Où l’on sent le sang qui monte dans les familles à collet monté

Un coup de coeur du Carnet

Geneviève BERGÉ, Les Chignons, Les Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2017

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Un jour, on devrait se mettre, à quelques-uns, quelques-unes, autour d’une table. Débattre ferme. Dresser la liste de nos OVNIS. Objets Verbaux Non (ou très peu) Identifiés. En faire une espèce d’anthologie. Pour sûr, personnellement, l’un des premiers livres que je poserais sur la table serait ce Les Chignons, de Geneviève Bergé, qu’Espace Nord – voilà une bonne nouvelle ! – réédite, ces jours-ci, agrémenté d’une excellente postface de Michel Zumkir.

Parce que, oui, faut pas avoir peur des mots : Les Chignons, c’est de la vraie, de la bonne, émouvante, fantastique, littérature « expérimentale ». Non que Geneviève Bergé y cherche à « renouveler les formes », non qu’elle y cherche à « bousculer les codes », à tirer ses lecteurs et lectrices vers, par exemple, plus de conscience des rouages du récit ou qu’elle transposerait dans ses fragments des façons de faire issues d’ailleurs, d’autres champs artistiques, « nouveaux médias », arts plastiques, musiques, danse, etc. Non. Tout cela n’est pas du tout le genre de Geneviève Bergé. Mais, simplement, parce que Les Chignons est le fruit d’une expérience. D’une tentative d’écriture qui a tout d’une navigation en haute mer. Dans la brume. Sans boussole. Sans radar. Simplement, aussi, parce que Les Chignons – et c’est tant mieux pour nous – a gardé la trace de cette errance. Nous propose à nous, ses lecteurs et lectrices, de plonger dans le bain. De retrousser nos manches. De nous laisser dériver au gré des fragments, des agencements, des agrégats hypersensibles proposés par l’autrice.

Je m’explique.

Au début des années 90, Geneviève Bergé décide de sauter le pas. D’arrêter de bosser à temps plein à la revue Indications. D’arrêter de n’écrire que des critiques littéraires. Ça fait dix ans qu’elle ne fait que ça. Bosser à temps plein. Écrire des critiques. Ce qu’elle désire : se coller à son tour au récit, à la poésie, à la fiction. Oui mais. Comment on fait ? Geneviève Bergé n’en sait rien. Elle s’y met. Et ça part dans tous les sens. Ça vient sans aucun ordre. Ça agence, agrège, des bouts d’enfance, d’imaginaire d’enfance, de sensations d’enfance, à des lectures faites à l’époque, contes de fée ou choses religieuses. Ça parle des hommes. Des femmes de la famille. Ça ne dévoile rien pourtant des « secrets de famille ». Ça n’est pas un règlement de compte. Ça se borne à s’écrire comme on imagine qu’un ou une enfant imagine. Ça fait vite beaucoup de pages. Un parfait bouquet. Un mélange, peut-être, de choses vraies et imaginées mais démêler ici l’invention et le réel n’aurait que peu de sens – je pense. Cela donne surtout des agrégats. Des agencements très personnels. Des bouffées de prose poétique. Quelquefois cruelles. Quelquefois angoissées. Toujours sur le fil. Des bouffées qui, comme le confie Geneviève Bergé à Michel Zumkir, auraient été écrites au petit bonheur, « en état second », en somme. Sans maîtrise. Sans contrôle véritable de l’autrice.

De sorte que Les Chignons est devenu un machin-bidule. Ne ressortissant d’aucun genre. Un OVNI donc. Tout à fait inactuel. Sans aucune référence explicite au « monde d’alors ». À son actualité. Aux événements qui déferlent. Un machin-bidule qui nous plongerait, nous, lecteurs, lectrices, dans le monde, disons, austère d’une famille où, probablement, les femmes portent de longues jupes droites, où, en tout cas, les chignons se portent de génération en génération, où le petit bon dieu a toute son importance, où l’ennui est capital, où, probablement, on lit et on relit mille fois les contes classiques. D’accord. Tout cela pourrait vite faire collet monté. Pourtant, ça bouillonne ferme, et pas qu’un peu, dans les têtes blondes. Ça imagine. Ça crée des lignes de fuite. Ça donne libre cours à des envies, à des pulsions joyeuses. Ça joue à se faire peur. À glisser, hop !, d’un coup, de l’imaginaire au monde réel. Ça vibre et ça s’amuse, quoi. Pour le dire en un mot : ça vit intensément. Comme chez n’importe qui. Dans n’importe quelle famille.

On n’entend plus les tramways derrière les arbres. Ni l’horloge du hall. La cuisine dort. Le sang monte. Maman est peut-être morte. Tante n’existe pas, ni la rue et ses volets de fer, ni les magasins de viande, ni les chiens. Il n’y a pas d’enfants, les loups rôdent, c’est la forêt, les marmites attendent. Une sorcière allume un feu dans sa maison de sucre. Le cartel piétine sur la cheminée, tic, tic, tac, un clou, deux clous, trois clous. Trois clous dorés. Pas bonne mine, avec sa tête brisée. Depuis des siècles qu’il pend, doux Jésus, il n’a plus vraiment peur des serpents, mais Tante, ces clous, ça la rend nerveuse. C’est joli pourtant, et ça brille.

Bien sûr, on pourrait trouver, à ces Chignons, des petits frères ou des petites soeurs. De lointains ou proches cousins. Les OVNIS, tout aussi hors normes puissent-ils paraître, ne naissent pas d’eux-mêmes. À juste titre, Michel Zumkir rapproche, par exemple, nos Chignons des fictions de Savitzkaya. Même façon d’animer l’enfance. De nous la rendre palpable. En plongeant, littéralement, dans les matières du monde. En brassant la langue. Lui faisant, sans crier gare, sauter d’un état de conscience à un autre. D’une strate de réalité à une autre. Même façon de graviter, obstinément, autour de quelques « figures », quelques « motifs ». Etc. N’empêche. Relire Les Chignons quelques vingt-cinq années après sa parution reste une expérience unique. Un plaisir fou de lecteur.

Excellente chose, donc, de nous les remettre ainsi sur la table. Excellente chose, donc, que de s’y perdre à nouveau.

Vincent Tholomé