Henry BAUCHAU, Temps du rêve, Actes Sud, coll. « Babel », 2016, 80 p., 5,80€/ePub : 9.99 € ISBN : 978-2-330-07050-2
Temps du rêve est, à double titre, une œuvre de jeunesse, voire de genèse. D’une part, parce que Henry Bauchau l’a commise en 1933, pendant sa conscription, et publiée en 1936 sous le pseudonyme de Jean Remoire. Il entamait alors la vingtaine de sa dense et longue existence. D’autre part, parce que Bauchau ancre son récit à la charnière de l’enfance et de l’adolescence ; une zone ante où plongent les racines de l’âge adulte. Ce « temps du rêve » fait subtilement écho à celui que les Aborigènes d’Australie nomment tjukurrpa : une ère métaphysique précédant la création de la Terre, à laquelle l’on peut se reconnecter spirituellement pour appréhender le réel et en décrypter les signes…
Au début du siècle passé, à une époque où les machines de la virtualité ne régnaient pas, le temps des étés à la campagne coulait différemment pour les enfants. Parfois, il s’emballait, lors de courses folles et de cabrioles intrépides, d’explorations en pleine nature, de joyeux défis lancés. D’autres fois, il se blottissait dans des heures creuses, sans fantaisie, celles d’un ennui contagieux seulement entrecoupées par le houspillement des adultes. Il pouvait aussi se suspendre à la faveur d’une rêverie engourdissante, d’une échappée en soi. La perception du temps était d’autant plus aigüe.
C’est dans un contexte similaire que Billy passe ses vacances, entouré de sa fratrie et de ses cousins. Seul ou accompagné, il se débat à occuper ses journées : il repousse des grands fauves (aussi menaçants que le désœuvrement) au pied d’un châtaignier, guette les loups du haut d’une cabane aux fondations bancales, chasse paresseusement les papillons, dresse des chevaux et couvre de bijoux son épouse restée au bercail à élever des cochons d’Inde… Toutefois, la dynamique de l’amusement peine à s’enclencher : « Alors pendant deux jours seulement – mais cela nous parut affreusement long – il n’y eut rien à faire. Pas de projets, pas de grand jeu, les vacances se traînaient décidément, c’était terrible. » Jusqu’à ce que la tante Jeanne annonce à la marmaille en mal de divertissement que, le lendemain, ils iraient tous jouer à la Marêche, dans la ferme des de Rouvres.
Face à cette perspective, l’excitation égaye la soirée. Les souvenirs du lieu fréquenté jadis resurgissent et l’impatience emballe l’imagination : enfin, Billy fera la connaissance des voisins qu’on ne croise que furtivement le dimanche à la messe ! Et peut-être même approchera-t-il de l’étang gris au fond duquel un garçon du hameau des Granges s’était autrefois noyé, essayera-t-il une des montures de l’oncle Fred, s’exercera-t-il à la posture du crapaud sur les anneaux de la balançoire, enfourchera-t-il le vieux vélo rouge de Maud… Peut-être… Ou peut-être que tous ces possibles s’éclipseront dès qu’il croisera le regard d’Inngué, une petite fille de sept ans, au pouvoir d’attraction aussi énigmatique que la résonance de son prénom : « Ah, de suite, mon âme s’attache à elle. Elle cabriole en nous disant bonjour ; ce sont les mêmes traits trop fins que sa sœur, la même blondeur. Mais avec cela insaisissable, vif-argent, claire, rieuse, de suite un peu brutale, comme elles le sont souvent à cet âge où les possèdent, sans pouvoir s’équilibrer, les forces garçonnières. » L’enchantement amoureux opère immédiatement.
S’ensuit un après-midi rempli de chuchotements, de rires, de crâneries, de soleil, de cachettes, de transgressions, de dérobades, de vie. Qui se clôt par une séparation, prévue de courte durée, précipitant Billy dans des affres de tourments, de doutes et de désillusions. Car il est bien hâtif d’affirmer qu’enfance rime avec insouciance : « Est-ce bien le mien ce cœur brûlant de son poids trop lourd, et inconnu ? Est-ce bien à moi que se révèle soudain le spectacle d’un monde nouveau tout coloré d’une absence ? […] Il me semble que tout ce qui m’amusait jadis ne m’est plus d’aucun prix. Je suis précipité dans le rêve et la solitude, d’un seul coup. »
Ce n’est ni dans l’originalité des thématiques sondées (les évocations littéraires de l’enfance et du rêve sont légion), ni dans l’incarnation du style de Bauchau (qui est en devenir, d’une facture plutôt classique) que réside l’intérêt de ce bref roman. Il faut plutôt le chercher dans sa qualité impressionniste, au-delà d’un lyrisme candide et nostalgique. La nature vibre à l’unisson avec les états d’âme du protagoniste, et cette symbiose galvanise les descriptions des heurs et malheurs de Billy. Et quand la réalité est trop cruelle, quand le refuge dans la lecture n’est plus d’aucune consolation, il reste au jeune garçon l’évasion onirique, pont entre l’éveil et le sommeil. Car comme l’affirmait Tagore cité en exergue par Bauchau : « que le rêve est une réalité aussi importante que la vie »…
Samia Hammami