceau et la pointe à graver, que dans Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, une des heureuses surprises récentes de la collection « Espace Nord ». C’est Hélène Védrine qui a sélectionné lettres et textes et les accompagne d’une lecture savante.

rops memoires pour nuire à l'histoire de mon temps

Celui que Baudelaire désignait comme le seul Belge connaissant le latin et sachant causer en français (il raillait aussi : En Belgique, pas d’Art ; l’Art s’est retiré du pays. Pas d’artistes, excepté Rops) parle de l’art, de l’amour, de la nature, des grands maitres d’autrefois, des peintres de son époque… Mais surtout de lui.

Les imbéciles m’ont pris pour un garçon « gai », écrit-il en 1880 à Camille Lemonnier, Je suis un « sombre » au fond, un « mélancolique tintamaresque » si tu veux. Gavarni, à qui je dois d’être peintre (je ne sais pas s’il y aura à le remercier), m’avait dit au début : Vous serez comme moi : un sinistre à travers tout. Et il conclut ainsi son épître : Je ne relis pas ! Je ne t’enverrai pas ma lettre qui doit être bien écrite à bâtons brisés et rompus et cassés ! Mais je n’écris jamais et je ne dis jamais ce que je pense.

Incapable d’édulcorer, de flatter, de louvoyer, ennemi déclaré des faux-semblants et des complaisances, Félicien Rops pouvait secouer, sermonner rudement ses amis, tel l’écrivain Henri Liesse, coupable de n’avoir rien publié depuis sept ans et qu’il exhorte à ne pas suivre l’exemple de Flaubert dont l’œuvre constipée exhale l’impuissance et l’entêtement stériles (sic !). Impérieux, il martèle : Les gens de cette trempe ont une manie et tu approches de cette manie, c’est de croire que les choses les plus travaillées sont les meilleures. Quelle erreur ! En dehors des livres de philosophie et de méditation, les plus belles œuvres d’art du monde ont été « enlevées » dans la rapidité, dans l’envolée de l’inspiration. Et vivent les défauts surtout !! les défauts en art, c’est la Vie, c’est la vibration, c’est vous, donné, sans la retouche et la correction refroidissantes et inutiles à l’œuvre.

Une lucidité douloureuse

Pour autant, il ne s’illusionnait pas sur sa valeur, son talent, mais en connaissait mieux que personne, en soulignait avec une lucidité douloureuse les limites, les lacunes, l’inachèvement. Je n’ai pas pu donner en art ce que je voulais donner, confie-t-il à Camille Lemonnier alors qu’il a 47 ans, ce que je donnerai si je vis – et je vivrai ! Toutes ces insanités, toutes ces machines passables et souvent mauvaises, quelquefois verveuses et ayant un peu le diable au corps, qui composent ce qu’on veut bien appeler « mon œuvre » n’ont été pour moi que des distractions spirituelles, enfants bossus de la Muse baisée un peu en riant, me réservant de lui faire dans mon âge mûr des enfants aux profils plus sévères et aux traits plus nobles. Puis, je voulais avant tout me rendre maitre des procédés (comme toi, je crois qu’il faut être maitre de ses outils) et ces choses faites sans conviction me servaient de « Tête de Turc » pour essayer mes forces. 

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°109 (1999)