Un coup de coeur du Carnet
Patrick ROEGIERS, L’autre Simenon, Paris, Grasset, 2015, 296 p., 19 € / epub : 13.99 €

L’œuvre de Patrick Roegiers est atypique et c’est en cela qu’elle est une œuvre. D’abord par son écriture à nulle autre comparable et celle-ci suffira déjà aux lecteurs admiratifs de l’auteur à trouver leur bonheur à la lecture de son dernier roman, L’autre Simenon. Ils y retrouveront du Roegiers pur jus !
L’écrivain belge en son exil parisien a développé depuis quelques années une forme de nostalgie vis-à-vis de la Belgique, en en décortiquant les mythes à la manière d’un Roland Barthes s’attachant à certaines figures et formes contemporaines. Tant du côté de l’essai, avec des ouvrages comme Le mal du pays. Autobiographie de la Belgique (2003), La Belgique : le roman d’un pays (2005) et La spectaculaire histoire des rois des Belges (2007), que du roman, avec Le bonheur des Belges (2012), aujourd’hui disponible au Livre de Poche.
Cette fois, il s’attache, s’attaque ?, à un autre grand nom lié à l’imaginaire belge, Simenon, qu’il aborde par l’une de ses faces sombres : son frère Christian. On choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille, dit le proverbe, et l’on découvrira, s’il faut en croire Roegiers, que Georges eut peu de sympathie pour Christian. Mais L’autre Simenon est aussi le tableau d’une période néfaste de notre Histoire, celle de l’Occupation et surtout de la collaboration, encore peu traitée à notre connaissance dans la littérature belge. On sait gré à Patrick Roegiers de s’y être attelé. À côté de Georges Simenon, relativement peu présent dans ce roman et de son frère Christian qui est le vrai sujet du livre, se dresse un troisième personnage, incontournable dans ce contexte historique : Léon Degrelle, le fondateur et tribun du rexisme, pâle mais funeste copie du nazisme.
D’emblée, le roman s’ouvre sur une scène d’anthologie dans laquelle Patrick Roegiers laisse libre cours à sa plume flamboyante, baroque, où les synonymes succèdent aux synonymes, où les images verbales fusent, où les adjectifs et les hyperboles se télescopent, où pointent les jeux de mots comme ce « Rex-appeal » qu’il fallait oser. Nous sommes en 1937 au Palais des Sports de Bruxelles et déjà la grande Histoire des hommes vient percuter la petite histoire des individus. Degrelle y tient l’un de ses nombreux discours, harangue la foule et « le cheptel des fidèles », au nombre desquels on compte Christian Simenon qui va rapidement tomber sous les charmes du fasciste, « matamore intrépide, as de la girouetterie (sic), de la mascarade et de la jonglerie, bouffon, clown de cirque, aventurier politique, raconteur de bobards, bavasseur redondant, gambilleur vociférant, gonfalonier du verbe, au ton grandiloquent et à la phrase amphigourique ». Ou, plus loin, cet « histrion, baratineur habile, bluffeur cauteleux, esbroufeur astucieux, paradiste roué, palatin de palinodies, qui en mettait plein la vue. » Ces discours enflammés sont ponctués par le chœur du peuple qui se divise entre partisans et opposants, Roegiers donnant tout au long du roman la parole à cette vox populi qui assiste à la montée en puissance du bouillant Bouillonnais. Roegiers se veut complet en consignant une série d’articles du jeune Georges, à peine âgé de 20 ans, qui exprimait à cette occasion « sa répulsion raciale pour les Juifs ».
Le roman est structuré en cinq parties dont les intitulés sont déjà tout un programme et annonce la progressive descente aux Enfers du cadet des Simenon : la séduction du discours, les sirènes du rexisme, la tentation du mal, la course vers l’abîme, le triomphe de la chute. L’écrivain belge décrit également l’enfance des trois hommes, Degrelle à Bouillon surnommé Amidon par ses condisciples, Georges et Christian à Liège, le premier aimé par le père mort à 44 ans, le second par la mère qui l’adule et brime constamment son aîné. L’un auréolé constamment de succès, l’autre abonné aux échecs, Georges rangé dès ses débuts dans la catégorie des gagnants, Christian dans celle des perdants. Cela nous vaut le portrait sensible d’un homme relégué dans l’ombre par son frère et adepte de l’inconsistance, qui se cherche une raison d’être. Lecture oedipienne de l’ascension de l’un et de la chute de l’autre qui rappelle à bon escient que « l’enfance est l’époque la plus déterminante de l’existence. »
Sans être à proprement parler un roman historique (la preuve en est avec « la vraie vie de Christian Simenon » reprise en fin de livre), L’autre Simenon relate l’occupation de la Belgique par l’Allemagne, la décrit comme « un monde à l’envers », « un monde de déséquilibrés », parmi lesquels Christian devient dans un premier temps un criminel de bureau, qui compile administrativement les dénonciations. À la même époque, Georges assouvit ses goûts de luxe, mène la vie de château en château, fréquente femmes et bordels, tout en organisant « l’accueil et le retour dans leur foyer de dix-huit mille de ses compatriotes » comme haut-commissaire aux réfugiés belges pour la Charente-Inférieure. Sauf s’ils sont d’origine juive…
En Belgique, l’Occupation tourne au cauchemar Les vagues de représailles se succèdent, jusqu’à cette expédition punitive organisée par Rex et sa sinistre police interne pour venger l’assassinat de plusieurs de leurs bourgmestres dont celui de Charleroi. Christian se joint à eux. Le 18 août 1944, vingt-neuf otages sont exécutés dans une cave de Courcelles. Une scène d’abjection totale mêlant le sang, l’urine et le vomi. Craignant que l’ombre de son frère ne fasse pâlir sa notoriété et ne lui vaille des ennuis, Georges conseille à Christian de disparaître en s’enrôlant à la Légion Wallonie (en réalité, c’est pour la Légion étrangère qu’il s’enrôlera et mourra en Indochine). Simenon, quant à lui, sera assigné à résidence durant huit mois aux Sables d’Olonne, puis poursuivra sa carrière d’écrivain avec le succès mondial que l’on sait. Comme si le destin de ces deux hommes, si proches et si éloignés, avait été écrit d’avance, l’un sous le signe de la lumière, l’autre sous celui de la nuit la plus tortueuse. Roegiers ose à cet égard un roman qui invite à la réflexion sur l’endoctrinement, la folie haineuse, la culpabilité, la responsabilité, la destinée, l’Histoire et l’existence de ces « petites gens » qu’en définitive, nous sommes tous.
Michel Torrekens