Marguerite Yourcenar et Piranèse, des vies à l’œuvre

Henriette LEVILLAIN, Yourcenar, carte d’identité, Paris, Fayard, 2016, 18€/ePub : 12.99 €
Marguerite YOURCENAR, Le cerveau noir de Piranèse, Pagine d’Arte, coll. « Mots&images », 2016, 18€

levillainAvant même sa mort en 1987, Marguerite Yourcenar suscitait déjà une vive curiosité comme auteure et comme personne, elle qui souhaitait pourtant fondre la seconde dans la première, qui ne vivait que pour la littérature, organisait sa vie pour écrire encore et toujours ; pour écrire surtout. Avec le temps, elle a continué à nous interroger : qui était vraiment cette femme qui vécut sa vie de façon si singulière, en dehors et autour du monde, construisit une œuvre faisant fi des modes de son temps, avait une haute estime dans les pouvoirs de la littérature pour comprendre l’Histoire, le Monde et l’Être humain ?

Henriette Levillain, professeure émérite à Paris-Sorbonne, auteure de la lecture des Mémoires d’Hadrien en Folio-thèque et d’une biographie de Saint-John Perse couronnée par le Grand Prix de la biographie littéraire de l’Académie française, s’attelle, à son tour, à cette question, dans un essai qui synthétise davantage ce que l’on sait que d’ouvrir des pistes inédites de compréhension. Elle a isolé seize grands thèmes caractéristiques, les a classés par ordre alphabétique. D’« Amie des bêtes » à « Visionnaire » en passant par « Écologiste », « Frontalière », « Humeurs »… les textes confrontent Marguerite de Crayencour (telle est-elle née en 1908 à Bruxelles) et Marguerite Yourcenar (tel qu’inscrit sur la couverture de ses livres et son passeport américain), analysent la transformation de l’une en l’autre, transformation dont le moteur est le travail littéraire et la fréquentation au jour le jour de ses personnages (Hadrien, Zénon…). Hélène Levillain montre comment Yourcenar est passée d’une aristocratie héréditaire de noblesse (subie) à une aristocratie  d’écriture, de cœur et d’esprit (élective) ; s’est détachée de son passé tout en y restant reliée, au point de revenir sur l’histoire de sa famille et son enfance dans les trois volumes du Labyrinthe du monde. Elle pointe les tensions, les contradictions, les paradoxes dont un qui n’est pas des moindres : la personne de Yourcenar en impose (pour le dire familièrement) alors qu’elle cherchait à s’effacer de ses textes pour mieux trouver la vérité de l’écriture et de ses personnages. Henriette Levillain a écrit ce livre avec le soupçon à la pointe de sa réflexion, nourrie, entre autres, par des études psychanalytiques. Nous ne sommes pas sûr que cela apporte un meilleur discernement sur l’intellectuelle et son œuvre. D’autant qu’elle le fait avec une doxa contemporaine qui ne rend pas justice à l’originalité de Yourcenar. Pour Henriette Levillain, Yourcenar aurait dû porter des vêtements et une coupe au carré à la mode de son époque, piloter un avion, escalader le Mont-Blanc comme toute femme moderne (vous en connaissez ?), être pour le progrès technique (qui détruit la planète), aurait dû avoir une vision moins élitiste de la littérature (elle qui a des centaines de milliers de lecteurs). Pourquoi ?

piraneseMarguerite Yourcenar avait pris l’habitude de revenir sur son œuvre pour de nouvelles éditions. Ainsi pratiquait également le graveur italien Piranèse (1720-1778). Il publia une première fois ses Prisons imaginaires en 1745 ( ?) sous le titre Invenzioni Capric di Carceri, les retravailla fortement pour les publier une seconde fois dix-sept ans plus tard (Carceri d’Invenzione). Sur ce graveur à l’œuvre abondante, Yourcenar a écrit une étude poétique, Le cerveau noir de Piranèse, que l’éditeur suisse Pagine d’Arte publie en l’isolant de son recueil d’origine Sous bénéfice d’inventaire (Gallimard, 1962), en l’accompagnant des seize gravures de la deuxième version des Prisons et, d’entrée de livre, de gros plans sur certains détails des gravures. L’essai, d’un grand classicisme, analyse l’œuvre de Piranèse, revient sur ses origines, se penche sur la facture des gravures, tente d’en donner la signification, aborde sa reconnaissance, sa postérité et ses influences sur certains poètes (Hugo, entre autres). Le rapprochement du texte et des images confirme la finesse et la puissance de l’analyse de Marguerite Yourcenar, la profonde originalité de Piranèse ; l’un et l’autre s’en trouvent renforcés. Un très beau petit livre pour les amateur.e.s d’art et de littérature.

Michel ZUMKIR