Le fantastique, substantif féminin

Anne RICHTER, Les écrivains fantastiques féminins et la métamorphose, préface de François Ost, éditions de l’Académie royale de Belgique, coll. « L’Académie en poche », 120 p., 7 €/ePub : 3.99 €, ISBN : 978-2-8031-0589-2

richterIl suffit de cent pages exactement à la Femme de Lettres Anne Richter pour nous convaincre que le fantastique n’est pas l’apanage d’auteurs mâles, et ce même s’il se rencontre moins d’occurrences d’œuvres y appartenant qui soient signées par des écrivaines. L’essai tient cependant moins de la démonstration que de la déambulation : les rayons de la bibliothèque dans laquelle nous convie Anne Richter – cicérone des plus autorisés, la quatrième de couverture en atteste – sont en effet jalonnés de noms et de titres à redécouvrir par qui prétend embrasser le genre dans un spectre large.

Dès l’introduction, la polémique surgit : selon certain-e-s, souligner les spécificités d’une veine de la création littéraire en l’identifiant au sexe dit « beau », c’est tout bonnement réactiver l’idée, honnie depuis la somme de Simone de Beauvoir, de nature féminine. On pourra discuter, et sans doute à l’infini, de ce point ; il n’empêche qu’il faut saluer l’audace d’Anne Richter à interroger une telle vision, non seulement parce que cette salutaire démarche prémunit de toute « dogmatisation », mais surtout parce que l’approche nuancée, fût-ce des meilleures idées, est toujours facteur d’enrichissement.

Et quoi de plus pertinent que de se placer sous l’égide de l’immense Virginia Woolf pour entamer le débat ? Dans l’introduction, une anecdote parlante nous est rappelée à propos de la créatrice du fascinant Orlando :

[…] ayant été invitée à parler des femmes et du roman devant les étudiantes des grands collèges féminins à Cambridge, Virginia Woolf défendit la nature féminine, déclarant qu’il était temps que les femmes cessent d’écrire ainsi que le veulent les hommes, c’est-à-dire “comme parlent les dames, pour donner du plaisir”. […] Que les hommes cessent donc d’être le “parti adverse”, assure la romancière. Que les femmes se montrent capables non seulement de sentir la réalité de toute la force de leur intuition et de leur imagination, mais aussi de la comprendre, de toute leur intelligence.

Prendre en compte d’emblée ce postulat d’une sensibilité féminine particulière, c’est se préparer à goûter au mieux les micro-analyses, tout en finesse et s’éclairant mutuellement « par contrastes », consacrées ici à une dizaine de « fantastiqueuses » plus ou moins connues. Jouant sur l’ambivalence du terme « nature », Anne Richter choisit de suivre un thème conducteur qui passe à l’exact mitan sémantique du terme, celui de la métamorphose en animal. On connaît bien entendu celle dont se voit affligé le pauvre Grégoire Samsa, gigotant des pattes et des mandibules au saut du lit. Anne Richter y ajoute celles que mettent en scène Thomas Owen dans Père et fille et Julio Cortazar dans Axolotl, afin de positionner ces paradigmes en contrepoint de sa sélection. Car

les hommes et les femmes imaginent leur métamorphose en animal comme une aliénation, mais ils ne placent pas l’autre et le moi au même endroit. Pour la femme qui se sent prisonnière au sein de la condition humaine, l’animalisation est une délivrance : elle s’y reconnaît et s’y abandonne avec reconnaissance. A contrario, l’homme qui subit la même transformation conçoit celle-ci comme une aliénation dégradante, il se raccroche à son humanité comme à une épave, il lutte avec acharnement contre la marée oppressante des grandes mutations. 

La métamorphose comme miroir où l’on se réfléchit, comme révélation de soi, donc… Arrive-t-il rien d’autre à la troublante Anna Kavan dans son mythique L’Oiseau qui es-tu ? de 1963, au personnage de l’anxiogène L’Amateur d’escargots de Patricia Highsmith ou encore à la narratrice « de l’irritant, du déplaisant » mais du génial Truismes de Marie Darrieussecq ?

Avant d’aboutir à ces textes plus contemporains, Anne Richter aura pris soin de rebrousser chemin jusqu’à celles qu’elle qualifie de « devancières » du genre. Les pages qu’elle dédie notamment au cas George Sand communiquent une irrépressible envie d’aller voir ailleurs que du côté de La Mare au diable ou de La Petite Fadette, pour découvrir l’Essai sur le drame fantastique, où Sand défendait cette conception éminemment moderne (nous sommes en 1839 !) : « [le fantastique] n’est ni en dehors ni en dessous de la réalité, […] il est au fond de nous ». Dans son chapitre central, passage en revue de quatre versions de La Belle et la bête, Anne Richter prend soin d’évoquer la romancière belge Monique Watteau, à l’œuvre atypique, et dont L’Ange à fourrure (1965), roman où se mêlent affirmation de l’animalité et quête de la pureté, est lui aussi à redécouvrir.

François Ost, préfacier de l’ouvrage, a ces mots très justes : « Astucieuse Anne Richter qui s’est omise du tableau des conteuses de l’étrange qu’elle nous livre ; elle est bien présente pourtant, qui tire les ficelles en coulisse. » Grâce à cette profonde familiarité avec son sujet, mais humblement tue, qu’elle conjugue à une érudition parfaite, Anne Richter dépasse le stade de l’inépuisable querelle autour du « genre » pour se situer dans la sphère de la littérature, partant de la qualité. Encore un mot féminin…