Lucky Luke, un justicier blanc dans le lointain Ouest

Pierre ANSAYLucky Luke. La justice et la philosophie, Couleur Livres, 2018, 177 p., 16 €, ISBN : 978-2-87003-889-5

Philosopher à propos de Lucky Luke : voilà la proposition que nous fait Pierre Ansay dans son dernier livre, lui qui s’était déjà livré au même exercice avec Gaston Lagaffe (Couleur livres, 2012). On imagine sans trop de peine que l’improbable employé de bureau imaginé par Franquin puisse inciter à la réflexion par son insondable paresse et sa créativité biscornue.Par contre, c’est peut-être moins évident pour le poor lonesome cow-boy inventé par Morris, parce qu’il est d’abord un homme d’action.

Pourtant, quand Gaston passe son temps à être, Luc le Chanceux, lui, agit et, sur son terrain d’action, il est confronté à certaines notions que les philosophes ont coutume de traiter : le bien et le mal, l’ordre, l’autorité, la loi et la justice. Avec la nuance que ses auteurs destinent ces aventures à la jeunesse et qu’à rebours, par exemple, d’un Corto Maltese de Hugo Pratt, ils veulent d’abord faire sourire.

Du chaos historique à l’humour

C’est d’ailleurs un paradoxe scénaristique relevé par Pierre Ansay : adapter pour la jeunesse et avec humour des histoires se déroulant dans une des périodes les plus violentes de l’histoire américaine (génocide des autochtones déguisé en « guerres indiennes », massacres, rapines,enlèvements durant la ruée vers l’or, etc.) relève d’un tour de force. « Autant le dessinateur que le scénariste s’emploient à transformer le réel horrible en réalité comique adoucie : euphémiser, introduire de l’humour, expurger l’horreur, caricaturer, parodier, fabriquer des manichéismes entre vraiment mauvais et résolument bons, ramener à l’enfance maintenant une péripétie historique composée par des adultes hier ». Et trouver le bon angle d’attaque : « Morris n’arrivait pas à se débarrasser de la méchanceté. Ce que Goscinny lui a apporté, c’est de remplacer la méchanceté par la bêtise ».

Pierre Ansay connaît ses classiques : lecteur de Spinoza, il sait que l’état de nature, c’est la loi de la jungle et que le « droit naturel », selon lequel les gros poissons dévorent les petits, a tout intérêt à évoluer vers un droit civil et citoyen, garant de la paix sociale. Dans le même sens, il n’ignore pas que, pour Thomas Hobbes, la guerre de tous contre tous (avec la maxime « L’homme est un loup pour l’homme », empruntée à l’auteur latin Plaute) ne peut se résoudre que dans le pouvoir d’un état et d’un monarque. Dans ces conditions, se pose dès lors la question de savoir que faire contre le désordre du monde.

En tant que moteur narratif, Lucky Luke est évidemment celui qui rétablit un peu d’ordre dans le chaos ambiant. Pierre Ansay met bien en évidence le schéma hérité de Vladimir Propp qui préside aux aventures du cow-boy solitaire : un délit ou un abus de pouvoir a pour théâtre le saloon où Luke sirote un verre incognito ; le cow-boy se met en devoir de ramener progressivement l’ordre en aidant le sheriff à mettre à l’ombre le délinquant et à restituer leurs droits aux victimes, éventuellement à l’issue d’un procès improvisé ; enfin, l’ordre momentanément rétabli, on le voit s’éloigner dans le soleil couchant, juché sur Jolly Jumper et chantonnant sa rengaine mélancolique.

« Lucky Luke prend parti, commente Pierre Ansay, toujours le camp du bien ou le camp du bien le choisit, voire encore Lucky Luke fabrique le camp du bien : aidé par les circonstances et quelques alliés (…), il défie les méchants, ruse pour les coincer, le croque-mort espère en vain quelques affaires, Lucky Luke se saisit des malfrats, les conduit en prison d’où ils s’évaderont bien vite,donnant licence pour de nouvelles aventures… ».

Un justicier de son temps

Avec sa dégaine nonchalante, le cow-boy symbolise à merveille la distance adoptée par les auteurs vis-à-vis du contexte historique,distance que l’inventivité de René Goscinny matérialise sous forme de gags. En témoigne l’usage du comique de répétition qui transforme les patibulaires Dalton en des espèces de comiques troupiers, quand ce goinfre d’Averell n’arrête pas de demander « Quand est-ce qu’on mange ? », alors que son frère Bob est obsédé par le fait d’envoyer Lucky Luke ad patres.

Appelé à ramener l’ordre dans un monde violent et malgré des caractéristiques personnelles (droiture, sens de la justice, modestie,discrétion) à l’opposé de celles des desperados locaux, Lucky Luke demeure néanmoins un WASP (White Anglo-Saxon Protestant) en accord avec son temps : on le voit s’investir davantage dans la défense de la propriété privée face aux malandrins que dans un combat en faveur des droits des populations autochtones. Les auteurs n’hésitent d’ailleurs pas eux-mêmes à se moquer un peu des Indiens, de leur sabir bizarre et de leur couardise.

Qui ne perçoit cependant qu’à travers cette mécanique bien huilée,c’est l’histoire d’un territoire en devenir, cherchant à jeter les bases d’un état de droit (et même de plusieurs, en l’occurrence), qui est évoquée ? Un pays occupé à s’inventer ou à « s’instituer »,comme aurait pu le dire Cornélius Castoriadis, pour lequel la notion de « chaos », loin d’être péjorative,implique une possibilité de créativité historique : « La non-détermination de ce qui est n’est pas simple ‘indétermination’ au sens privatif et finalement trivial. Elle est création, à savoir émergence de déterminations autres, de nouvelles lois, de nouveaux domaines de légalité… »[1].

L’hypothèse de Pierre Ansay selon laquelle la bande dessinée est un bon support pour la réflexion philosophique est intéressante dans le sens où elle s’oppose de facto à l’idée d’une philosophie réservée aux élites. Ansay a étudié un vaste corpus de 72 albums (21 signés Morris seulet 51 en collaboration avec Goscinny), dont il tire une multitude d’exemples.Ce n’est pas toujours facile à suivre pour qui n’est pas un familier des albums de Lucky Luke, mais cela a un heureux côté concret.

Cependant, malgré ses précautions oratoires, Pierre Ansay n’évite pas toujours l’écueil consistant à philosopher davantage sur l’époque et les personnages historiques que sur leur traitement fictionnel, ce qui rend certaines pages indigestes, notamment par l’abus de citations de Spinoza. D’autres formes de relâchements renforcent une certaine frustration chez le lecteur :la construction du livre en sept chapitres thématiques induit un grand nombre de redites, parfois au mot près, on relève pas mal de coquilles, l’auteur aligne des tics de langage agaçants (usage fréquent et inadéquat du verbe ingresser qui n’est pas au Petit Robert,mais serait un terme de dentisterie ou un anglicisme), a recours de manière excessive à l’italique,qu’on peut lire comme un signe dérisoire d’auto-congratulation. Ne serait-ce pas l’une des tâches de l’éditeur d’accompagner l’auteur de manière à éviter au lecteur ce type de désagréments ?

René Begon


[1] Cornélius Castoriadis, Les carrefours dulabyrinthe, II, Seuil, 1986, p. 407.