Ysa CAVALIS, Double Tour, Murmure des soirs, 2015, 188 p., 18€
D’un côté, il y a Violaine Carpentier. Trente ans, même pas cinquante kilos, secrétaire au sein d’une grande boîte, un chat. Non reconnue par son père, faire-valoir de sa mère désaimante. Un viol comme seul passif sexuel. Sa vie ? « Trente ans de tristesse et de malaise indicible à la recherche de mots suffisamment précis pour dépeindre la mélancolie de mes journées passées à me chercher et à comprendre le sens. Le sens d’une vie subie, un peu plus chaque jour, le sens de cette incapacité à sourire pleinement, le sens de cette crispation aigre et amère à l’évocation d’un jour de plus. Une vie à refuser de vivre, vie d’automate, une vie sans mode d’emploi, la vie d’un cadavre articulé par les pulsations cardiaques d’un cœur qui n’en finit pas de saigner. » Invisible aux yeux de sa génitrice Julie/tte (trop occupée à refuser de vieillir et à scruter son reflet dans des pupilles désirantes), de ses collègues et de l’ensemble de l’humanité, Violaine ploie sous le poids de son existence pourtant bien vide, pourtant proche du Néant. Les rares fois où il lui faut faire face à des obligations sociales, elle se documente dans les magazines, visionne des films et laisse traîner ses oreilles dans les cafeterias. Une proie.
De l’autre côté, il y a Arthur Cavenaile. Trentenaire, trilingue, employé modèle dans la finance, joggeur quotidien. Abandonné par son père, violenté par sa mère. Beau mâle, frappé par une obsession du contrôle et un toc du rangement (surtout dans le domaine musical, quel que soit le support) : « Précis et ordonné dans le sport, il l’était dans la vie, chaque objet ayant une place réfléchie, chaque pli de son front abritant une tranche de vie dégrossie et classée par son esprit méthodique. » Sa sexualité, millimétrée, calibrée, chronométrée, se déclinait en passes tarifées et en séances masturbatoires, libératrices des tensions accumulée et de l’adrénaline en ébullition ; jusqu’à ce que, l’ennui le guettant, il mette au point une « stratégie orgasmique » : « Il lui fallait néanmoins des critères précis et une organisation mûrement réfléchie pour caser ses futures éjaculations dans le cadre restreint de son horaire surchargé. » Il développe alors un système ingénieux : détourner une ancienne machine à sous en définissant trois nouvelles catégories qui orienteraient sa quête luxurieuse, à savoir la couleur capillaire, le gabarit et le style vestimentaire. Partant de l’équation « une semaine de recherche – une semaine de concrétisation » et la doublant du paramètre « initiale du prénom », Arthur calcule qu’en un an, il pourra assouvir ses besoins primaires suivant un alphabet complet ! Un prédateur.
A priori, rien ne prédestinait la rencontre de ces êtres. Si ce n’est ces nombreuses similitudes, qui se révèlent dès que l’on gratte un peu. Tous deux issus de quelques gouttes de sperme d’hommes brillant par leur absence et de deux utérus hautement toxiques, Arthur et Violaine ne sont que des façades. Ils fonctionnent et donnent le change, mais sont définitivement noués et désaxés par leur histoire familiale. Violaine excelle dans l’art de la transparence, tandis qu’Arthur ressemble à un golden boy tout droit sorti d’American Psycho ; rien déborde de ces âmes crispées et tourmentées. Leur corps est une prison : miteuse pour elle qui possède l’étoffe d’un squelette voûté, dorée pour lui qui maîtrise maladivement son enveloppe charnelle (il l’entretient, la pèse, l’épile, la muscle, la sculpte, la parfume, l’admire, la caresse). Et tous deux de rejeter des fluides, gastriques et lacrymaux, ou simplement séminaux, afin de s’alléger, d’évacuer un trop-plein. Enfin, évoluant dans les cadres d’un déterminisme parfaitement intégré, ils font leur ce constat sur le monde moderne : « C’est étrange comme on a tendance à reporter sur l’autre la frustration de notre inadéquation rêve de vie / vie de rêve. Société de loisirs où on a tout le loisir de s’emmerder, société de communication où l’on ne parvient pas à parler, la technicité de l’outil brouillant la simplicité du langage et accentuant les possibilités de réseaux de surveillance. »
C’est donc sous la plume d’Ysa Cavalis, dont Double tour est le premier roman, que les destinées de Violaine et Arthur vont se percuter. Pour illustrer cette collusion qui réactive les blessures intimes d’un passé palpitant, Cavalis explore le filon d’une certaine crudité, (sur)file les métaphores éloquentes, use (et parfois abuse) de jeux de mots psychanalytiques. Elle plaque le mal-être gangrénant ses protagonistes ainsi que leurs pensées les moins avouables. Dès lors, tout le suspense du roman tient en une question : au bout du chemin, une descente aux enfers ou une rédemption explosive ?
Samia HAMMAMI