
Michel Lambert
Romancier et nouvelliste de talent, Michel Lambert s’est imposé depuis de nombreuses années dans notre paysage littéraire. Depuis De très petites fêlures jusqu’à Quand nous reverrons-nous ?, son nouvel opus, l’auteur a développé un univers cohérent où se répondent œuvres et thématiques. Traversons sa production et son parcours d’écrivain.
En ce début du mois d’avril 2015, paraît le huitième recueil de nouvelles de Michel Lambert. L’auteur a contribué à donner à ce genre toutes ses lettres de noblesse. On lui doit notamment le prix Renaissance de la nouvelle, créé en 1990 avec Carlo Masoni.
La nouvelle est un genre protéiforme difficile à définir. Sa pratique n’est pourtant pas éloignée de celle du roman. Si par leur taille, ces deux genres diffèrent, Michel Lambert aime rappeler qu’ils se rejoignent et se complètent en bien d’autres points. Il estime que « dans un roman, chaque chapitre doit avoir un enjeu propre, comparable à celui qui est indispensable dans une nouvelle. Chaque chapitre pourrait presque se lire de manière autonome. »[1] Un recueil de nouvelles, quant à lui, peut se lire comme un roman puisqu’une même thématique (ou plusieurs) fait sens en lui. Son dernier recueil en est la preuve : nous retrouvons tout au long des nouvelles l’éternelle présence du passé, des errances, un sentiment de peur incurable ou encore le déclin, la défaite.
Ce jeu de réponses entre les deux genres littéraires renforce la volonté d’unité. Malgré certaines évolutions, conscientes ou non, une même note traverse l’œuvre de Michel Lambert. Toutes sortes d’échos – structurels, thématiques, sémantiques –, de réseaux d’images et d’expressions, se dessinent jusqu’à former une cohérence du premier au dernier texte, une œuvre quasi totale qui serait comme un gigantesque recueil de nouvelles. L’auteur est resté fidèle à lui-même et n’a jamais triché. Les émotions naturelles des premiers textes sont toujours présentes, même si elles ont été depuis revisitées de mille et une manières.
Il compare l’écriture à la course à pied, discipline sportive qu’il a pratiquée durant de nombreuses années. Pour « courir et écrire, il faut de l’entraînement, on est seul, on ne peut pas tricher, mais il faut franchir la ligne, coûte que coûte »[2]. Quelques signes précurseurs annonçaient sa carrière d’écrivain : un goût certain pour la lecture, une attirance naturelle, dès l’école primaire, pour la rédaction – ce qui lui vaudra par ailleurs son premier prix littéraire –, un œil d’artiste… Épris un moment d’aviation, il s’est rapidement rendu compte que la peur l’empêcherait d’être celui qui pilote les avions, mais que, toujours attentif à la lumière du jour, à son intensité, aux objets qui parcourent le ciel, et grâce à sa sensibilité, son regard et sa plume, il pourrait être celui qui glorifie ces choses-là par l’écrit. Il a dépeint le firmament, dans tous ses états, un nombre incalculable de fois. Les références au ciel dans Quand nous reverrons-nous ? en attestent.
Né en 1947 à Oïcha au Congo belge, Michel Lambert passe son enfance à Anvers puis à Liège. Après une licence en administration des affaires à l’ULg, un poste d’assistant et de chargé de recherches au Ciriec, il travaille comme journaliste pour différents quotidiens et revues, comme La Wallonie, Trends Tendance et Télé Moustique. La pratique journalistique l’amènera à situer plusieurs de ses intrigues dans des rédactions et à faire jaillir le côté sombre de ces lieux bruyants alimentés par les jalousies. Cependant, il ne garde pas qu’un goût amer de ses années de journalisme. De 2007 à 2011, il occupe le poste de rédacteur en chef du Carnet et les Instants, période dont il garde un merveilleux souvenir. Durant ces années, il écrira peu pour lui-même, une grande part de sa créativité étant consacrée au Carnet.
