D’une limpidité opaque

Un coup de coeur du Carnet

Jacques RICHARD, Scènes d’amour et autres cruautés, Zellige, coll. « Vents du Nord », 178 p., 18€


richardScènes d’amour et autres cruautés
est une expérience littéraire unique. Jacques Richard, à la manière d’un peintre sur-réaliste, fait surgir des images extra-ordinaires, pièces d’un puzzle éclaté où tout ne s’emboîte pas de soi. Le processus de familiarité qui installe classiquement le lecteur dans un univers fictionnel ne fonctionne pas ici. On est dérangé, poussé hors de notre zone de confort. On pense comprendre, puis non. On pense voir, puis non. On pense saisir, puis non. On pense… On pense beaucoup trop. L’impératif du lâcher-prise s’impose. Car, dans un mouvement d’une fluidité extrême, d’une virtuosité confondante, Richard fait glisser de consciences en voix, de sujets en objets, de vibrations intimes en distantes extériorités. Comme si de rien n’était.

Dans ce recueil de percées, Richard interroge, aussi finement que simplement, les certitudes, le rapport à la Réalité. Le décor est familier, la description est minutieuse, pourtant le référent s’enveloppe d’étrangeté. Et le monde de devenir questions. Ainsi, dans cette salle d’attente, le garçon moite est-il humide ou parcellaire ? Dans cette chambre vide, la dame chargée du nettoyage, de dos, possède-t-elle un recto ? Une fillette rechigne à rentrer chez elle, quelque chose de rose passe, ne reste d’elle qu’une corde à sauter vert fluo ; cela atteste-t-il pour autant un lien de cause à effet ? Le petit soldat en campagne au milieu des cigües et des chardons, cherche-t-il un couteau de fortune, un morceau de plastique bleu, une part de lui-même ? À table, les enfants se tiennent-ils tous sages comme des images ? La quinquagénaire, à bout de paroles, seule dans sa cuisine, ressent-elle aussi la crainte, « sœur grise de l’attente » ? Qui dévore qui lorsque l’on annonce « Je vais te manger » ? Cet employé modèle, évoluant dans un vivarium carton-pâte jaune et bleu, qu’éprouve-t-il ? Où se trouve Stamboul ? Et, en définitive, à quoi bon ces considérations, car ne peut-on pas « disparaître de la réalité ou y rester, sans que cela change rien. Y être et n’y être pas en même temps, comme dans la vie de tous les jours » ?

La vie a une fin, certes, mais toutes les histoires ne connaissent pas de chute. Certaines histoires n’ont pas d’histoire. Si bien que l’on s’efforce d’émailler le quotidien de rituels afin de se réapproprier un pan de réel. Même si l’on sait, au plus profond de soi, que le Réel demeurera en perpétuel décalage, à l’instar d’un cliché d’un View-master :

Les deux images apparentes ont l’air identiques, mais elles sont légèrement décalées et c’est ce qui donnait du relief au trois petits cochons devant leur cabane. Ici non plus, on ne perçoit pas immédiatement les différences, mais elles créent une certaine gêne, une sorte d’inconfort tant qu’on ne s’est pas rendu compte. […] Je vais me reprendre et le monde sera un. En relief sans doute, mouvant, précaire, infidèle, mais un.

Grâce à une langue d’une précision chirurgicale, affûtée mais nullement affétée, les phrases de Richard revêtent une dimension peu commune : elles échappent. Elles coulent, cadrées, impeccables et implacables ; puis, parfois, sans crier gare, elles s’affolent, happées par un courant contraire. Cette curieuse allure confère texture à des atmosphères singulières, connectées par une intertextualité serrée… tout en non-évidence. Il y a donc de la Poésie dans le Réalisme de Richard. Pas du poético-vaporeux, mais de l’inconsistant sublimement consistant, de la limpidité opaque. Il y a également des doutes quant au matériau même de la communication : le langage, vecteur d’inadéquation, de trahison et de révélation :

Comme telle peinture, dans quoi nous avons plongé longtemps, nous donne pendant un instant, au sortir de l’exposition, le regard que le peintre a posé sur le visible. Une sorte de lucidité suraiguë, de perspicacité foudroyante, mais qui n’est pas nôtre et que les mouvements ordinaires de nos yeux, de nos corps, de la rue dissipent presque aussitôt.

À rebours d’un saint Thomas, Richard nous enjoint à voir ce qu’on croit, ou du moins croire plus loin que ce que l’on voit. Il n’y pas un sens caché, juste le mystère des choses, des êtres, de l’existence :

Mais si… Non. Oui et non. Puisque vous y tenez, disons que c’est un peu comme de la musique. De la musique qu’on verrait au lieu de l’entendre. Un de ces airs qui vous trottent en tête et qu’on ne retrouve pas quand on veut les chanter. Vous savez, ça n’a pas toujours été là et un jour, sans doute, ça s’en ira pour de bon. Aussi, pourquoi voulez-vous que ça ait du sens ?

Une page se tourne, l’histoire se relit.

Samia HAMMAMI