Un coup de coeur du Carnet
Pascal DE DUVE, Izo, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 280 p., 9 € ISBN : 978-287568-133-1
Ah ! Magritte ! Ses ciels bleus ! Ses jockeys paniqués galopant dans une forêt de quilles ! Ses énigmatiques bonshommes en chapeau boule et en long manteau sombre ! Que n’a-t-il inspiré de décors de roman ? De personnages-poèmes ? Que n’a-t-on usé et abusé de son nom pour expliquer en deux coups de cuiller à pot ce que serait, aurait été, notre « belgitude » ?
En 1989, Pascal de Duve sortait chez Lattès un premier roman, sobrement intitulé Izo. Le livre commence sous le ciel bleu, très magrittien, un bel après-midi d’été, à Paris, au jardin du Luxembourg. Izo est soudainement là, « tombé du ciel », dirait-on, « comme une goutte d’eau tiède d’avant l’orage », tout de noir vêtu, un chapeau melon visé sur la tête. Izo ne parle pas. Ne comprend rien de rien à ce qu’on lui dit. Ne comprend rien de rien à ce qu’on lui veut. Ne semble rien connaître des usages et des mœurs humains. Ne semble rien connaître du monde, de la pluie ou des oiseaux picorant le cuir de ses chaussures. Est de bonne composition pourtant. Suit sans rechigner le narrateur. Un homme intrigué par cet être pour le moins singulier. Hors norme. Hors du commun. Un homme qui l’installe dans la Suite Pompadour, à l’hôtel HÔTEL, gourbi infâme mais bon marché. Un homme qui le laisse là, la nuit, avec quelques cassettes, une méthode type « Assimil » pour apprendre les rudiments du français.
Un homme épaté, le lendemain, d’entendre son nouvel ami lâcher joyeusement, par cœur, oui oui, et sans accent, des tirades complètes – stéréotypées, certes, mais tout de même – directement tirées des cassettes audio. C’est qu’il a beau être une boîte vide, un individu littéralement venu d’ailleurs, coincé entre deux univers, Izo n’est pas qu’une béance. Izo, c’est d’abord une formidable « machine à apprendre », un appétit de comprendre, de partager, d’entrer en contact. Une formidable joie de vivre aussi. Curieux de tout. Toussotant d’aise au moindre plaisir. Moindre échange.
Un être assimilant jusqu’à l’absurde les règles de conduite, les normes humaines. Les idées aussi. Suivant jusqu’au bout leur logique. En tirant toutes les conséquences. S’intéressant à des riens qu’il collectionne avec ferveur : des monstres mous sortis tout droit d’œufs en plastique, les albums de Tintin, les dictionnaires, les petits parapluies chinois en papier que l’on fiche au sommet des glaces et des gâteaux, etc.
Tout cela pourrait, de nos jours, paraître futile. Naïf. Léger à lire. Trop fait pour rire. Distraire. Trop peu « sérieux », en tout cas, pour une époque, la nôtre, si rude et dure. Si peu encline à se laisser aller à pétiller. Considérer Izo sous cet angle pragmatique serait pourtant, je crois, passer à côté de son propos.
C’est que, plus qu’un roman, Izo est avant tout un conte philosophique. Une formidable bouffée d’oxygène. Un livre où l’on prend plaisir à suivre quelqu’un qui, littéralement, traverse le monde en dansant. Dans la joie. S’interrogeant, certes, dramatiquement sur le sens de la vie. N’hésitant pas à se fourvoyer – les pages où Izo embrasse les unes après les autres les religions puis le marxisme, puis les rejette, sont lapidaires, d’une rare lucidité et sans appel. Un livre où, mine de rien, Pascal de Duve rend toute sa place à l’imaginaire, à la rêverie, à l’affabulation. À l’incroyable puissance d’être que l’on ressent parfois à côtoyer des fictions. À écouter des musiques. À rêvasser. À réinventer le monde en agençant autrement, par des mots, des couleurs ou des images, quelques-uns de ses éléments – quitte à mentir, éhontément ! À la griserie qui peut parfois nous prendre aussi quand on se laisse transporter, quand on décide – consciemment ou pas – de traverser le monde les yeux et le cœur grand ouverts, comme on dit.
Avec Izo, Pascal de Duve nous aura en tout cas donné à lire un livre généreux. Qu’aurait-il pu nous donner encore si le sida ne l’avait emporté au début des années 90 ? Aucune idée. Nous restent de lui Izo, Cargo Vie et Orage de vivre, ouvrage posthume. Nous restent aussi l’un ou l’autre entretien, ainsi que le témoignage de Michel Robert, un de ses amis indéfectibles, dont quelques pages du journal sont reproduites en guise de postface à cette salutaire réédition d’Izo.
Nous reste encore cette folle et incompréhensible envie de sortir. De prendre l’air. D’arrêter de considérer les choses au ras-des-pâquerettes et avec gravité. Nous reste ce désir de sauter en l’air plutôt, comme Izo. D’y rester suspendu un instant. Cambré de surprise. De crier : Tonnerre ! Et de laisser la joie l’emporter. De tourner comme un fou sur nous-mêmes. D’effectuer, pourquoi pas ?, un tout petit pas de danse. Et de dire, pourquoi pas ?, à notre tour, « la rêvité, toute la rêvité, rien que la rêvité ».
Vincent Tholomé