Thomas GUNZIG, Feel good, Au diable vauvert, 2019, 400 p., 20 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 979-10-307-0274-3
Tombés de la plume de Thomas Gunzig, Alice et Tom ne se connaissent pas encore. Elle, c’est Alice au pays des emmerdes, jeune femme qui tire le diable par la queue. Lui, c’est un écrivain « sans gloire » (publié à l’Arbre pâle…tout un programme), pas vraiment raté, mais suffisamment pour douter de lui et trop investi dans l’écriture pour renoncer à l’espoir d’y briller un jour. D’ailleurs, que ferait-il d’autre ?
Née dans une famille où, côté ressources, on s’en tirait « tout juste », Alice collectionne les tuiles avec constance : un amant qui la quitte après l’avoir mise enceinte, une galère professionnelle qui passe par tous les emplois les plus minables jusqu’à une tentative calamiteuse de prostitution, sans parler d’un rapt de bébé avec, à la clé, une rançon censée la sortir de cette vie devenue « trop juste » depuis belle lurette. Rapt qui, suite à un concours de circonstances rocambolesque, en fait de rançon, ne lui laisse que le bébé en question sur les bras (une bouche à nourrir en plus de son propre fils Achille). Ce qui provoque aussi, sur un malentendu, sa rencontre fortuite avec Tom qui lui propose d’écrire un livre sur ses tribulations : « Vous me racontez votre vie et je l’écris. Vous voyez ? » Réaction d’Alice : « Non. On ne va pas faire ça. On va faire autre chose…(…) ». C’est alors que, si Gunzig le sait assurément, Alice, elle, ne sait pas qu’elle va accoucher d’une définition mirobolante de la création littéraire : « Ce qu’on va faire, c’est un braquage. Mais un braquage sans violence, sans arme, sans otage et sans victime. Un braquage tellement adroit que personne ne se rendra compte qu’il y a eu un braquage et si personne ne se rend compte qu’il y a eu un braquage, c’est parce qu’on ne va rien voler. On ne va rien voler mais on aura quand même pris quelque chose qui ne nous appartenait pas, quelque chose qui va changer notre vie une bonne fois pour toutes. ». Alchimie paradoxale autant que lumineuse, mais dont la transcendance n’empêche pas Alice de spéculer sur la rentabilité du best-seller qu’elle envisage d’écrire ni Tom de conclure que la meilleure recette serait de miser sur le Feel good. Avec un livre « pour se sentir bien ».
– Aaaaah, il faut parler de résilience et de conneries comme ça ?
– Oui, par exemple, il y a pas mal de psychologie. Mais de la psychologie à trois sous, des notions pas du tout approfondies, des choses très basiques que le lecteur doit saisir en un instant, il y a souvent un côté « développement personnel » et puis faut pas hésiter à avoir la main lourde sur la spiritualité. La spiritualité, ça va donner au lecteur l’impression de faire partie d’un tout plus grand que lui, qu’il a accès à la transcendance, que les anges veillent sur lui ou des trucs de ce genre…
Dopée par le refus d’une amie d’enfance friquée de lui consentir une aide financière (« On ne peut pas donner de l’argent aux gens comme ça »), Alice découvre, quasiment en solo et avec une ivresse rageuse les joies et servitudes de l’écriture romanesque. Alors que son livre (Feel good) progresse à vive allure, retour sur le portrait de Tom. Pour constater que de Tom à Thomas, il n’y a qu’un petit pas. Celui de l’enfant Gunzig que des parents attentionnés et bien intentionnés ont voué à l’enseignement spécial, l’enfermant dans une solitude qui l’attriste, qu’il savoure aussi, et qui finit par le cornaquer vers les livres et les auteurs déterminants pour son « entrée en littérature », selon l’expression tartignole qu’il a le bon goût d’exécrer. Cela va notamment de Garcia-Marquez à Musil en passant par Bradbury, Woolf, Duras, Mishima, Tart, Melville, et quelques autres, décrochés dans la bibliothèque paternelle. Bonne occasion de reproduire au passage des extraits qui lui sont chers. Comme il le fera aussi en évoquant la difficulté pour Tom d’écrire des scènes d’ébats érotiques dont il soit fier : d’où un florilège incandescent (ou censé tel) de larges citations du genre (Roth, Bataille, Djian, Nin, Reyes, Louys, Sade…) visant à démontrer « que toute puissante qu’elle était, la littérature butait à chaque fois qu’il était question de décrire convenablement une scène de cul, comme si en matière de sexe, les mots perdaient tout leur pouvoir. » On aura droit aussi aux affres classiques du jeune écrivain, à ses épluchages décevants de la presse spécialisée, à ses poursuites épuisantes de miettes de gloire au fil des rendez-vous chimériques et autres jeux floraux ou mats de cocagne littéraires plantés à Hout-si-plout ou à Trifouillis-les-oies.
Alors qu’Alice vient de terminer le roman largement inspiré par sa propre vie et avant même la parution de l’ouvrage, elle fait une entrée fracassante dans le dernier cercle de la gentry de plume, avec, à la clé, une invitation à La Grande Librairie. Et cela grâce au passé héroïco-tragique que lui a inventé Tom pour appâter une éditrice en vogue. Piégée publiquement par cette imposture, elle en vient à vomir rageusement, sur antenne et face à cet aréopage choisi, toutes les bassesses et tous les égarements auxquels la pauvreté l’a acculée. Ce qui, certes, la mettra à l’abri de cette redoutable belle-mère qu’est la célébrité mondaine, mais ramènera la publication de Feel good, au niveau de L’arbre pâle en minorant sensiblement ses espérances financières. Tant pis puisque Tom et Alice ont décidé de s’aimer et que, pour l’heure en tout cas, ils « se sentent bien »
On aura compris que le nerf de cette « satire sociale » est bien celui de la guerre, cet argent, lubrifiant toxique de la vie ou sorte de glyphosate aussi efficace que mortifère qui d’ordinaire –Alice , est « payée » pour le savoir – aigrit ceux qui en manquent et abêtit ceux qu’il arrose.
Ni moralisme toutefois, ni cynisme chez l’auteur, fidèle à une pudeur farouche, mais déguisée en désinvolture narquoise et frottée d’un humour noir qui lui tient lieu de carapace. Observateur stoïque face aux turpitudes et aux aberrations de la société, il lui suffit, pour terrasser cette Gorgone, de lui tendre un miroir. Attentat aux dégâts amplifiés par la sobriété maligne d’une écriture qui fait mouche à tout coup et navigue aussi, dans les marées du quotidien, entre la précision chirurgicale des Choses de Pérec et le fumet pop art de la soupe Campbell.
Ghislain Cotton