Ses premières nouvelles voient le jour en 1981 et sont publiées dans Le Monde, Nouvelles Nouvelles et Brèves. En 1987, sort son premier recueil de nouvelles, De très petites fêlures (L’Âge d’Homme) qui est aussitôt applaudi par la profession. L’année suivante, paraît son premier roman Une vie d’oiseau (Éditions de Fallois/L’Âge d’Homme) pour lequel il reçoit le prix Rossel. Depuis, romans et recueils de nouvelles s’enchaînent. Nombre de ses textes sont salués par la critique et primés.
Au centre du récit se situent toujours les personnages. La vie du protagoniste, un homme en général, semble se dérober sous ses pieds. Une fissure s’entrouvre légèrement. Parfois, elle s’élargit. Les personnages, ces « âmes fêlées », ne parviennent pas à maintenir leur équilibre et tombent. Ce thème de la fêlure traverse ses livres. « Les très petites fêlures du premier recueil, additionnées les unes aux autres, forment une réelle faille dans son premier roman Une vie d’oiseau, jusqu’à devenir une fracture dans le roman La rue qui monte (L’Âge d’Homme, 1992), la folie dans La Maison de David (Éditions du Rocher, 2003) »[3] ou encore l’inexorable chute dans Le métier de la neige (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013) et Quand nous reverrons-nous ?.
Les hommes et les femmes que met en scène Michel Lambert sont des êtres ordinaires, fragiles. On les croise tous les jours au coin de la rue. Ce sont ces rencontres d’un instant, ces gens aperçus dans un café, ces paroles saisies au vol qui lui inspirent la plupart de ses personnages. Un détail suffit pour les construire, le monde entier se reflétant dans une goutte d’eau. Selon lui, les gens qui réussissent n’ont aucun intérêt. Il faut rendre hommage aux destins qui ratent. L’échec – qu’il soit professionnel, sentimental ou personnel – est omniprésent et touche toutes les classes sociales. L’écrivain offre une galerie de perdants, comme dans son dernier ouvrage : des couples à la dérive, des artistes manqués, des hommes d’affaires en déroute, des travailleurs sur le fil du déclassement… Il a une attirance pour les marginaux. Toutefois, l’échec n’est pas vu négativement. Au contraire, il est formateur, il constitue chaque être humain et l’éclaire. Michel Lambert reprend à son compte cette phrase de Simenon : « comprendre et ne pas juger ». C’est la doctrine qu’il s’impose, notamment quand il anime des ateliers d’écriture dans les milieux carcéraux et psychiatriques. Ces espaces d’enfermement, qui sont avant tout des espaces de vie, lui ont inspiré bon nombre de personnages, telle que « Princesse » dans Quand nous reverrons-nous ?.
Il rend souvent hommage aux écrivains qui l’ont marqué. Le premier d’entre tous : Francis Scott Fitzgerald, auteur de la nouvelle La Fêlure. Les références, dès son premier livre De très petites fêlures, sont explicites et parsèment l’entièreté de son œuvre. La phrase de l’auteur américain : « Toutes les histoires qui me venaient à l’esprit portaient une touche de désastre » (octobre 1937) s’applique également à lui. Bien d’autres plumes l’ont marqué : celles de Georges Simenon, Alexandre Tišma, Ernest Hemingway, Patrick Modiano, Roger Grenier…
Michel Lambert est un grand amateur et collectionneur d’art. Dans ses ouvrages, il multiplie les références aux milieux artistiques et les réflexions sur l’art. Des influences picturales sont à noter. La nouvelle « Une promenade parfaite » (Quand nous reverrons-nous ?) s’inspire de deux œuvres d’art : une lithographie de David Lynch et une huile sur toile d’Edward Hopper. L’écrivain qu’il est a un regard d’artiste. Les personnages et les lieux sont exposés comme s’ils étaient immortalisés sur une toile. Il étale une palette de couleurs dignes d’un grand peintre et utilise la couleur grise, cette couleur digne d’intérêt pour les peintres puisqu’elle va du blanc légèrement ombré au noir diaphane. Il existe dans son œuvre une tension perpétuelle entre les ténèbres et la lumière. Michel Lambert recherche dans ses écrits le « noir transparent », ce noir du ciel nocturne qui rase la ville illuminée, ce noir qu’on pourrait retrouver dans certaines toiles de Pierre Soulages, un noir comme « une peau sombre sous un voile très fin » (« Un curieux rêve », dans Quand nous reverrons-nous ?).
