La Foire du livre de Bruxelles est traditionnellement le moment choisi par la Communauté française pour décerner ses prix littéraires. En l’absence du Ministre Richard Miller, souffrant mais qui s’était fait représenter, Jacqueline Harpman, Diane Meur et Donald Flanell Friedman ont été mis à l’honneur.
Trois prix étaient en effet décernés cette année. Le prix de la première œuvre (5.000 euros) a été attribué à Diane Meur pour son roman La vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même, publié en 2002 par Sabine Wespieser. L’Américain Donald Flanell Friedman a reçu le prix du rayonnement des lettres (3750 euros) pour son travail d’éditeur chez Peter Lang (New York), où il dirige la collection Belgian Francophone Library, dans laquelle ont paru treize ouvrages relatifs aux lettres belges de langue française. Enfin, le prix triennal du roman a couronné le dernier titre de Jacqueline Harpman paru chez Grasset, La dormition des amants. Une œuvre que Jean-Marie Klinkenberg, président du jury, a présentée dans un discours que nous nous faisons un plaisir de reproduire ci-dessous.
« Le jury du prix triennal du roman 2000-2002 a fait porter son choix sur La dormition des amants de Jacqueline Harpman. Un livre qui conte la relation passionnée entre une petite fille de caractère, vite devenue femme de cœur autant que de tête, puis reine de France par le mariage, double reine de France et d’Espagne par le couronnement enfin, entre cette femme et son compagnon de jeu et d’études, son ami, son conseiller, son frère, qui a cette particularité d’être eunuque. Un amour impossible ? Non : une des leçons du livre est au contraire de montrer que tout amour peut mobiliser tour à tour le désir, la jalousie, la force, la complicité, la souffrance.
Un puissant roman d’amour donc, mais aussi une fable sur le pouvoir, les pouvoirs, sur le jeu, sur la violence, la connaissance, la liberté, le politique. De manière prémonitoire pour qui ne le lirait qu’en ces premiers jours de 2003, Jacqueline Harpman s’interroge ainsi sur les valeurs, les chances et les limites de l’Europe.
Le texte est aussi une interrogation sur les identités : on s’y avise que chaque être est à la fois totalement atypique – la règle est sans doute ce qui est subverti avec le plus de constance dans ce texte – et pleinement porteur à lui seul de la totalité des valeurs de l’humanité.
Le récit est situé dans l’histoire. Mais ce n’est pas un de ces romans historiques qui encombrent les étals des librairies. Il est en effet situé dans un malicieux repli du temps, quelque part entre Henri IV et Louis XIII. Et quelques superbes anachronismes permettent à Jacqueline Harpman de saluer au passage Proust, Stendhal, et surtout le peintre Mellery. Sa chronique, qui nous plonge dans une histoire parallèle laquelle ne cesse jamais d’être plausible, est riche d’implications dans la vie d’aujourd’hui : la fable nous dit que les relations entre êtres humains et entre peuples sont sans cesse à réinventer.
La langue de Jacqueline Harpman sait à la fois adhérer à ce fond de décalage historique qui en fait l’universalité, tout en prenant des distances telles qu’on ne peut suspecter l’auteur de vouloir faire couleur locale (la couleur de quel lieu d’ailleurs ?) : l’auteur réussit ainsi ce tour de force d’être ) la fois pleinement elle-même et scrupuleusement respectueuse de ses personnages.
La distance de l’intelligence, mais aussi l’adhésion dans la jubilation. La dormition des amants est d’abord – ont estimé tous les membres du jury – un livre de plaisir : le plaisir immédiatement ressenti par celui qui se laisse aller au fil de la narration, des multiples narrations qui s’enchâssent les unes dans les autres, le plaisir des clins d’yeux (j’ai déjà parlé des anachronismes ; mais il y a aussi la présence discrète de l’auteur, sous les espèces d’un teneur d’encrier effacé et harassé), le plaisir du trouble, le plaisir de la formule, le plaisir de l’ironie. Apparemment contraint par le décalage du temps, ce livre manifeste une liberté suprême : la liberté qui est celle de l’héroïne est aussi la liberté de ton de l’auteur. Si jubilation il y a c’est donc aussi celle d’une écriture pleine et sûre d’elle-même.
Le jury du prix triennal du roman a été heureux de pouvoir couronner non seulement, un texte mais également une œuvre parvenue depuis longtemps à maturité et qui s’autorise de plus en plus cette élégante liberté. Qui s’autorise aussi le sourire dans la lucidité. Et ici, la fraternité humaine ne cesse de vibrer, surtout lorsque la mort est présente dans ce chant à la vie ».
Jean-Marie Klinkenberg
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°127 (2003)