Tu es né pour ne pas vivre

Gil BARTHOLEYNS, Deux kilos deux, Lattès, 2019, 300 p., 19.90 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-7096-6335-9

Deux kilos deux renferme tous les ingrédients du premier roman réussi : de l’originalité, de l’audace, du style ; des défauts aussi, ceux dont on dira qu’ils sont « de ses qualités ».

Les premières pages campent une atmosphère à la Hopper, états-unienne à souhait, avec ses personnages estampillés Molly, Jo, Werner ou Earl, clairsemés sur les banquettes et les tabourets du Papy’s, un de ces diners isolés où la serveuse vient vous reverser du café à table toutes les demi-heures si vous n’avez pas choisi l’option milkshake. Une monstrueuse tempête de neige est annoncée « dans le poste », il va falloir se préparer à affronter les éléments et roder les pick-up dont le froid menace de gripper le moteur sur le parking…

Le coin du monde balayé par les frimas et la caméra du narrateur n’est pourtant ni Yoknapatawpha ni Castle Rock. Le road movie à 10 km/h – verglas oblige – qui commence ici a pour cadre un trou perdu des Fagnes.

Mais c’était le plus fréquenté des trous perdus, la jonction de plusieurs axes filant vers plusieurs frontières, un de ces carrefours de transit qui donnent l’impression d’un rendez-vous des pertes et profits. Il en résultait un condensé de provincialisme régional.

Le protagoniste principal, Sully, n’est ni un braqueur en cavale ni un auto-stoppeur psychopathe en quête de proie, mais un inspecteur vétérinaire dépêché pour une mission de contrôle chez un local. Et la fameuse Molly dont l’œil des clients habitués ou occasionnels suit, avec une gourmandise discrète, les séduisantes allées et venues, ne se prénomme que Léa.

Il se dégage quelque chose de puissamment viril de l’humanité qui hante quotidiennement le Near West dépeint par Bartholeyns : des mâles taillés pour jouer au rugby ou être bûcherons. Pourtant, le muscle est en pure perte pour ces zonards désœuvrés, qui traînent de virées en emplois à temps partiel, soumis à la « déveine généralisée » caractérisant leur destinée – et le mot est grand. Heureusement qu’il y a des entrepreneurs courageux pour relancer l’économie de la région ; des gars de la trempe de Frederik Voegele, par exemple, à la tête de son élevage de poulets, de masse mais certifié bio.

Deux mondes vont dès lors entrer en confrontation au fil du récit : celui du véto végétarien, dégoûté par les méthodes d’élevage animal dont il a été témoin durant un séjour traumatique au Canada ; et celui de  l’honnête éleveur pressurisé par l’appareil de normes, de réglementations et d’inspections pinailleuses qu’impose une UE forcément déconnectée des réalités du terrain. Deux personnages en prise avec, pour le premier, le cauchemar climatisé des batteries de croissance concentrationnaires censées faire atteindre en un temps record à un poussin le poids idéal de deux kilos deux et, pour le second, la coercition administrative des directives venues d’en haut et du respect des normes ISO. Bien sûr, on sent de quel côté penche la sensibilité de l’auteur, mais Bartholeyns a l’intelligence du dialogisme et aucune des consciences qu’il sonde n’est au final ridiculisée ni méprisée dans le rendu de ses raisons ou de ses malaises. Une scène saisissante témoigne ainsi du laminage moral que peuvent endurer certains travailleurs du secteur : le moment où, comme cela lui arrive cycliquement, Voegele reste quelques minutes le canon de sa carabine en bouche, à scruter le néant.

L’écriture de Bartholeyns est à l’image de sa narration, travaillée et soucieuse d’épouser tous les contrastes de l’expression. Prose indigeste des documents officiels, accent régional, considérations philosophiques émises par le narrateur : tout est rendu avec un génie de la formule qui se goûte à chaque page, en particulier dans la recherche expressive des sentiments. La virtuosité a hélas ses limites, et le lecteur français, peu rompu à la coruscance belge, risque d’être dérangé par la cohabitation de ces registres. On pourra en outre reprocher le tour quelque peu intellectualisant que prennent la syntaxe, le vocabulaire ou certaines métaphores. Des adjectifs comme « noétique » ou « kierkegaardien » se perdent pour qualifier des matières ou des sensations, l’histoire est interrompue par des pages assez tarabiscotées où les notions juridiques le disputent aux méandres institutionnels, quand ce n’est à des exposés techniques… Si bien que le profane éprouve quelques difficultés à dissocier la thèse de la fiction.

Il était superflu de débourrer autant d’effets pour cerner le drame qui se joue dans ce livre autour de la banalisation du mal envers ces animaux nés pour ne pas vivre et finir dans nos assiettes. Déplumé par-ci par-là et quelque peu dégraissé, Deux kilos deux aurait pu être le roman percutant de la rentrée sur une question qui s’invite à tous les débats. Espérons en tout cas que le public hexagonal, dès qu’il rencontrera l’expression « Région wallonne » ou quelque belgicisme laissé en caractère droit, ne se découragera pas d’aller à la rencontre d’un jeune écrivain belge – enfin, « qui vit à Bruxelles » comme on le dit plus prudemment aujourd’hui – des plus prometteurs.

Frédéric Saenen