Il met en scène de nombreux artistes-peintres, des écrivains, des comédiens, des clowns tristes. L’univers clownesque est souvent convoqué, au moyen d’attributs qui lui sont propres (les déguisements, les masques, les imitations…). On se croirait parfois sortis tout droit d’un tableau de James Ensor : des êtres errent dans des atmosphères carnavalesques étouffantes.
Michel Lambert a toujours refusé les étiquettes et n’est jamais « entré en religion ». Souvent qualifié d’auteur de la « quotidienneté » – ce qui est vrai pour ses premières œuvres –, il a évolué depuis vers un quotidien de moins en moins vraisemblable et se rapproche d’une littérature onirique, d’un certain « réalisme magique », mêlant rêveries et fantasmes. Il désire exprimer un doute sur la réalité, la transformer, être davantage dans la poésie de cette réalité.
Les errances, qu’elles soient physiques ou psychiques, sont légion, notamment dans son dernier recueil. Les personnages avancent de-ci de-là, à pied, en voiture, en pensées, dans la ville, dans un rêve, dans le passé… La chaleur caniculaire alourdit leur pas et augmente la nébulosité. On rêve de sa grandeur passée, d’une femme perdue, d’une période d’insouciance. Mais entre-temps ces personnages ont trébuché. La chute était inévitable. Michel Lambert situe souvent ses actions dans des milieux citadins qui renforcent le sentiment de solitude, une solitude presque universelle, intrinsèque.
L’auteur récuse toutefois qu’on qualifie son œuvre de pessimiste. Certes, il parle de vies manquées, malheureuses, gâchées. « Il n’a pas craint d’écrire noir, son humour en est la preuve. Mais ses écrits ne finissent jamais tout à fait mal, même si une fin parfaite n’existe pas. Ils sont le reflet de la vie. Il y a toujours une petite note d’espoir, au milieu d’un désarroi déconcertant. »[4] Il n’y a « ni grand malheur, ni bonheur flamboyant – rien que le temps qui passe » (« Le manteau bleu », dans Quand nous reverrons-nous ?).
Ces dernières années, sa pratique de la nouvelle a évolué vers la nouvelle-instant. L’auteur se focalise sur un événement particulier d’une vie, il spectrographie un moment et explore ce petit territoire. Cette pratique implique l’art du non-dit, de l’ellipse. C’est le principe de l’iceberg : une œuvre fictionnelle ne montre qu’un tiers au lecteur – la partie émergée. Les deux autres tiers, à savoir la partie immergée, sont connus de l’auteur mais ne sont pas dits. Comme dans la vie, des tas de choses nous échappent sans cesse. La place accordée au lecteur est primordiale. Tout ne lui est pas donné d’avance. Plus qu’un simple lecteur, il devient lui-même écrivain. Comme le dit Michel Lambert : « le propre d’un auteur est de laisser la place au lecteur pour prendre le relais et briller là où lui-même est défaillant. »[5]
Émilie Gäbele
[1] Émilie Gäbele, Michel Lambert, les âmes fêlées, Luce Wilquin, 2013, p. 5.
[2] Ibid., Cahier photos, III.
[3] Ibid., p. 273.
[4] Ibid., p. 281.
[5] Ibid., p. 289.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°186 (avril – juin 2015)